Ces auteurs de jeux vidéo – Lettre Ouverte à Jonathan et Phil

Bonjour Jonathan, Phil, ou bonsoir, à l’heure à laquelle vous lisez peut-être cette lettre.

Je vous écris pour vous dire qu’à travers vos jeux respectifs, je vous aime. Je pense de temps en temps à la façon dont la communauté vous considère et je trouve sincèrement dommage qu’elle refuse de voir en vous deux personnes remarquables et humbles. Phil, vous avez été parfois dur avec certains de vos propos. Ces phrases malencontreuses ont été amplifiées pour vous faire passer comme quelqu’un de prétentieux, pédant et désagréable. Jonathan, les gens vous prennent pour un perfectionniste terrible qui pense être le meilleur du monde, en tout cas, bien supérieur aux autres développeurs.

Je n’y crois pas. Je n’arrive pas à concevoir les créateurs de FEZ et de The Witness comme des personnes prétentieuses et pédantes. Ces deux jeux m’ont tellement bouleversé dans leur humanisme et dans le respect dont leur game design fait preuve à l’égard du joueur. Pour cela, je n’arrive pas à croire les propos de certaines personnes à votre égard. Certes, les séquences retenues dans le film Indie Game : The Movie ne vous mettent clairement pas en valeur. Je pense que cela a joué contre vous car étant donné la visibilité du film auprès du public et les séquences choisies, c’est un peu comme si vous étiez devenus les bêtes à abattre, un peu comme les vilains petits canards indépendants. Les vidéos sur youtube analysant uniquement ces quelques propos ne manquent pas et c’est dommage. C’est dommage car la communauté, si tant est qu’elle existe, réduit votre travail en avançant des arguments ridicules par rapport à certains de vos comportements, qui avouons le, auraient pu être ceux de n’importe qui.

FEZ est un jeu incroyable, avec de nombreux niveaux de lectures mais dès que l’on avance ses qualités, les réponses que l’on obtient sont : « oui mais Phil Fish, je ne l’aime pas ». The Witness est pour moi le jeu de 2016. Celui qui a été le plus remarquable, celui qui s’est imposé comme allant de soi. Je ne me suis jamais autant senti respecté en tant que joueur, pourtant, lorsque l’on commence une discussion à son sujet, on se retrouve avec des : « oui, mais Jonathan Blow, je le trouve un peu trop prétentieux » ou des « je me sens idiots lorsque je joue à The Witness« . Tout cela, c’est dommage, c’est dommage que certains médias vous aient décrit comme des personnes peu fréquentables alors que vos travaux respectifs semblent être ceux de deux personnes dont l’humanité et l’humilité transpirent dans le game design.

Phil, Jonathan, j’éprouve un amour sans fin pour vos jeux, j’avais besoin d’écrire mon regret quant à la façon dont certains peuvent vous considérer, sans vous connaitre, au fond. Dire que l’on est capable de vous connaitre uniquement à travers les quelques interviews disponibles de vous serait d’une prétention terrible et à ce jour, j’estime que la seule façon de vous comprendre est de jouer et d’analyser vos jeux respectifs. Ni plus, ni moins. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Susciter la réflexivité par les mécaniques ludiques

Bonjour à tous, voici l’introduction de mon article publié dans la revue « Le Pardaillan ». Vous pouvez lire les premières lignes ici. Je vous invite aussi à commander la revue pour avoir accès à plein d’articles passionnants sur les jeux et les jeux vidéo ou venir me demander l’article sur Twitter ou Discord. Votre achat permettra de soutenir la jeune recherche francophone 🙂

 

Giner, E., 2017, Inciter à la réflexivité par les mécaniques ludiques : une analyse comparée de The Witness, Undertale et The Beginner’s Guide, Le Pardaillan, Paris.

Dans une lettre ouverte à un ami, j’exprimai les réflexions que j’ai eues à l’issue de plusieurs sessions sur le jeu « Papers, Please » (Pope, 2013). Ce jeu évoque la « banalité du mal » (Arendt, 1963) sous son esthétique soviétique et sa critique des anciennes autocraties de l’Europe de l’Est. Nous y incarnons un agent gouvernemental chargé du contrôle des immigrants. Ces derniers doivent présenter un certain nombre de papiers requis par notre hiérarchie et nous avons le choix de les laisser passer ou de les en empêcher en totale connaissance de cause [2]. L’intérêt du jeu réside principalement dans le fait qu’au fur et à mesure de la progression, les règles établies par nos supérieurs vont se faire plus nombreuses, contradictoires d’un jour à l’autre, changeantes au gré des envies. Ce jeu nous propose de ressentir ce que nous aurions pu vivre à ce type de métiers et dans ces régimes politiques. Son discours se rapproche des résultats obtenus par l’expérience de l’expérience de Milgram [3]. L’une des conclusions que peuvent tirer les joueurs de Papers, Please est que même si l’autorité est considérée comme amorale et que ses décisions entrent en conflit avec le système éthique de ses salariés, ces derniers les appliquent malgré tout. Ce message pessimiste mérite d’être considéré : il est possible de tirer des conclusions éthiques quotidiennes d’un simple jeu. Pour arriver à cette réflexion, il a fallu observer notre comportement dans le jeu, nous en distancer puis raccrocher cela à notre réalité, ce qui demande un certain effort de réflexion qui peut être complexe lorsqu’immergés dans notre expérience de jeu. Il s’agit ainsi d’opérer une distanciation du jeu et de l’immersion qu’implique l’activité ludique. L’objectif de ce papier est donc de montrer comment les jeux vidéo parviennent à susciter la réflexivité chez les joueurs et les joueuses et à l’orienter vers ce qu’ils vivent dans leur vie quotidienne.

Cette brève introduction permet d’illustrer ce que cette audience peut vivre. Les joueuses [4] effectuent des allers et retours entre les expériences qu’elles vivent dans le cadre d’un jeu vidéo et des situations de non-jeu. Bien que les représentations des jeux comme des expériences déconnectées de tout ce qui ne fait pas le jeu (Huizinga, 1936 ; Caillois, 1958) restent encore des références dans la façon de les conceptualiser, les joueuses ni vivent pas forcément aussi clairement cette distinction théorique. Le lieu et le moment dans lesquels peut émerger l’acte de jouer est d’ailleurs sujet à de nombreuses discussions. Ainsi, dire aujourd’hui qu’une joueuse ne joue et ne pense au jeu qu’à l’intérieur d’une aire intermédiaire d’expérience (Winnicott, 1975), entre le rêve et la réalité, n’est plus suffisant. Henriot, notamment, note notre incapacité à nous accorder sur une délimitation du jeu :

Le jeu continue d’apparaitre et de se détacher sur fond de non-jeu. Il y a certes, de plus en plus de choses auxquelles on se déclare prêt à attribuer le statut de jeu ; mais il en existe encore beaucoup d’autres que l’on se refuse à prendre pour telles. On n’en est pas encore à parler de jeu à propos d’une grève de la faim qui se prolonge. Cela viendra peut-être (Henriot, 1989, p. 63).

Plutôt que de penser le jeu comme un espace cloisonné, il est plus intéressant de le représenter comme un espace dont les frontières poreuses permettent à une joueuse en train de jouer de se questionner sur les actions qu’elle effectue dans le cadre du jeu mais aussi faire des allers et retours entre son expérience de jeu et sa propre réalité quotidienne :

We cannot say that games are magic circles, where the ordinary rules of life do not apply. Of course they apply, but in addition to, in competition with, other rules and in relation to multiple contexts, across varying cultures, and into different groups, legal situations, and homes (Consalvo, cité par Barnabé, 2015).

Ainsi, le jeu prend une dimension de métacommunication dans laquelle une joueuse réfléchit plus ou moins sur ses actions et dans laquelle elle met en relation de manière complexe l’ensemble de ses expériences vécues dans et en dehors du jeu. Ce sont donc ses allers et retours qui font la dimension réflexive du jeu. La réflexivité est posée par Bateson comme une condition nécessaire à l’émergence du jeu. Une situation ou un objet ne pourraient être reconnus comme ludiques « que si les organismes qui  s’y  livrent  sont  capables  d’un  certain  degré  de métacommunication, c’est-à-dire s’ils sont capables d’échanger des signaux véhiculant le message : »un jeu » » (Bateson, cité par Barnabé, 2015). Cependant, s’il semble y avoir un accord général sur la portée réflexive des jeux, a fortiori des jeux vidéo, encore peu de travaux définissent la réflexivité dans sa complexité ni la façon dont le game design suscite la posture réflexive (et sa portée) chez les joueuses. Il s’agit donc d’élaborer quelques pistes permettant de conceptualiser la réflexivité offerte par le jeu vidéo. D’abord, nous définirons la réflexivité dans le cadre des jeux vidéo, pour voir ensuite comment le rythme ménage des moments propices à cette attitude. Enfin, nous évoquerons l’importance des métaphores expérientielles dans l’orientation d’une démarche réflexive. Pour cela, nous proposerons des éléments d’analyse à partir des jeux The Witness¸The Beginner’s Guide et Undertale. ■

Esteban Grine, 2017.

Et la suite ?

Je ne diffuse pas pour l’instant l’article de manière totalement libre, par contre, je peux le transmettre sur demande. Pour ce faire, vous pouvez me contacter sur Twitter. Une autre façon de se procurer mon article est d’acheter le numéro 2 de la revue « Le Pardaillan » qui propose un excellent dossier sur le jeu et le jeu vidéo. Vous y trouverez notamment un passionnant article sur les relations entre Zelda et The Binding of Isaac, un article sur le jeu dans « le club des 5 », un autre sur les adaptations vidéoludiques de Dragon Ball et tout cela se trouve ici :

http://lataupemedite.michelzevaco.com/index.php/catalogue-le-pardaillan/?SingleProduct=7


[1] Giner, E., « “Paper, Please”, le racisme systémique et la banalisation de la Terreur – Lettre Ouverte », chroniquesvideoludiques.com, consulté le 28/02/2017, URL : http://www.chroniquesvideoludiques.com/la-banalisation-de-la-terreur-lettre-a-damastes/

[2] Chaque erreur dans le jeu est punie. Lorsque l’immigrant présente l’ensemble des pièces nécessaires, nous devons le laisser passer et lorsque ce n’est pas le cas, nous devons les en empêcher.

[3] Menée dans les années 1960, cette expérience avait pour objectif de tester le rapport à l’autorité des individus et notamment leur degré d’obéissance face à une autorité qu’ils considèrent légitime.

