Ainsi parlait Iwata-San[1] (abrégé par la suite Iwata-San)est un livre recueil sorti en 2021 réunissant de nombreuses conversations avec Satoru Iwata, président de Nintendo entre 2002 et 2015, année de son décès. J’ai eu l’opportunité de le parcourir car si, en 2015, je n’avais pas été marqué par l’annonce de son décès, Satoru Iwata est devenu un personnage clef dans le cadre des recherches académiques que je mène sur les Mothertales. De fait, il était incontournable pour moi de lire ce recueil. Cette note de lecture permet alors de réunir quelques pensées que j’ai eues suite à sa lecture.
Paradoxes éditoriaux de l’homme providentiel mais humble, ou l’inverse
Sous-titré «conversations avec Satoru Iwata. Le légendaire président de Nintendo», l’ouvrage est paradoxal. D’un côté, nous avons un recueil de pensées et de propos qui semblent sincères et qui transmettent l’idée qu’Iwata était une personne particulièrement humble à l’égard de ses compétences. De l’autre, le travail d’éditorialisation de la part de Hobonichi, société de Shigesato Itoi, et les diverses traductions mettent le personnage sur un piédestal. Ce paradoxe est d’ailleurs très clairement identifié dans l’ouvrage puisqu’àprès avoir énoncé que «M. Iwata était un homme à la fois très sincère et cohérent» (p.7), la rédaction écrit : «M. Iwata lui-même n’avait jamais souhaité publier d’ouvrage de son vivant. Aussi, bien que nous ayions l’intime conviction que ce livre répond à une demande, actuelle et future, de réunir ses dires, nous devons reconnaitre qu’il s’agit là d’une décision arbitraire de notre part» (p.9).
Si je note ce paradoxe aussi fortément, c’est en raison de deux récentes lectures. En parallèle, je lis actuellement Une Histoire du jeu vidéo en France (Blanchet, Montagnon, 2021) dont l’un des argumentaires principaux pour leur recherche a été de sortir des cadrages idéalisant les acteurs du milieu du jeu vidéo. Dans un séminaire de lecture organisé par Mathieu Demory et Gabrielle Lavenir pour l’OMNSH, Alexis Blanchet expliquait sa démarche par le faite de vouloir sortir des histoires du jeu vidéo qui finalement tendaient à présenter les créateurs et créatrices (en l’occurence, particulièrement des hommes) comme des figures héroïques. Ce faisant, Blanchet faisait explicitement référence au travail notable de Marion Coville lorsqu’en 2014, elle écrivait :
la figure hégémonique du créateur (masculine, blanche, occidentale, hétérosexuelle) et sa pratique (chronophage et sacrificielle) se retrouvent en partie dans les représentations du joueur et du héros de jeu vidéo, et donnent lieu à une image homogène évacuant les pratiques alternatives. Cette figure et ces représentations sont l’expression d’un imaginaire collectif et participent à l’écriture d’une « version particulière et hégémonique de la culture du jeu vidéo, possédant son origine propre et ses mythes, ses pères fondateurs et ses producteurs et consommateurs préférés voire idéalisés »[2]. (Coville, 2014)[3]
De fait, Iwata-San se situe dans cet entre-deux : d’un côté une héroïsation du personnage à travers un travail d’éditorialisation de ses propos et de l’autre, des textes qui dans leurs individualités sont d’avantage porteur d’une parole humble et d’une vision stratégique d’entreprise avec malheureusement une extrapolation qui n’explore pas en détail les réalités pragmatiques du quotidien du milieu professionnel du jeu vidéo.
Cependant, une fois cette précaution de lecture mise en place, le livre se retrouve plaisant à lire et suit un découpage typique de ce à quoi nous pourrions nous attendre en ouvrant les mémoires d’un patron d’entreprise : rapide biographie, le leadership, la personnalité, la façon dont Iwata est perçu, sa vision des jeux vidéo et enfin, deux témoignages de proches : Shigeru Miyamoto et Shigesato Itoi. Encore une fois émerge le paradoxe déjà mentioné dans cette note. Nous avons là une histoire racontée par «les Grands Hommes», expression classiste utilisée ici pour constater la façon dont le milieu du jeu vidéo fait émerger des figures providentiels là où il n’y en a pas, ce qui est d’ailleurs une observation que Satoru Iwata fait également. Par exemple, il énonce : « s’il y a bien une chose que je peux affirmer, c’est que les Zelda n’ont jamais été le fruit de l’imagination d’un seul individu. Les idées naissent de l’esprit de plusieurs personnes, elles sont échangées» (p.141). C’est l’un des propos qui contraste avec certaines communautés de réception qui mettrait Shigeru Miyamoto comme «homme providentiel»[4] de Nintendo.
humilité, respect des collègues & respect des audiences
A travers l’ouvrage, quelques apprentissages semblent tout de même émerger pour une personne dirigeant des équipes ou des studios. Tout d’abord, le bonheur comme philosophie directrice pour les salariés et pour les audiences. Ce bonheur, symbolisé par l’usage du mot dans sa version anglaise, «happy», proposée par Itoi, semble définir le personnage d’Iwata dans ses intentions. On apprend qu’il effectuait à sa prise de poste de HAL Laboratory deux entretiens par an avec chacun de ses salariés (p.27) et semblait vouloir mettre leur parole au coeur de la discussion.