[4] A partir de ce moment, nous préférerons l’usage du féminin pour faire référence à l’ensemble des joueurs et joueuses.[/fusion_builder_column][/fusion_builder_row][/fusion_builder_container]

Le protocole des Sessions Innocentes

Les Sessions Innocentes sont une série que j’ai démarrée le 19 mars 2017 et qui s’inscrit dans le cadre de mes recherches. Pour mes travaux, j’ai besoin de réunir des données sur des personnes jouant à des jeux vidéo. Je m’intéresse particulièrement aux enjeux pédagogiques des jeux vidéo qui ne sont pas forcément prévus pour cela. Ainsi, j’exclue de mon corpus tous les serious games pour me concentrer principalement sur les jeux expressifs. Les jeux expressifs sont un méta-genre vidéoludique qui se concentre plutôt sur le ou les discours des jeux vidéo. Le concept a débord été développé par Sébastien Genvo (2013, 2016) et inspira d’autres notions comme par exemple les « jeux du réel », concept utilisé par certains développeurs. Si ces jeux n’ont pas pour volonté de convaincre le joueur, mais plutôt de lui faire ressentir une expérience (de vie par exemple), alors, ces jeux rentrent dans la définition que je donne des concepts.

Ainsi, afin de tester les différentes hypothèses que je développe, je mets en place plusieurs terrains de recherches dont un : les sessions innocentes. Celles que vous pouvez voir sur ma chaîne me permettent de travailler ma méthode de recherche qui s’inspire globalement du thinking aloud protocol. Je demande à mes participants de formuler à l’oral tout ce qu’ils voient et ce qu’ils font. L’objectif de cette méthode est de les forcer à adopter une posture réflexive : ils analysent leurs comportements en même temps qu’ils agissent. Aussi, ces vidéos  me permettent de constituer ce que l’on appelle un « corpus exemplatoire ». Cela signifie que de base, j’assume de ne pas réunir un échantillon représentatif de quoi que ce soit mais que les éléments le constituant me permettront d’illustrer mes propos lors d’une réflexion hypothético-déductive (dans ce type de réflexions, j’émets un ensemble d’hypothèses que je solidifie avec des exemples). Cette méthode peut faire émerger certains biais cognitifs, c’est pourquoi je fais très attention lorsque je l’emploie.

Suite à la publication de la première session innocente, j’ai eu de très nombreux retours positifs dont certaines personnes qui proposaient de réaliser elles-mêmes ce type de vidéo, me servant ainsi de matière première pour mes recherches. J’en suis extrêmement heureux, c’est génial de montrer que la communauté (si elle existe) s’intéresse aussi à des personnes qui ne jouent pas, ou très peu à des jeux vidéo. Cependant, il faut aussi que ces vidéos soient réalisées avec une certaines méthodes pour qu’elles soient pertinentes. C’est pourquoi dans cette article je vais développer la méthodologie que j’applique et qu’il faudra reproduire ainsi que des éléments techniques à destinations des futurs réalisateurices.

Méthodologie d’entretien

Les sessions innocentes sont des entretiens semi voire non-directifs menés en observation participante. C’est-à-dire que la personne qui mène l’entretien n’influence pas la direction de l’entretien en fonction d’un thème précis. Il est uniquement là pour observer et relancer la personne qui joue, éventuellement pour approfondir la pensée du ou de la joueuse. Voici un petit guide de la façon dont il faut mener l’entretien

  1. Installer le matériel
    1. s’il s’agit d’un jeu sur smartphone, il faut filmer l’écran du smartphone avec une caméra ou un appareil photo de sorte à aussi voir les gestes effectués, les mains.
    2. Idéalement, une deuxième caméra est installée de sorte à aussi filmer le visage de la personne. Si cette dernière refuse d’être filmée, il ne faut conserver alors que la caméra filmant les mains et les actions du ou de la joueuse.
    3. Pour tout autre jeu, idéalement, il faut une captation de l’écran de jeu. Vous pouvez en faire des simples avec des outils comme OBS ou encore Fraps bien que j’ai clairement une préférence pour OBS.
    4. L’ensemble des captations doivent être au minimum en 720p (soit un cadre de 1280 par 720p).
  2. Démarrer l’enregistrement.
  3. Énoncer clairement les consignes et s’assurer que le ou la joueuse les ait bien comprises. Les consignes sont les suivantes :
    1. « Tu/vous doit/devez énoncer tout ce que tu/vous vois/voyez à l’écran. »
    2. « Tu/vous doit/devez énoncer tout ce que tu/vous fais/faites. »
  4. A aucun moment vous ne devez prendre l’initiative sur la prise de parole.
  5. Vous avez le droit d’aider le ou la joueuse mais uniquement sur sollicitation de ce ou cette dernière.
  6. Vous ne devez jamais influencer l’itinéraire du ou de la joueuse, c’est lui ou elle qui a la manette (ou le clavier), vous ne devez jamais indiquer les objectifs à suivre. Si le ou la joueuse vous questionne sur un élément et son utilité, vous pouvez lui répondre. Cependant, vous devez d’abord lui demander si elle comprend ou pas cet élément. A l’issue de sa réponse, vous pouvez lui demander si elle souhaite que vous lui expliquiez totalement l’élément, si il ou elle répond par l’affirmative, alors, seulement, vous pouvez lui expliquer l’élément concernant (dans tous ses détails).
  7. A la suite de la session, vous pouvez tenir un entretien avec le/la joueuse afin de la questionner sur son/ses comportements. Une bonne façon de procéder, par exemple, est de lui recontextualiser une action qu’elle a faite puis de lui demander pourquoi elle l’a faite.
  8. Une fois que vous avez récupéré l’ensemble des rushs, il faut que vous fassiez le montage de la vidéo finale. Celle-ci doit montrer l’écran du/de la joueuse et sa personne en train de jouer de manière synchronisée. Je vous conseille, au début de l’enregistrement, de faire un clap. Je créerai peut-être un jingle que je mettrais à disposition de la communauté pour que vous puissiez l’utiliser avec la charte graphique des SessionsInnocentes ainsi que vous inclure en tant que créateur dans le cadre du projet élargi 😀

La Charte Graphique

J’utilise la police « Lato » pour les titres, principalement ses variantes, « light » et « black ». Je vous invite à utiliser les intros suivantes pour vos vidéos :

Vous pouvez les télécharger ici : liens des sources

Et après ?

Vous avez une totale liberté sur le titre de votre vidéo bien sûr mais je vous demande d’ajouter le  » – Session Innocente « . Aussi, je vous prie de bien vouloir ajouter un lien vers ma chaine youtube ainsi que vers mon site chroniquesvideoludiques.com car, mine de rien, cela me ferait plaisir et gagner en visibilité (concernant ce projet). Une fois que vous avez publié votre vidéo, contactez moi via Twitter (@EstebanGrine) ou Discord (celui de la revue LCV) pour me signaler son existence et je tâcherai de constituer une base de données de toutes les Sessions Innocentes (sous la forme d’un recueil sur le site) 😀

N’hésitez pas à me poser des questions si il persiste une zone de flou dans les commentaires de cet article. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Lancement du Premier Recueil sur LCV !

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau.

PROUST Marcel, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 140-145

Souvenirs Heureux et Madeleines Vidéoludiques – Recueil #1

Lorsque Nathan Drake (Uncharted 4) dépose le dossier d’une épave assis à son bureau dans son grenier, les joueurs peuvent ressentir une certaine nostalgie exprimé par ce personnage. Cette nostalgie fait référence aux souvenirs qu’il a de ses aventures passées. En se levant, les joueuses et joueurs peuvent alors contrôler Nathan et explorer son grenier. On peut interagir avec des objets qui se trouvent être des secrets des précédents opus de la série. Le message est ici très clair. Le game design aligne les souvenirs de Nathan avec ceux du joueur. On retrouve dans cette séquence ce qu’a pu ressentir Proust en croquant dans ses si célèbres madeleines​ : un objet, de la vie, déclenche avec émotion un souvenir d’un moment vécu. Ce qui nous intéresse avec cette séquence d’Uncharted, c’est la façon dont les développeurs se sont saisi de ce moment pour illustrer le souvenir d’expériences vidéoludiques passées. Le premier objet que l’on peut ramasser dans ce grenier est une pièce en or, la même pièce que le joueur trouve dans la première aventure de Nathan Drake. Mieux, il s’agit du premier secret à découvrir du jeu.

Le lien que suscite le jeu est alors extrêmement fort. En alignant les souvenirs de Drake à ceux des joueurs, au bon moment, le game design suscite immédiatement une relation très fort entre le joueur, son avatar et les aventures communes, vécues ensemble. Mais ce n’est pas tout, lorsque le joueur saisi les différents objets, il ressent alors lui-aussi cette nostalgie d’un moment heureux passé. C’est avec ce type d’exemples que l’on peut rapprocher ou plutôt intégrer le game design dans la grande famille de l’emotion design (pour reprendre la pensée de Miguel Sicart). Ce sont ces émotions à propos des souvenirs qui nous intéresseront dans ce premier appel à contribution pour la Revue LCV.

Nous nous intéressons donc ici aux souvenirs que nous avons de nos expériences vidéoludiques passées et à ce qui, aujourd’hui, nous rappelle ces souvenirs. Comment nous remémorons-nous ces souvenirs heureux ou malheureux autour des jeux vidéo et quels sont justement ces souvenirs ? Sont-ils attachés à une odeur ? Des personnes ? Une période particulière de la vie ? Qu’est ce que cela signifie d’ailleurs pour le joueur de se « souvenir d’un moment vécu lors d’un jeu vidéo » ? En lançant cet appel, nous souhaitons recueillir des témoignages sur les souvenirs vidéoludiques. Quels sont les jeux de votre enfance ? Pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ? Y-a-t’il une figure familiale qui vous a fait découvrir le jeu vidéo ? Etes-vous capable de traduire à l’écrit l’émerveillement ressenti devant votre premier jeu vidéo ?

LCV souhaite en apprendre plus sur les joueuses et joueurs qui répondront à ce premier recueil et sur les relations qu’ils et elles entretiennent avec ce média. Tout participant devra alors proposer un témoignage écrit. Celui-ci, pour répondre à l’appel, doit intégrer des éléments de réponses à au moins l’un des axes suivants :

  1. Les jeux vidéo de votre enfance : lequel ou lesquels ont-ils été ? Pourquoi ce(s) jeu(x) précisément ? votre relation avec celui-ci / ceux-ci ? Était-ce un bon jeu ou plutôt un mauvais jeu ? Était-ce vous qui y jouiez ou quelqu’un de votre entourage ? Est-ce qu’ils vous ont transformé-e ? Aujourd’hui, comment estimez-vous l’impact de ces sessions sur votre vie ?
  2. Le souvenir vidéoludique : comment le définir ? S’agit-il de se remémorer une session de jeu ? Faut-il intégrer le contexte ? S’agit-il d’un souvenir qui peut être partagé ?
  3. Les madeleines : en 2017, quels sont les objets, les contextes et les moments qui nous rappellent nos expériences vidéoludiques passées ?  S’agit-il de reprendre une vieille manette ou faut-il aujourd’hui regarder un Let’s Play sur internet pour se remémorer ?

Règles applicables aux contributions

  • Les contributions doivent être formulées, si possible, dans un français inclusif.
  • Seules les contributions écrites seront publiées, si l’autrice ou l’auteur souhaite faire une production supplémentaire, telle une vidéo ou un podcast de son texte, nous seront ravis de l’adjoindre à la contribution écrite.
  • Elles ne doivent pas être inférieures à 5 000 signes (espaces inclus).
  • Elle ne doivent pas être supérieures à 10 000 signes (espaces inclus).
  • Les textes des contributions doivent être rédigés en Times New Roman, taille 12, interligne 1,5 et justifiés.
  • Si vous souhaitez inclure des sources :
    • Les sources doivent apparaitre dans le texte au format suivant : (Nom de l’auteur-ice, Année de publication).
    • Les sources doivent apparaitre au format suivant dans la bibliographie : Nom, P., Année de Publication, Titre du livre ou de l’article, Maison d’Édition ou Titre de la Revue.
  • Le courriel doit contenir une version de la contribution comprenant le titre, le contenu, la bibliographie et le nom (ou pseudonyme s’il le préfère) de l’auteur & une version de la contribution anonymisée ne contenant que le titre et la contribution. Les deux contributions doivent être envoyées au format .doc ou .odt.
  • Les documents joints (les articles) doivent être nommés de la façon suivante :
    • 2017. NOM. Prénom – Titre de l’article
    • 2017. Titre de l’article
  • Les images utilisées doivent peser moins de 1 mo. Dans l’article, elles doivent avoir un nom (Figure X – Titre de l’image). Elle doivent être trouvées en pièces-jointes avec le nom « Figure X » (X étant leur numéro attribué par l’auteur-ice).
  • Les auteurs_ices sont invité-e-s à sélectionner une image au format 1920×1080 qui sera retravaillée afin d’en faire une en-tête avec la charte graphique LCV.
  • Les Contributions doivent être transmises à l’adresse mail suivante : chroniquesvideoludiques [ a ] gmail . com.

Échéances

  • 15 Mars 2017 : Début de l’Appel à Contribution.
  • 15 Juin 2017 à 23h59 : clôture de l’Appel à Contribution (toute contribution transmise après ce délai seront automatiquement rejetée, les courriels ne seront pas ouverts).
  • 5 Juillet 2017 : Remise des avis du jury.
  • 10 Juillet 2017 : Publication des Témoignages sur le site LCV et publication des avis du jury.
  • Les Contributions doivent être transmises à l’adresse mail suivante : chroniquesvideoludiques [ a ] gmail . com.

Règles de sélection des Contributions

  • Le jury qui sélectionnera les meilleurs témoignages est le suivant :
    • Julie Delbouille, doctorante
    • Julien Bazile, doctorant
    • Guillaume Grandjean, doctorant
  • Méthode de sélection des meilleurs témoignages :
    • Les meilleurs témoignages seront sélectionnés en fonction de la qualité de l’écriture, de l’organisation du texte, de la syntaxe, du vocabulaire, du respect général des consignes et des axes de développement. Une grille critériée sera envoyée aux membres du jury afin de les aider dans leurs choix puis celle-ci sera publiée sur le site pour assurer la transparence de la sélection.
  • Les lots :
    • Plein de jeux sont à gagner dont : The Witness, The Stanley Parable, Day of the Tentacles, Octodad, Super Hexagon, VVVVVV, Guacamelee, 2064 : Read Only Memories, Human Ressource Machine, etc. (environ une trentaine de jeux au total).

Comprendre les Selfies Vidéoludiques

La sortie de Gravity Rush 2 en février dernier m’a permis de découvrir un univers visuellement novateur tout en s’inscrivant dans des références japonaises et européennes. Après avoir parcouru le premier opus j’ai lancé le second qui possède de nouvelles mécaniques ludiques dont celle de prendre des photos de soi (des selfies et des selfies avec trépied). En parallèle, certains chanceux ont enfin pu jouer à Zelda : Breath Of The Wild qui propose lui-aussi cette possibilité. Comme cela semble aujourd’hui une mécanique importante des jeux vidéo, nous allons nous concentrer dans cet article sur celle-ci et tenter de comprendre ce que cela signifie pour le joueur aujourd’hui.

Vers une théorie du Selfie vidéoludique

Je n’ai pas de souvenir précis pour remonter l’histoire du jeu vidéo assez lointains afin de tracer l’apparition de la possibilité de prendre des photos du jeu. De même, je n’ai pas spécialement aujourd’hui la compétence pour véritablement observer les différences entre screenshots et photos prises à partir d’un élément de gameplay du jeu. Par contre, ce qui va véritablement nous intéresser ici concerne l’apparition des selfies comme éléments de gameplay. A bien y réfléchir maintenant, je serais tout aussi incapable de me rappeler la première fois que j’ai effectué un selfie dans un jeu vidéo. J’ai bien fait des photos dans Zelda : Link’s Awakening mais cela ne concerne pas vraiment notre sujet. Dans une vidéo de 2015, j’évoquai le concept de selfie (d’egoportrait) et des implications qu’elles avaient pour les individus. Sommairement, je définis les selfies non pas comme des « photos de nous » mais plutôt comme des « photos des représentations que nous avons de nous ». La différence peut sembler minime mais pourtant elle est clivante. Le selfie ne transmet aux individus que la façon dont nous voulons être perçue[1].

Ainsi, l’acte de réaliser un selfie fonctionne de la façon suivante : un individu prend en photo la représentation qu’il a de soi. L’objectif d’un selfie est non pas de transmettre une image de soi mais de diffuser la représentation que nous avons de nous-même. Dans les jeux, nous prenons donc en photo la représentation que nous avons de notre avatar. Ce phénomène est le « selfie vidéoludique. Que signifie alors cette action de prendre des selfies ?

Le « sens » d’un Selfie Vidéoludique

Tout d’abord, il est intéressant de noter, à partir de l’expérience que j’ai des jeux proposant de réaliser des selfies, que dans ces moments, nous nous sentons totalement fusionnels avec nos avatars. Peu importe d’ailleurs le genre, je parle à la première personne à ce moment précis. Ainsi, j’étais Link dans Wind Waker, j’étais les personnages de GTAV,je suis Kat dans Gravity Rush 2 et je serai probablement Link, à nouveau, dans Breath Of The Wild. Et dans ces jeux, c’est « moi » qui prend la pose parce que je peux la choisir. C’est explicite dans Gravity Rush 2 où nous pouvons sélectionner une action à faire pendant la photo : crier, miauler, chanter, saluer, etc. (Bon il est vrai ici que ce jeu doit interroger aussi sur les liens qu’il entretient avec la culture moe japonaise). Dans Zelda WW, nous pouvons changer les expressions de Link afin de choisir quelle émotion nous souhaitons susciter chez la future audience.

Maintenant, que signifie « capturer des selfies » dans un jeu vidéo ? Une première hypothèse serait d’énoncer qu’il s’agit, comme les selfies IRL, de marquer un moment dans le parcours d’un individu. Celui-ci, en capturant son avatar sur la scène qu’il veut prendre en photo peut alors énoncer : « j’y étais ». Ainsi, les selfies in-game permettraient de donner sémiotiquement le même sens que l’on donne aux photos que nous faisons IRL. Deuxième hypothèse, les selfies permettent d’ancrer le moment vidéoludique dans un souvenir particulier. Cela réduirait le caractère impersonnel des screenshots puisque l’on ferait automatiquement un lien émotionnel avec le cliché. Enfin, dernière hypothèse, le selfie devient un outil de mise en récit de l’acte de jouer. Je le vois particulièrement dans les clichés que je partage sur mon compte twitter. Chaque partage devient une forme de métacommunication puisque les commentaires donnés et reçus ne portent ni sur le jeu, ni sur ma personne mais bien sûr « moi en train de jouer ».

Les Selfies sont des modificateurs de game design

Les selfies sont aussi des modificateurs de game design plutôt remarquables. De l’expérience que j’en ai sur Gravity Rush 2, les selfies sont des outils qui transforment totalement le rythme et les enjeux du game design. Je me souviens, il y a peut-être une semaine, avoir pris une selfie lors d’une mission de filature dans le jeu. Je devais suivre un membre d’un gang. Le game design avait donc installé une séquence avec un certain enjeu sérieux[2] or en plein milieu de cette séquence, je décidai de prendre un selfie pour me montrer en train de « jouer » dans le jeu pendant une activité à l’intérieur du jeu qui devait être plutôt sérieuse. Et depuis, cela n’a plus arrêté. Ce jeu nous invite d’ailleurs véritablement à nous prendre en photos et globalement faire des photos à n’importe quel moment.

A l’issue de cette exemple, plusieurs hypothèses peuvent être formulées concernant l’impact des selfies sur le game design. Premièrement, les selfies dédramatisent les enjeux sérieux des séquences de jeu. Deuxièmement, leur dimension de métacommunication est explicite, le joueur se distance alors complétement des enjeux et du discours à un moment donné (comme s’il flânait à d’autres occupations qui lui sont plus importantes). Dernièrement, le rythme du jeu n’est alors plus totalement maitrisé par le game design puisqu’à n’importe quel moment, les joueurs peuvent changer d’objectif. Lors d’un boss, plutôt que de le battre, le joueur peut décider de totalement arrêter cette activité pour se consacrer à quelque chose qui deviendra beaucoup plus important à court terme : se prendre en photo en miaulant devant un ennemi surpuissant[3].

Conclusion

Les selfies semblent être particulièrement intéressantes à étudier dans les jeux vidéo. Comme nous l’avons formulé, ce sont une mécanique de gameplay qui modifie instantanément le game design : elles changent le rythme et la teneur dramatique des séquences. C’est d’autant plus intéressant que finalement, les selfies ludifient des situations déjà vidéoludiques. Une infiltration dans un jeu vidéo, en plus de son aspect indéniablement ludique, prend une dimension presque « méta-ludique » : on s’amuse à se montrer en train de jouer à être en train de s’infiltrer ». Par ailleurs, nous avons aussi émis l’hypothèse que les selfies permettent d’aligner le sens qu’on donne à ce qui reste des screenshots avec le sens que l’on donne aux selfies pris dans d’autres situations de non-jeu.

Maintenant que tout cela a été formulé, il convient bien entendu de rappeler qu’il ne s’agit là que d’hypothèses et qu’un travail plus sérieux et nécessaire pour soit les approfondir, soit les valider ou soit les réfuter. Par contre, cela ne sera pas pour tout de suite car je dois aller me prendre en photo à Hekseville. ■

Esteban Grine, 2017.


[1] Vous pouvez toujours reprendre ma vidéo pour avoir plus de détails sur le sujet : https://www.youtube.com/watch?v=E8jQjQacc44

[2] Il faut quand même prendre cet adjectif de manière très relative.

[3] Je ne l’ai pas encore fait, mais cela risque de ne pas tarder.

The Witness, cette théorie de l’apprentissage et des connaissances

Résumé de l’article : Dans cet article, nous proposons une analyse détaillée du jeu « The Witness » (Blow, 2016). Après une brève histoire du jeu d’aventure, nous réencastrons « The Witness » dans ce genre et explicitons les objectifs de Jonathan Blow : « The Witness » est une synthèse du jeu d’aventure cherchant à résoudre les problèmes de game design que ce genre a généré en se concentrant sur une seule mécanique de jeu aux nombreuses variations. Par ailleurs, nous soutenons que « The Witness » peut être interprété comme un essai philosophique de Jonathan Blow et son équipe sur la création et l’acquisition de connaissances, la pédagogie et in fine sur leur représentation idéale de l’acquisition de compétences vidéoludiques et de la façon dont le Game Design doit la susciter.