A ce sujet, il semble avoir été particulièrement inspiré par Shigesato Itoi pour ce qui est relatif à la notion de Respect des collègues en entreprise. Il dit : «La première fois que j’ai vu M. Itoi – de plus de dix ans mon ainé – converser respectueusement avec des gens sachant faire une chose que lui ne savait pas, je me suis dit ‘‘Quelle classe, moi aussi je veux devenir comme ça.’’ M. Itoi était simplement ému, il avait un profond respect pour ces gens, sans pour autant que cela paraisse extraordinaire» (Iwata, 2021, p.57). Cet idéal de respect à l’égard de ses collaborateurs et collaboratrices traverse l’ouvrage et par moment, cela en devient presque galvanisant : «c’est la raison pour laquelle, au sein d’une entreprise, chacun doit confier à ses collègues les tâches dont il n’a pas la responsabilité, s’en remettre à eux, et à se préparer à accepter le résultat final» (p.56). C’est aussi par rapport à ces propos qu’Iwata développe une certaine vision de ce qu’il appelle un talent : une «’’capacité à trouver sa propre récompense’’. Selon moi, être talentueux, c’est ressentir l’excitation de l’accomplissement plutôt que simplement accomplir. C’est posséder en soi un genre de circuit de découverte des récompenses.» (p.72)
C’est aussi par le prisme du respect et du bonheur qu’Iwata oriente sa vision et sa conception de ce à quoi doivent aspirer les jeux vidéo. Tout d’abord critique à l’égard des distinctions entre joueur·euse·s occasionnel·le·s et passionné·e·s, il rappelle que « les gens qui adorent les jeux vidéo, qui sont doués, ont eux aussi été des joueurs occasionnels à un moment donné» (p.133). Tout cela fait écho à la stratégie de Nintendo de donner accès aux jeux vidéo à des personnes non-joueuses. Cette stratégie, qui souffre également de nombreux défauts lorsque l’on intègre des questions d’accessibilité, a émergé dès le développement de Earthbound (1994) dont le texte publicitaire était : «les grands comme les petits, et les jeunes femmes aussi», texte qui peut être tout à fait discutable aujourd’hui. L’objectif de cet «élargissement des joueurs et des joueuses» pour Iwata n’a jamais quitté la stratégie de Nintendo d’où l’explication de certains détails comme l’appellation de la Wiimote ou télécommande Wii. Derrière cet appellation, l’intention était de rendre une manette aussi naturelle qu’une télécommande de télévision. Au fond, la démarche de Nintendo, toujours criticable, semble avoir toujours été d’oeuvrer à la démocratisation des jeux vidéo, surtout lorsqu’il s’agit de trouver de nouvelles audiences pour ce média.
Conclusion : Iwata-San était probablement sympathique
Sous une lecture plaisante, en compagnie d’un personnage sympathique, se trouve un ouvrage qui distille une certaine perception du jeu vidéo et de son milieu. Si les messages clefs comme le respect, le bonheur ou d’autres non évoquées ici comme la définition d’une idée comme solution à plusieurs problèmes, sont en somme toutes basiques, les lire dans cet ouvrage est un rappel qui n’est pas déplaisant. Ce que l’on peut regretter malgré tout, c’est un nouveau paradoxe qui se retrouve dans la prises de risque de Nintendo au travers de son histoire, et la non prise de risque dans certains propos qui auraient mérité à être plus explorés.
«L’essence même du développement d’un jeu vidéo est constituée de choix, de dilemmes et d’un jeu ‘‘diplomatique’’ entre les différents éléments. En outre, dans les productions d’aujourd’hui, les axes de développement sont multiples. Il faut toujours ‘‘ajouter, ajouter, ajouter…’’ de nouvelles choses, ce qui fait qu’à terme on étouffe un peu» (Iwata, 2021, p.140).
Voilà le genre de propos qui auraient gagné à clairement être développés, surtout lorsque l’on commence à interroger les rapports de force dans la production d’un jeu[5].
Ultimement, nous avons-là un recueil simple, facile à lire, véhicule de certaines idées mais aussi d’une certaine frustration pour celui ou celle qui aimerait avoir plus de détails. L’imprécision qui traverse l’ouvrage se rajoute à cela. Cependant, c’est aussi pertinent pour celui ou celle s’intéressant à l’histoire de Nintendo, à condition de tenir compte des critiques énoncées ici et futures. ■
Esteban grine, 2021.
[1] Iwata, S., Collectif Hobonichi, (2021). Ainsi parlait Iwata-San. Mana Books.
[2] « A particular hegemonic version of game culture complete with its own origin and myths, founding fathers and idealized or prefered producers and consumers ». Cf. John Dovey et Helen W. Kennedy, « From Margin to Center: Biographies of Technicity and the Construction of Hegemonic Games Culture » dans Patrick Williams et Jonas Heide Smith (dir.), The Players’ Realm : Studies on the Culture of Videogames and Gaming, Jefferson, McFarland Press, 2007, p. 131-153, p. 131 (traduction par l’auteure).
[3] Coville, M. (2014). Créateurs de jeux vidéo et récits de vie : La formation d’une figure hégémonique. Revue française des sciences de l’information et de la communication, 4, Article 4. https://doi.org/10.4000/rfsic.763
[4] Garrigues, J. (2012). Les hommes providentiels: histoire d’une fascination française. Seuil.
[5] Et on peut renvoyer notamment aux travaux de Callon et Latour.
Borraz, O. (1990). La science est-elle une sociologie ? À propos des travaux de B. Latour et M. Callon. Politix, 3(10), 135‑144. https://doi.org/10.3406/polix.1990.2131