 

The Witness est un jeu extraordinaire. Sûrement l’un des jeux m’ayant le plus influencé dans ma vie personnelle et professionnelle. Je regrette sincèrement qu’une bonne partie du public l’ait taxé de “pédant” et “prétentieux” principalement à cause de son auteur, Jonathan Blow et de son game design atypique, sans essayer de comprendre le message du jeu, son humanisme et son design. J’espère donc avec ce texte proposer une analyse poussée de ce jeu pour constater à quel point il est important dans l’histoire des jeux vidéo.

Une brève histoire du jeu d’aventure

Il est tout d’abord nécessaire de recontextualiser The Witness dans un genre vidéoludique pour montrer l’intérêt qu’il a par rapport à ses prédécesseurs ; bien que la question des genres vidéoludiques est en réalité extrêmement épineuse pour l’historien qui souhaite retracer leurs évolutions, sachant qu’en plus, la définition d’un genre est généralement bien après l’apparition des premiers parangons. En effet, les genres ont évolué en même temps que leur définition ce qui fait qu’aujourd’hui, il est possible de rattacher deux jeux aux gameplays totalement différents au sein d’un même genre. Le jeu de Jonathan Blow fait partie du genre du jeu d’aventure à la première personne, dans la lignée d’œuvres comme Myst et Atlantis. Ces deux jeux prenaient la forme d’une succession de plans fixes dans laquelle le joueur peut aller et venir afin de résoudre des énigmes, les plans fixes permettaient une résolution très intéressante en comparaison des décors calculés en temps réel même si le rythme a pu bloquer un certains nombres de joueurs. Ces “first-person puzzlers” faisaient alors partie d’une branche du jeu d’aventure qui en tant que genre vidéoludique, s’est rendu célèbre auprès du public au travers une autre branche d’oeuvres incluant la série “Monkey Island” ou encore « Day Of The Tentacles ». Ces derniers jeux catégorisés ainsi sont toujours célèbres pour leur esthétique particulière, leur moteur SCUMM (l’anagramme de Script Creation Utility for « Maniac Mansion ») et leur humour absurde. Ils avaient aussi pour particularité de proposer un niveau de difficulté élevé : les énigmes étaient relativement difficiles à résoudre. Aujourd’hui et notamment grâce à certains travaux comme ceux de Guillaume Levieux, nous pouvons évaluer cette difficulté à de la difficulté sensorielle. C’est-à-dire une difficulté qui ne concerne pas des aspects purement logiques (et mathématiques) et des aspects purement moteurs. Il s’agit ici d’une difficulté de perception des choses.

Lorsque l’on regarde les solutions de ces jeux, on s’aperçoit qu’il n’y a pas forcément de logique : à un moment de l’aventure, dans le premier Monkey Island, le joueur doit donner des pastilles à la menthe à un prisonnier. Cette solution, nécessaire au scénario, n’est pourtant pas ce qui peut sembler le plus logique au joueur mais c’est celle que le jeu lui aura indiquée. C’est après au joueur de percevoir ou non cette solution. Certains jeux d’aventure en “pointer cliquer” reprennent encore cette forme de difficulté, c’est le cas notamment du très intéressant Dropsy, mais ce n’est plus aujourd’hui la norme. Le studio Tell Tale, après avoir relancé quelques séries phare de point’n’click, amena le genre à sa phase actuelle en 2012 avec le premier « The Walking Deads », un jeu au format épisodique. Si l’aspect pointer cliquer est toujours présent, la difficulté sensorielle a quant à elle laissé sa place pour une difficulté éthique puisque ces jeux cherchent à interroger le système moral des joueurs. En parallèle des pointer-cliquer, il s’est développé une dernière branche du jeu d’aventure à savoir les walking-simulators. Contrairement aux jeux Tell Tale qui empruntent aux premiers point’n’click, les walking-simulators ont quant à eux plutôt une filiation avec les premiers Myst et ce format de jeu d’aventure. C’est ainsi que nous avons pu voir apparaître des titres comme « Gone Home », « Dear Esther », « Proteus » ou encore le très récent « Firewatch ». Dans ces jeux, nous explorons des lieux enfin de faire progresser la narration (il s’²agit de narration spatialisée). Ces jeux minimisent leur difficulté afin de laisser le plus de place au récit. Enfin, nous pouvons brièvement aborder les first-person puzzlers qui sont des jeux à la première personne de résolution d’énigmes. Les parangons de ce genre sont par exemple Portal, « Antichamber » et « The Talos Principle », des jeux aux mécaniques et aux gameplays particulièrement innovants.

Retracer sommairement l’évolution du jeu d’aventure comme nous venons de le faire permet de tisser les liens que The Witness de Jonathan Blow possède avec cette famille très hétéroclite de jeux vidéo.  The Witness est donc un jeu d’aventure à la première personne dans la plus pure lignée des Myst. La ressemblance est d’ailleurs aussi visible dans l’environment design et la diégèse puisque ces jeux se déroulent sur des îles mystérieuses. Mais The Witness est aussi un first person puzzler. Pour cette dernière caractéristique, les constats initiaux de Blow sur le genre sont les suivants : premièrement, dans les point’n’click, la difficulté est mal gérée car elle repose principalement sur une difficulté sensorielle. Pour résoudre une énigme, le joueur devait donc se mettre à la place du game designer pour entrevoir la solution (qui n’est pas du ressort de la logique). Secondement, dans les jeux d’aventure comme Myst et Atlantide, les éléments composant les énigmes sont difficilement discernables dans les décors, ce qui rend la résolution des problèmes bien plus opaques qu’initialement conçues. La volonté de Blow a donc été de proposer un nouvel embranchement du jeu d’aventure pour proposer un walking simulator mêlé à un first person puzzler résolvant ces problèmes. Il s’agit donc de proposer une expérience avec un rythme assez lent tout en réduisant la difficulté sensorielle à son minimum pour ne proposer que des problèmes logiques et aisément perceptibles dans le décor.

La vision de Jonathan Blow du jeu vidéo

Cette décision de faire la synthèse des 25 dernières années a été prise par Jonathan Blow. L’une des particularités de ce développeur est qu’en deux jeux, il a exploré deux genres vidéoludiques totalement différents et à chaque fois en détournant les codes qui les définissaient. En effet, pour Blow, le jeu vidéo est un objet politique qui transmet les représentations de l’auteur. Il transmet un message et des émotions. La vision de Blow des jeux vidéo est finalement très proche de celle de Gonzalo Frasca, Miguel Sicart et Ian Bogost et pour Blow, chaque jeu vidéo doit être une œuvre avec un objectif et un message très précis.

Bien qu’il soit souvent taxé de « pédant » et de prétention, il met en avant ce qu’il appelle le humble design : c’est-à-dire le fait de concevoir un objet vidéoludique focalisé sur peu de mécaniques pour mieux les sublimer et ce, toujours dans le respect de joueur. Ce dernier point est important car ce respect pour le joueur est l’une des causes de nombreux choix de game design : le joueur ne doit pas être pris par la main mais il doit être considéré comme capable de faire lui-même l’effort de compréhension. C’est une démarche qui vient en opposition avec de nombreux jeux mainstream qui indiquent au joueur ce qu’il doit faire par de nombreuses informations extra-diégétiques. Maintenant que nous avons brièvement présenté sa philosophie de game design, il convient de s’attarder sur son parcours et ses œuvres. Cet auteur de jeu vidéo s’est rendu célèbre pour avoir développé Braid, un puzzle platformer dont les mécaniques centrales de gameplay permettent aux joueurs et joueuses de manipuler le temps. Chaque niveau du jeu emploie le temps d’une manière différente. Ainsi chaque partie du jeu contient une variation d’un même gameplay. De même, Braid a été salué pour avoir déconstruit les codes du platformer. En effet, c’est un genre qui se repose énormément sur des tropes narratifs, le plus connu étant celui de la demoiselle en détresse. Ce trope est généralement l’élément narratif qui déclenche la quête de l’avatar-joueur : après l’enlèvement de l’intérêt amoureux, le joueur doit partir à sa recherche et ainsi parcourir des environnements variés. Ce trope a été rendu célèbre avec les jeux Nintendo Mario et Zelda. Braid s’inspire clairement du premier. Son esthétique est d’ailleurs extrêmement référencée entre les ennemis étant des réinterprétations de ceux présents dans les jeux Mario jusqu’à la scène où un personnage non joueur indique à ce dernier que : “la princesse se trouve dans un autre château”, référence directe à ce que disent les Toad, personnages fictifs de la diégèse de Mario. De même, Braid possède plusieurs niveaux de lectures. Sébastien Genvo (2012) y voit une allégorie de la Bombe nucléaire, le joueur cherchant alors à l’obtenir. Une autre lecture a aussi été de comprendre que si le joueur part bien à la recherche de la princesse, il n’est pourtant pas son bienfaiteur mais plutôt un malfrat qui finit par échouer : la princesse se faisant sauver par un chevalier.

En observant avec attention le premier jeu de Blow, on peut comprendre sa méthodologie :

Premièrement, il choisit un genre puis va en dégager une mécanique autour dont l’ensemble du gameplay sera bâti autours. Le jeu proposera alors un ensemble de variations permettant au joueur d’expérimenter une multitude de situations. The Witness part du même principe. Pour son dernier jeu, Blow a choisi une seule et unique mécanique de jeu : tracer des lignes depuis un point A à un point B sur des schémas en respectant un ensemble de règles. Lorsqu’on réencastre The Witness dans le genre des jeux d’aventure, on s’aperçoit aussi de la relecture que fait Blow de cette forme vidéoludique.

Deuxièmement, il y a une absence de narration caractéristique des jeux d’exploration à la première personne. Il y a bien une mise en récit dans The Witness mais celle-ci est bien plus en retrait que les parangons du genre.

Troisièmement, il y a une maîtrise totale de la difficulté dans ce jeu. Contrairement aux premiers jeux d’aventure dont la difficulté sensorielle est prépondérante, The Witness minimise au strict minimum celle-ci pour se focaliser sur une difficulté logique, c’est-à-dire une difficulté qui peut diminuer si le ou la joueuse connaît les règles à appliquer. Pour rappel, la difficulté sensorielle se définit comme la difficulté à interpréter les règles de game design (comme par exemple arriver comprendre qu’il faut donner un objet particulier à un pnj particulier).

Enfin, il n’y a pas d’élément de narration qui vient donner un sens aux actions du joueur comme cela est le cas dans les jeux d’aventure en général. On pourrait aller jusqu’à dire que The Witness est un jeu qui est peu ludifié au sens de Grimes et Feenberg car il ne propose que peu de marqueurs pragmatiques de la représentation que nous avons généralement des jeux vidéo. Dans ce jeu, c’est au joueur de se fixer ses propres objectifs, il n’y a aucun élément extra-diégétique qui vient lui donner d’indices à ce sujet. De même, les énigmes possèdent de nombreuses ressemblances avec ce que l’on peut trouver généralement dans d’autres formes ludiques mais le jeu vidéo The Witness en tant que tout cohérent ne correspond pas à la représentation générique que l’on peut avoir des jeux vidéo.

Comment catégoriser The Witness

Si l’on souhaite résumer brièvement ce que nous avons énoncé sur The Witness, nous pouvons donc dire que ce jeu s’inscrit autant dans le genre du jeu d’aventure qu’il en discute les codes. Au-delà de cette relecture du genre, il convient maintenant de se questionner sur le message fondamental du jeu, ce pourquoi, dans la méthode de conception de Jonathan Blow, le jeu a été réalisé. Selon notre interprétation, le jeu traite de deux phénomènes interconnectés. Premièrement, The Witness est un essai vidéoludique et philosophique à la question : comment l’être humain acquiert des connaissances ? Sous couleur de jouer, The Witness est un essai d’épistémologie sur la connaissance et la méthode à avoir pour créer des connaissances. A travers ce jeu, Blow souhaite proposer une réponse à cette interrogation que le joueur peut expérimenter grâce au gameplay et plusieurs temps de réflexion prévus dans le jeu. À plusieurs reprises dans le jeu, le joueur ou la joueuse aura aussi la possibilité de réfléchir à des questions connexes comme par exemple la distinction à faire entre création et découverte. Pour ce cas précis, The Witness soutient qu’il n’y a pas de véritable création mais seulement des découvertes. Par exemple, l’Être Humain n’a pas créé l’électricité mais l’a découverte. Secondement, ce jeu représente aussi la philosophie de l’auteur. De nombreux paratextes soulignent le caractère personnel de The Witness pour Jonathan Blow. Certains sont même allés jusqu’à amalgamer les deux. A travers ce jeu, le joueur a aussi à disposition les outils pour comprendre la représentation qu’a Jonathan Blow de certains aspects du monde. On s’aperçoit alors que The Witness peut pour cela rejoindre la catégorie des jeux expressifs puisqu’il propose de manière assez affirmée dans son gameplay d’expérimenter la façon qu’a l’auteur de comprendre le monde qui l’entoure.

Du Gameplay de The Witness vers une proposition vidéoludique neuve

Maintenant que nous avons pu réencastrer The Witness dans le genre des jeux d’aventure mais surtout, que nous avons pu le définir comme finalement une nouvelle strate ludique de ce genre. De même, nous avons pu montrer quels étaient selon nous les objectifs qu’avait l’équipe de Jonathan Blow lors du développement. Nous allons donc maintenant nous attacher à constater comment The Witness propose une réponse à cela.

L’action de The Witness se déroule sur une île mystérieuse dans laquelle des puzzles ont été disposée de manière très hétérogène. L’île présente de nombreuses particularités. Premièrement, de nombreuses statues d’individus représentant des actions sont disposées. Secondement, l’intégralité  des éléments de l’Environment Design semble avoir été disposés à dessein : l’on peut observer de nombreux jeux d’ombres et l’absence de mouvement naturel (par exemple, il n’y a aucun mouvement autre que ceux contrôlés par le joueur[1] : pas de courant d’air, etc.). Par ailleurs, un motif récurrent est disposé à plusieurs endroits de l’île et la fin cachée de jeu semble indiquer que l’île est une station artificielle gérée par un hôtel[2] ou une entreprise similaire.  Enfin, les différentes régions de l’île sont beaucoup trop différentes pour offrir un aspect que l’on jugerait naturel. Au contraire, les régions diffèrent autant esthétiquement (on traverse une forêt, une carrière, un village, un château, un marais, un désert et une montagne) que dans les temporalités dans lesquelles elles s’inscrivent : l’automne pour la forêt, l’été pour le désert et la forêt d’arbres fruitiers, le printemps pour le village et d’autre régions moins marquée et l’hiver pour la montagne.

Tous ces éléments esthétiques s’inscrivent donc dans une forme qui lorsqu’elle est observée dans son ensemble semble cohérente mais dont les parties se rejettent les unes et les autres. Tout cela contribue donc à interpréter l’île comme un environnement totalement artificiel. Maintenant que le jeu a été présenté dans son esthétique, il convient de maintenant s’attarder sur ses mécaniques. Comme nous l’avons dit, The Witness s’apparente au sous-genre du jeu d’aventure qu’est le Walking Simulator pour ce qui s’agit de l’exploration. Ainsi, nous contrôlons notre avatar à partir des touches classiques de déplacement (joystick gauche pour les manettes et le pavé ZQSD pour les claviers). Les déplacements se font assez lentement mais nous notons qu’il existe une touche pour courir. Au-delà de ce set de mouvement, le joueur est assez limité par la suite : il ne peut ni sauter ni faire de mouvements complexes. De même, le jeu est parsemé de murs invisibles infranchissables pour le joueur moyen[3]. Ainsi, en terme de mouvements, le joueur est autant limité par la palette qui lui est accordée que par l’Environment Design et le level design qui le contraignent le plus possible. L’objectif de toutes ces contraintes est de forcer le joueur à uniquement progresser par la résolution des énigmes qui lui sont proposées. Malgré ses airs de Walking Simulator, The Witness est donc bien un jeu qui focalise les efforts du joueur sur la résolution de tableaux. L’environnement ne sert lui aussi que ce projet.

Ainsi donc, le gameplay principal de The Witness correspond à de la résolution de puzzles. Ceux-ci prennent la forme de tableaux sur lesquels le ou la joueuse doit tracer une ligne reliant un point A à un point B en respectant un ensemble de règles. Ces dernières ne sont pas clairement formulées par le jeu, c’est donc à l’audience de découvrir les règles qui régissent les énigmes. Notons maintenant qu’il s’agit bien de “découvrir” quelque chose qui techniquement existait avant l’arrivée du joueur. Cela rejoint ce que nous disions plutôt sur la distinction entre découvertes et créations.

Il convient de s’attarder sur la façon dont la transmission des règles s’effectue. En effet, comme nous le disions plus tôt, les règles ne sont pas explicitement formulées aux joueuses et joueurs comme on pourrait s’y attendre. Généralement, le joueur est habitué à ce qu’on lui transmette des informations de didacticiels par des phénomènes extra-diégétiques. Ceux-ci peuvent prendre la forme de panneaux de type fenêtres se superposant à la représentation de la diégèse indiquant aux joueuses et joueurs les séquences de boutons à déclencher afin d’exécuter ce qui est nécessaire à la progression. Or, dans The Witness, à chaque nouvelle zone que le ou la joueuse découvre, celui ou celle-ci est invité-ée à résoudre une première série de puzzles qui présente de la façon la plus simple possible. Ainsi, la première série de puzzle à laquelle le joueur se frotte concerne la règle suivante : “la ligne tracée doit séparer les carrés blancs des carrés noirs”.  Le joueur n’ayant pas d’explication à sa disposition doit tester par lui-même les hypothèses qu’il peut avoir jusqu’à ce qu’il comprenne et soit sûr d’avoir compris. Ainsi, chaque puzzle est l’occasion d’une discussion entre le game designer (Jonathan Blow et toute son équipe) et le ou la joueuse. Il y a une mise en accord sur les concepts entre les deux parties de cette discussion. De la même sorte que le langage et les discussions entre individus reposent sur une mise en accord préalable des concepts et notions employés, la résolution des puzzles de The Witness repose sur la transmission d’un “langage commun”, d’un socle commun de règles du jeu. Ce socle de règles est proposé par le game designer et il doit être interprété et compris par le ou la joueuse. Ainsi, nous pouvons représenter la communication qui se produit dans the Witness de la façon suivante : à chaque puzzle, Jonathan Blow pose la question : “comprenez-vous les règles qui régissent ce puzzle ?” Il est tout de suite intéressant de rappeler que l’île est décomposée en plusieurs zones possédant chacune leurs règles et variantes. Avant de poursuivre notre réflexion, il convient de s’interroger sur ce que cela peut signifier. Selon de nombreux paratextes, nous savons que Blow a souhaité représenter une très grande variété de décors symbolisant l’ensemble des continents. Sans que cela n’ait d’impact sur notre réflexion, il est intéressant de se représenter les différents systèmes de règles propres à chaque zone du jeu comme la représentation d’une multiplicité de langues et de systèmes linguistiques. Selon cette interprétation, chaque zone possède donc son propre langage et c’est en traversant ces zones que le ou la joueuse va devenir « polyglotte »[4].

Penser les énigmes comme un langage

Ainsi donc, le joueur, lorsqu’il résout les puzzles transmet un message tel que suivant : “oui j’ai compris la question [le puzzle], son cadre théorique [les règles] et j’ai donné une bonne réponse [la solution]”. Dans notre réflexion, nous considérons donc qu’il y a une forme de discussion asynchrone entre le développeur et le joueur dans The Witness. Cette discussion prend notamment forme avec la résolution des puzzles. Cependant, pour mettre en place un dialogue, il doit d’abord y avoir une mise en place de termes dont les définitions sont acceptées par l’ensemble des parties prenantes de la discussion. Cet apprentissage prend alors la forme de séries de tableaux proposant des puzzles très sommaires afin que le joueur puisse rapidement comprendre les règles qui sont présentes. The Witness est particulièrement intéressant dans le sens où il applique parfaitement une certaine vision de la pédagogie. Nous aurons notamment l’occasion d’aborder la pensée socio-constructiviste de Vigotsky dans ce papier. Jonathan Blow applique la méthodologie suivante pour s’assurer que le joueur apprend les règles et devient capable de les reconnaitre et de les appliquer dans l’intégralité du jeu :

  • Premièrement, Blow propose 1 ou 2 puzzles pour présenter la règle principale qui va régir la suite de panneaux.
  • Deuxièmement, immédiatement après cela, Blow va proposer un puzzle que sert « d’étape de contrôle ». Cela lui permet de vérifier si le ou la joueuse a véritablement compris la règle nécessaire à la résolution du puzzle. A ce moment, si le ou la joueuse n’a pas répondu de la bonne façon, le jeu l’oblige à recommencer le puzzle précédent[5].
  • Troisièmement, Blow propose des variantes afin de tester la compétence nouvellement acquise par le joueur.
  • Dernièrement, une fois les règles d’une zone acquise, le joueur pourra la parcourir afin d’y résoudre l’ensemble des puzzles dont la difficulté augmentera jusqu’à l’étape finale qui prend la forme d’un puzzle synthétisant l’ensemble des variations rencontrées par le ou la joueuse dans la zone.

Une zone est particulièrement marquante pour illustrer ce propos. Il s’agit de la jungle de bambous. Dans cette région de l’île, les puzzles se résolvent grâce au bruit. Plus précisément, la mécanique principale de ces puzzles concerne la représentation par le tracé (et donc par la résolution du puzzle) des bruits intra-diégétiques ambiants. Ainsi, le premier puzzle se résout par l’écoute attentive d’un oiseau ou du moins seulement son chant puisque nous ne le voyons jamais. Celui-ci effectue un cri aigu puis grave. Le joueur doit alors représenter cela par le tracé en dessinant d’abord une courbe vers le haut puis une courbe vers le bas. Or le puzzle ne possède que 9 chemins possibles ce qui peut nous laisser penser que le joueur peut aussi le résoudre sans comprendre sa logique. C’est pourquoi  le second panneau est quant à lui tout de suite plus complexe. Celui-ci n’existe que pour un seul but dans le Game Design : vérifier que le joueur a « compris » les mécaniques et la logique qui sous-tend cette zone de l’île.  Si le joueur échoue, ce puzzle ce désactive et il devra alors recommencer le premier afin de pouvoir retenter sa chance ou plutôt un nouveau raisonnement. Une fois la logique intégrée, le joueur va expérimenter une série de variation autour de cette mécanique ludique (à savoir : représenter sous forme de tracé une suite de sons). Une autre zone est aussi particulièrement évocatrice concernant la façon dont le game design est prévu pour vérifier l’acquisition des compétences chez le joueur. Les énigmes de la forêt d’Automne se reposent sur un jeu d’ombre et lumière avec l’environnement. Tantôt le joueur doit tracer une ligne correspondant aux ombres qui se dessinent sur les tableaux, tantôt (dans une seconde partie de la zone), le joueur doit tracer une ligne évitant les ombres. Nous avons là une zone qui autour d’une seule mécanique (représenter un tracé défini par la lumière environnante) pose deux questions au joueur. Ainsi, le puzzle final de cette zone, dont nous rappelons qu’il a pour objectif de proposer une synthèse pour constater les compétences acquises, C’est pourquoi l’équipe de Jonathan Blow a décidé de proposer un puzzle dont la partie gauche répond à l’une des questions (suivre le chemin indiqué par les ombres) tandis que la partie droite répond à l’autre mécanique (suivre le passage indiqué par la lumière). C’est après au joueur ou à la joueuse de comprendre que les deux mécaniques sont mobilisées dans un seul et même tableau. Ici, Blow teste une dernière fois le joueur dans la zone afin de vérifier la compétence nouvellement acquise du joueur (à savoir : résoudre les énigmes de cette zone et reconnaitre la mécanique mobilisée dans ces énigmes.

Vers ce que doit être l’apprentissage

Ainsi donc, nous avons déjà là une certaine représentation de ce que peut être l’apprentissage. Pour être plus précis, nous posons l’hypothèse que The Witness est la modélisation de ce que doit être l’apprentissage des mécaniques de gameplay et comment il doit se faire selon Jonathan Blow. Nous pouvons étendre cette hypothèse à la représentation de la meilleure méthode d’apprentissage, tout contexte et toutes matières confondues, selon l’auteur. Cependant, The Witness ne propose pas qu’une réflexion sur l’apprentissage et l’acquisition des connaissances. De manière plus large, le jeu propose une réflexion sur les connaissances elles-mêmes et sur la complexité du monde. Il convient ici de rapprocher la notion de complexité des propos d’Edgar Morin notamment. Pour expliquer la complexité brièvement ici et comment nous la mobilisons, il s’agit de poser l’hypothèse que le monde qui nous entoure ne peut s’expliquer par un seul angle d’approche et qu’un objet doit être observé de part une multitude d’angles (de sciences) pour pouvoir être compris, toute en supposant la compréhension totale d’un chose comme inatteignable.

Ainsi, dans The Witness, nous avons déjà montré que chaque zone proposait plusieurs phases afin de proposer une acquisition progressive des règles. Cependant, toutes les zones ne sont pas de difficultés logiques (Levieux) équivalentes. Au contraire, les zones sont elles aussi agencées d’une telle façon que le joueur peut avoir plusieurs parcours pour « voir la fin ». Ainsi, le joueur peut niveler la difficulté de son parcours. Certaines zones vont se résoudre en ne mobiliser qu’une seule mécanique tandis que d’autres vont emprunter les mécaniques d’autres zones pour certains puzzles. Nous pouvons par exemple évoquer la zone de cabanes dans les bois, le village, le bunker et la zone de fin. Dans ces zones, les puzzles se concentrent principalement sur une mécanique mais intègre aussi par moment des mécaniques et des règles empruntées à d’autres zones. Il est intéressant d’observer ici que le jeu teste le transfert des compétences acquises par le joueur. Or comme l’énonce Jacques Tardif (2006), le transfert des compétences est critiqué dans le sens où il est nécessaire de prendre en compte le contexte d’application d’une compétence. Ainsi, une compétence acquise n’est pas forcément mobilisable dans un autre contexte si ce dernier ne fait pas partie de la même famille de contextes. Autrement dit, on essaie de déterminer si un apprenant arrive à appliquer une compétence dans un contexte qui lui est nouveau mais similaire à ce qu’il a déjà connu. S’il parvient à la mobiliser, on peut considérer la compétence comme acquise pour cette famille de situations.

Nous pouvons rapprocher cette représentation de l’acquisition des compétences de celle de Vygotski qui se fait dans une aire précise (il fait alors référence au développement de l’enfant) : la zone proximale de développement (ZPD).  Ce concept énonce qu’il faut globalement proposer des problèmes proches des compétences de l’individu afin que ce dernier puisse les résoudre avec de l’aide. En dehors de cette zone, Vygotski énonce que l’individu ne sera pas capable de résoudre un problème même s’il est aidé. The Witness est aussi une mise en forme de ce concept. Nous avons montré précédemment que l’on pouvait observer une complexification des énigmes proposées au joueur. Celles-ci allait de simple, pour l’intégration des règles, à difficile, où les problèmes reposent substantivement sur les mêmes règles puis enfin à la complexification des énoncés en intégrant des règles issues d’autres zones. Cependant, nous restons tout de même globalement dans un périmètre d’énigmes solvables par le joueur : le jeu met à disposition tout ce dont le joueur a besoin pour comprendre les énigmes et s’assurent par le système de « double-check » (la vérification pour savoir si le joueur a bien compris une mécanique).

Enfin, le jeu teste aussi notre capacité, en tant que joueur, à reconnaitre les formes qui constituent les bases des énigmes mais cette fois dans l’environnement directement. Ici, le jeu rappelle les enjeux pédagogiques du transfert de compétences. En effet, au début du jeu, nous ne reconnaissons pas forcément ces formes dans le décor (l’environnement du jeu) or, plus on va résoudre des énigmes et intégrer, à notre insu, ces formes par réflexe, nous, le joueur, allons reconnaitre progressivement des formes similaires (des lignes ayant pour point de départ un cercle). La fin alternative du jeu va clairement dans ce sens puisque nous y voyons un développeur du jeu (possiblement Jonathan Blow) à la première personne se réveiller d’un rêve (à propos du jeu). La séquence vidéo d’une dizaine de minutes nous expose alors un individu naviguant dans un appartement et essayant de déclencher des énigmes en appuyant sur des formes ressemblant à celles vues dans le jeu. Nous émettons l’hypothèse que le jeu nous invite ici à transférer ce que nous avons appris dans le jeu pour le reproduire dans d’autres situations de la vie (quand on ne joue pas à The Witness).

Ainsi donc, nous avons vu que le jeu The Witness propose une certaine vision de la pédagogie et de la façon de transmettre des savoirs et des compétences aux joueurs. Globalement, TW illustre le concept de zone proximale de développement de Vygotski : les énigmes suivent une progression qui se fait en fonction de la progression des compétences du joueur dans la reconnaissance des règles et leur mise en application ; Ainsi, il n’y a pas vraiment de pic de difficulté dans la courbe de progression. Dans tous les cas, Blow a mis en place une stratégie dans le game design afin de vérifier ou non si le joueur a bien intégrer les règles en vigueur dans les différentes zones de l’île. Enfin, le jeu pose de nombreuses questions concernant le transfert de compétences, c’est-à-dire l’application de ces dernières dans un contexte autre que celui dans lequel elles ont été acquises. Cette question du transfert est d’abord appliquée lorsque le game design présente des énigmes complexes au joueur puis par la fin alternative durant laquelle nous voyons le développeur répéter les mouvements qu’il a eu dans le gens mais cette fois dans sa réalité.

Résolution des puzzles et épiphanies

Maintenant que nous avons vu en quoi « The Witness » propose une certaine vision de la pédagogie, il convient d’aborder brièvement la volonté de susciter des moments d’épiphanies tout au long de la résolution d’énigmes chez le ou la joueuse. Nous avons pu observer une critique récurrente chez les personnes ayant abandonné le jeu : le jeu ne rend pas assez explicite les méthodes de résolution de certaines énigmes. Il s’agit là d’une critique qui se fait de manière assez générique aux jeux d’aventure. Par exemple, la série des « Monkey’s Island » a régulièrement été critiquée pour cela. Il est donc plutôt normal de trouver cette critique aussi dans les paratextes de « The Witness ». Cependant, nous critiquons cet argument. Nous considérons au contraire que TW met à disposition l’ensemble des clefs de résolution des énigmes entre les mains du ou de la joueuse. Nous posons ici l’hypothèse que certaines énigmes ont volontairement été rendue plus complexe afin d’obliger le joueur a parfois se détourner d’une zone pour aller en découvrir une autre dont les mécaniques et les règles lui permettront possiblement d’acquérir de nouvelles compétences. Par exemple, très tôt dans le jeu, le joueur va atteindre la zone du village qui regroupe un ensemble très varié de mécaniques et de règles de résolution de puzzles. L’objectif de cette zone est à notre sens d’obliger le joueur à découvrir un puzzle, comprendre qu’il n’est pas actuellement compétent pour le résoudre, aller dans une autre zone pour comprendre la mécanique puis de revenir résoudre l’énigme une fois les compétences acquises.

Encore une fois, nous voyons ici une représentation de cette zone optimale de développement proche de la pensée de Vygotski et du fait que les situations où le joueur ou la joueuse mobilise cette compétence doivent faire partie d’une même famille de situation dans la pensée de Tardif. Selon notre lecture de l’expérience, nous posons l’hypothèse que contrairement à la plupart des jeux vidéo qui ne proposent que des énigmes ayant pour seul objectif d’être résolues, TW met d’avantage l’accent sur la compréhension des mécaniques sous-jacentes[6]. Les énigmes proposées doivent alors dépasser leur seul statut de « portes bloquant l’accès du joueur à … » : elles doivent amener le joueur à la compréhension des mécaniques pour que celui-ci puisse ressentir des émotions comme cette épiphanie dont nous parlions plus tôt, comme l’amener à « comprendre l’évidence » et toutes les émotions qui peuvent être en relation avec les moments de révélation.

Mettre l’accent sur la compréhension plutôt que la résolution

Ainsi donc, selon note analyse, The Witness est une proposition vidéoludique qui met d’avantage l’accent sur la compréhension et l’acquisition de compétences que proprement sur la résolution d’énigmes. Cette résolution n’est qu’un outil pour servir la thèse principale du jeu qui porte sur la façon optimale pour Jonathan Blow d’acquérir des connaissances et des compétences (d’abord dans le cadre d’un jeu, mais aussi ouvert aux situations de non-jeu). Cependant, ce n’est pas tout ce que le jeu a à nous dire. En effet, au travers des nombreux collectibles[7] du jeu, nous pouvons aussi admettre l’hypothèse que le jeu est un essai sur l’attitude humble que doit avoir la personne qui acquière des connaissances. Contrairement à de nombreux jeux, The Witness ne récompense pas à proprement parler le joueur. Il n’offre aucun récompense in-game (comme un nouveau pouvoir ou un nouvel objet), ne propose aucun éléments extra-diégétique signifiant la réussite du joueur (comme cela peut être le cas dans un jeu tel que « Candy Crush Saga » (King, 2012)) et ne propose que 2 trophées (ou succès) pour nourrir les métagames des différentes plateformes de jeu (steam, xbox et PlayStation, il n’en propose d’ailleurs pas sur la plateforme GOG).  Ainsi, le jeu (et de facto le développeur) marque son indifférence vis-à-vis des actions du joueur. D’ailleurs, à aucun moment le jeu n’oblige le joueur à résoudre des énigmes, il peut être parcouru come un walking simulator des plus classiques et simplement offrir une expérience d’observation des décors. Seul le joueur détermine ses objectifs (« aller découvrir cette zone, voir ce qu’il se passe après », etc.) mais il pourrait totalement se satisfaire de l’observation et de la compréhension du jeu qui lui est accessible par son simple parcours. De même, hormis les panneaux et les quelques éléments bloquant le joueur (portes, ponts, etc.) il n’y a aucune interaction possible avec l’environnement (seulement son observation, d’où son nom en partie).

Ainsi donc, cela nous laisse penser que le game design minimise le plus possible les boucles de rétroactions pour se concentrer sur la compréhension des mécaniques et sur l’observation. Dès lors, Jonathan Blow pose un véritable challenge au concept « boucle de gameplay » puisque celle-ci suppose normalement l’existence d’objectifs préétablis et de récompenses signifiantes pour le joueur. Tel que nous le voyons, c’est au joueur de donner véritablement sens à ce qu’il fait dans le jeu. Nous pourrions dire que les boucles de gameplay n’existent que dans la pensée du joueur. C’est aussi ce dernier qui va donner sens à ce qu’il fait dans le jeu et sur les conséquences que cela aura sur l’environnement. C’est donc lui qui suppose l’existence de ces boucles sans que le jeu les explicite.

Lettre d’amour envers les puzzles

L’un des derniers objectifs de Blow qui transparait à notre opinion dans le game design concerne la volonté de ce dernier à susciter chez nous un amour pour les énigmes et les puzzles. De plus, le game design cherche à nous convaincre que la résolution d’énigmes est compulsive chez Blow et que ce dernier veut nous faire ressentir le même besoin. En effet, plusieurs éléments dans le jeu nous signifient cela. La fin alternative du jeu nous montre le développeur du jeu se réveillant et cherchant de manière que nous avons interprétée d’alarmée à résoudre des énigmes environnementales qu’il a appris à reconnaitre dans le jeu. De même, à plusieurs reprises, le joueur sera tenté d’aller chercher la solution d’une énigme dans un guide or de nombreux paratextes nous expliquent que la philosophie du jeu n’est pas de nous juger sur ce point puisque nous sommes les seuls en tant que joueuses et joueurs à donner de sens à l’activité que nous avons en parcourant « The Witness ».

En ce sens, l’extrait du film de Tarkovski présent dans le jeu et où l’on voit Andrei Gorchakov, le personnage principal, tenter de traverser un bassin thermal vide une bougie allumée à la main fait sens pour donner le temps au joueur d’observer « quelqu’un d’autre », « dans un autre contexte », faire des actions dont le sens est similaire. Celui-ci, à ce moment de l’intrigue aurait pu lui aussi tricher mais c’est sa volonté[8] et le sens qu’il donne à l’action qu’il est en train de réaliser qui le pousse à agir. Cependant d’un point de vue externe, ses actions, comme celles du ou de la joueuse de « The Witness » peuvent sembler ridicules. Ainsi donc, par-dessus tout, et pour reprendre les termes du pédagogue Rolland Viau, Jonathan Blow a cherché en game designant « The Witness » à susciter une « motivation intrinsèque » chez les joueurs à résoudre des énigmes. Nous pouvons donc supposer que l’un des paris de Blow a été véritablement de transmettre une forme d’amour pour la résolution d’énigmes et de puzzles.

Réflexivité suscitée

Cette partie est librement inspirée de mon article à paraitre dans Le Pardaillan.

 

Enfin, il convient d’aborder la façon dont « The Witness » suscite la réflexivité chez le joueur. Comme nous le disions plus tôt, le jeu laisse beaucoup de place au joueur lorsqu’il s’agit de donner du sens à l’activité qu’il est en train de réaliser. Dans plusieurs interview, Jonathan Blow rappelle à quel point il souhaite proposer des jeux qui respectent les joueurs et joueuses en tant qu’êtres pensants.  « The Witness » s’inscrit dans cette volonté de ne pas proposer de scénarios et de solutions que le ou la joueuse serait obligé-ée de subir pendant son parcours, son itinéraire expérientiel. Par exemple, la conclusion du jeu ne propose pas de morale ou de leçons sur ce qu’a expérimenté le joueur. Il s’agit plutôt, pour chacune des deux « fins » (si l’on peut véritablement les appeler ainsi) d’ouvertures telles que celles que nous pourrions trouver à la fin d’un essai.

Ainsi, encore une fois, le gameplay du jeu est fait de sorte à laisser le plus de place à la réflexion du joueur. Ainsi, si au début de notre argumentation, nous décrivions l’île comme hypothétiquement une station balnéaire, un parc d’attraction ou un paradis perdu, nous pouvons aussi lui attribuer un nouvel objectif. En effet, les déplacements dans l’île sont autant de moments donnés aux joueurs ou aux joueuses des reposer ou de réfléchir à ce qu’il a fait ou va faire. C’est aussi le moment pour lui ou elle d’observer les alentours. En changeant les objectifs qu’iels se fixent à court terme, les joueurs et joueuses alternent entre des moments de réflexions se concentrant sur les puzzles (peut-être 1 ou 2 très coriaces qui accaparent tout le temps de cerveau disponible du joueur) et des moments de relaxation, de tentatives de compréhension du monde qui l’entoure ou encore, l’observation, l’écoute et le visionnage des éléments à dispositions du joueur. « The Witness » propose à ce sujet énormément de contenus qui sont importants à mentionner dans le cadre de notre discussion. Trois types d’éléments ont été disposés par J. Blow afin de susciter la réflexion chez le ou la joueuse. Le premier type que va rencontrer le joueur comprend l’ensemble des statues et sculptures présentes et réparties sur l’île. Il est intéressant de noter que depuis un certain angle de vue, les statues effectuent des actions intelligibles par le joueur. Par exemple, la sculpture sur le flan de la montagne semble au premier abord simplement tendre la main vers le ciel mais depuis le marais, et avec l’aide d’une seconde statue, nous comprenons l’action qu’elle représente : elle représente une femme suspendue dans le vide et qui est en train de se faire secourir par une autre personne.

D’autres éléments nous demandent une observation fine de l’environnement de l’île  et qui deviennent ainsi des « petites découvertes » pour le joueur qui prendra alors le temps de s’interroger sur ce qu’il est en train de voir. Dispersés dans l’île, des logs sous la forme de dictaphones constituent le deuxième ensemble d’éléments à la disposition du joueur. Les contenus de ceux-ci sont variés : allant de la lecture d’un passage d’un livre à des discussions entre des individus ayant des points de vue différents. Les sujets de ces logs concernent principalement les croyances, les connaissances et comment ces dernières apparaissent et sont considérées comme telles. L’intérêt de ces logs est qu’ils sont toujours liés de près ou de loin aux actions que le joueur réalise pour résoudre les puzzles et progresser dans le jeu. Ainsi, nous pouvons comprendre ces logs comme le miroir de l’expérience du joueur : à certains moments dans le jeu : des narrateurs et narratrices viennent énoncer (par le biais des logs) ce qu’est en train de faire le joueur pour que celui-ci puisse prendre de la distance par rapport à ses actes. Ainsi, tout l’intérêt des logs audio du jeu réside dans le fait qu’ils décrivent de manière pragmatique les actions du joueur. En les écoutant, ce dernier prend alors de la distance par rapport à ses actions et adopte une posture réflexive. Enfin, le dernier groupe d’éléments comprend des extraits vidéo qui peuvent être visionnés dans le sous-sol du moulin à vent : une salle de cinéma permet au joueur de sélectionner les extraits qui s’obtiennent par la résolution de certains puzzles secondaires.

Dans certains paratextes, J. Blow expliquait les avoir sélectionnés avec son équipe de développeur non pas pour alimenter un certain récit mais plutôt parce qu’ils les trouvaient appropriés et intéressant à insérer. D’autres critiques ont déjà analysé certaines de ces séquences comme ce fut le cas de la chaine « Extra Credit » qui mit en rapport les actions du joueur et la séquence tirée de du film « Nostalghia » de Tarkovsky. Ici aussi nous comprenons que c’est le game design du jeu qui offre des temps de repos aux joueuses et joueurs afin que ceux et celles-ci puissent mettre en relation ce qu’iels voient et ce qu’iels ont fait dans leur parcours du jeu. Ainsi, comme nous l’avons montré, le game design de « The Witness » mobilise plusieurs mécaniques pour susciter le comportement réflexif chez le joueur mais celles-ci reposent toutes sur la même caractéristique : le changement de rythme du jeu. En effet, les phases de résolutions de puzzles peuvent être intenses pour le joueur et très vite, ce dernier peut être entrainé dans une forme de frénésie de résolution d’énigmes : il progresse dans une zone et a tout de suite besoin de résoudre le puzzle suivant celui qu’il vient de résoudre. Tout l’intérêt de ces éléments disposés ici et là dans le jeu ont pour objectif de casser le rythme du joueur pour que celui-ci prenne du recul sur ses actions dans le jeu.

Si nous devions résumer en un seul point comment « The Witness » suscite la réflexivité chez les joueurs, nous poserions l’hypothèse que c’est en mettant à disposition des éléments qui permettent d’alterner des phases de jeu dont les rythmes sont différents. Lors des phases plutôt lentes (l’observation, l’écoute et le déplacement), les éléments sont aussi conçus de sorte à canaliser l’esprit du joueur pour que celui-ci réfléchisse sur un sujet connexe de ses actions ou qu’il cherche à comprendre quelque chose qu’il observe. Nous remarquons finalement que cette idée de « canalisation des idées du joueur » reste finalement très proche de ce que nous énoncions lorsque nous avions abordé la question du transfert des compétences et la réponse que donna Jacques Tardif. Ainsi, l’une des possibilités que « The Witness » nous propose pour susciter un comportement réflexif est le suivant : des éléments à disposition du joueur qui modifient le rythme du jeu. Ceux-ci doivent tout de même canaliser l’esprit du joueur vers des idées, des réflexions et des pensées faisant partie de la même famille de situations. Si cela fonctionne aussi bien dans « The Witness », c’est donc parce que J. Blow et son équipe ont proposé des éléments à destination du joueur qui par leurs contenus, permettent à ce dernier de faire des analogies entre ce qu’il voit/entend et ses actions. Ainsi, il lui est permis de prendre de la distance par rapport à ce qu’il fait et peut alors commencer un travail d’auto-analyse. C’est cette alternance dans le rythme entre phases d’apprentissage et phases de mises en perspective de cette apprentissage qui permet de susciter au joueur d’adopter une posture réflexive. Si celle-ci est d’abord dirigée vers le comportement du joueur qu’il a dans le jeu (ce qu’il fait, pourquoi résout-il des puzzles, etc.), de nombreuses portes sont proposés afin de transférer les réflexions et les compétences nouvellement acquises du joueur vers d’autres situations de sa vie.

Conclusion

Au travers de notre étude, nous avons appuyé le fait que « The Witness » peut être compris comme un essai sur les connaissances et les compétences : comment celles-ci s’acquièrent, se transfèrent et se discutent. Cependant, dans cette dernière partie, nous allons élargir notre propos pour aborder brièvement ce que le jeu propose plus largement dans sa dimension philosophique. « The Witness » est dans ce cas précis un témoignage de la conception philosophique du monde selon l’équipe de développeurs et développeuses coordonnés par J. Blow. Ainsi, l’un des premiers sujets abordés concerne l’obsession comme moteur de l’activité humaine. Ainsi, le jeu tient le discours que l’obsession est un moteur efficace dans l’acquisition des compétences et que seuls les personnes qui ont été obsédées par un domaine de recherche ont fait avancer ou ont ajouté leur contribution au stock de connaissances humaines. Dans la logique du jeu, l’obsession se définit comme le besoin de comprendre et de résoudre des puzzles. C’est d’ailleurs aussi lié au fait que Blow souhaite nous partager son amour pour les puzzles. Dans certaines interviews qu’il donna, il expliquait déjà qu’il ressentait ce besoin de « comprendre et de résoudre ». « The Witness » développe pourquoi Blow considère que ce besoin est bénéfique et pourquoi il souhaite que les joueurs ressentent aussi ce besoin. Ce besoin obsessionnel de comprendre nécessite deux prémisses selon le discours du jeu :

Premièrement, de nombreux logs et éléments du jeu montre un certain rejet de l’absolu (présent autant dans les discours scientifiques que dogmatiques). Il ne s’agit pas non plus d’adopter une posture sceptique mais plutôt d’être prêt à changer ses croyances et ses convictions lorsqu’elles ne sont plus suffisantes pour expliquer le monde qui nous entoure. Ainsi, il y a une réflexion épistémologique qui dépasse le cadre de l’élaboration des connaissances et des compétences pour aller questionner leur pérennité dans le temps.

Deuxièmement, le jeu rappelle au joueur que l’incompréhension doit être acceptée pour ce qu’elle est. Le jeu tient clairement un discours sur l’incapacité de l’être humain à comprendre son environnement et sur le fait qu’il faut l’accepter. Il énonce aussi l’importance de ne pas se sentir bloqué par cette incapacité car de toute façon celle-ci est inhérente à la nature humaine. C’est d’ailleurs pour ce dernier fait que nous trouvons de nombreux éléments et discours appelant à l’humilité du joueur et plus largement de l’être humain (que celui-ci soit connaisseur ou profane). Ainsi, si on pouvait supposer que le jeu nous poussait à tout savoir sur tout, nous avons là des éléments qui viennent plutôt nous dire que ce n’est pas grave si nous ne comprenons pas tout, qu’il s’agit là d’une attache dont nous pouvons en réalité facilement nous dessert. Il est donc intéressant d’énoncer ici que le jeu tient un discours dialectique sur la place que doit avoir l’acquisition des connaissances dans nos vies. Plus précisément, il pose ici les limites de sa thèse (il faut acquérir des connaissances et des compétences) en énonçant qu’il faut accepter notre inaptitude physiologique et psychologique à compléter cette quête et que sa complétude ne doit pas être un objectif absolu. Il y a d’ailleurs dans le game design du jeu un élément suffisamment notable pour illustrer cette critique de la complétude que fait Blow à travers « The Witness ». L’une des dernières zones du jeu n’est accessible qu’à partir du moment où le joueur a réalisé la quasi-totalité des puzzles. Il s’agit du « Challenge » situé dans « la caverne » (zone appelée de la sorte par la communauté). Dans une interview donnée à un journaliste de Kotaku en février 2016, il faisait une analogie intéressante avec les romans :

Je ne m’attends pas moi-même à ‘‘maitriser’’ ‘‘Gravity’s Rainbow’’. En fait, l’idée de ‘‘maitriser’’ un roman semble stupide. Cela doit-vraiment être un bon livre si vous pouvez faire ça ! Donc la fait que lui puisse espérer cela avec les jeux est un signe que les expériences n’ont pas été si profondes que ça, pendant tout ce temps.

Ainsi, il y a avec le Challenge une volonté de nous empêcher d’accéder à la complétude, à la résolution totale et absolue du jeu, à sa compréhension définitive. Jonathan Blow veut ici nous empêcher, par le seul moyen qu’il a à sa disposition (le game design), de « terminer » le jeu. Cet exemple nous conforte dans notre opinion sur le propos du jeu qui est donc : la recherche de la connaissance sans que celle-ci ne soit forcément totale.

Ainsi donc, nous avons vu les principaux sujets que nous souhaitions aborder sur « The Witness ». Il convient maintenant de proposer une rapide conclusion afin de terminer notre réflexion sur ce jeu mais surtout afin de l’ouvrir vers de nouvelles perspectives de discussions.

« The Witness » est un jeu sans compromis. La diégèse du jeu propose un univers d’une rare cohérence et le jeu fait en sorte de nous proposer que le minimum d’éléments extra-diégétiques. Ceux-ci ne sont présents que dans un souci d’ergonomie et d’accessibilité afin qu’aucun profil de joueur ne soit avantagé ou désavantagé par rapport à un autre. Il n’y a pas de musique, pas non plus de cinématique : tout se fait de manière diégétique. Le visionnage des films par exemple n’impose pas au joueur une cinématique où celui-ci ne pourrait plus rien faire d’autre que de la regarder. Les Logs audios sont en libre écoute et le jeu ne nous impose aucunement d’en écouter certains pour progresser.

Il est aussi intéressant de caractériser « The Witness » comme un jeu à progression. Même si les joueuses et joueurs peuvent se promener librement sur l’île, le jeu nous oblige à suivre une certaine progression dans la résolution des puzzles : certains ne s’affichent que lorsque d’autres ont déjà été résolus et d’autres dépassent souvent le niveau de compétence du joueur (autrement dit, sa zone proximale de développement). Ainsi, le game design est tel que l’on se retrouve à devoir suivre les différents parcours nous permettant de progresser dans notre compréhension des mécaniques.

« The Witness », c’est aussi l’occasion pour Jonathan Blow de proposer sa représentation du « bon jeu d’aventure ». C’est pourquoi, comme nous le disions, Blow minimise la difficulté sensorielle pour ne laisser place qu’à la difficulté logique. Il y a donc ce rejet des règles « classiques » de game design pour pouvoir proposer une relecture du genre vidéoludique du jeu d’aventure. De même, on ressent la volonté de l’auteur de proposer une expérience des plus cohérentes. L’une des plus belles applications de cette volonté se retrouve dans la game design qui ne prend jamais de raccourci pour expliquer aux joueurs et joueuses comment progresser et résoudre les puzzles. Aussi, le nombre de personnes n’ayant pas apprécié la proposition nous laisse penser que plus un jeu est cohérent dans sa démarche et l’expérience qu’il propose et plus il sollicite les joueurs-euses à s’investir et faire un effort de compréhension. Aussi, « The Witness » devient un objet difficile d’accès dans le sens où il ne propose pas non plus de récompense au joueur, jouant avec les réflexes et les attentes conditionnées de ce dernier.

Ainsi, si je, Esteban Grine, ne devait retenir qu’une seule chose de ce jeu, ce serait que c’est par celui-ci que je compris pourquoi la Compréhension était une récompense en soi et la seule véritable.

Esteban Grine, 2017.

 

 

Sources scientifiques (entre autres)

  • Chekour, Laafou, Janati-Idrissi, (s.d.) L’évolution des théories de l’apprentissage à l’ère numérique https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1502b.htm
  • Bogost, I., 2007. Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames. The MIT Press, Cambridge, MA.
  • Genvo, S., 2012. La princesse est une bombe atomique. Approche ludologique du personnage de la princesse  dans  Braid. URL http://www.ludologique.com/publis/ColloqueLyonGS.pdf (consulté le 01/03/2017).
  • Hess, R., date inconnue. Entretien avec Monsieur Rémi Hess, professeur à l’université de Paris VIII, interviewé par Clarisse Faria-Fortecoef.
  • Sicart, M., 2014. Play Matters. The MIT Press, Cambridge, Massachusetts.
  • Tardif, J., 2006. L’évaluation des compétences 
  • Vygotski, L.-S., 1934. Pensée et langage, 4e édition (2013). ed. La Dispute, Paris.

Sources journalistiques

Sources Vidéographiques et lithographiques

 

 


Notes de bas de page

[1] Il y a certes le mouvement de l’eau qui reste présent.

[2] La fin alternative du jeu va clairement dans ce sens en nous faisant pénétrer dans un Hall d’Entrée.

[3] Nous posons l’hypothèse ici qu’aucun bugs de collision ou « Out Of Bound » n’a été découvert par un joueur expérimenté comme un speedrunner.

[4] En réalité, cette interprétation a beaucoup plus d’impact sur notre lecture du jeu puisque ce dernier prône aussi la thèse que le voyage permet une plus grande sagesse et l’ouverture d’esprit (c’est notamment observable et audible à travers de nombreux logs présents dans le jeu), ce qui se rattache à l’adage que la capacité à parler plusieurs langues (ici plusieurs systèmes de règles) permet une plus grande capacité d’observation, à un certain relativisme, etc.

[5] Dans la diégèse du jeu, les panneaux fonctionnent à partir de câbles par lesquels une forme d’énergie est transmise afin d’alimenter l’écran du puzzle. Ainsi chaque puzzle résolu permet à l’énergie de circuler jusqu’au prochain puzzle. Ainsi, si le joueur échoue à certaines étapes de contrôle des connaissances, « l’énergie se coupe » ainsi que le puzzle précédent et le joueur doit retracer la solution de ce puzzle afin de retenter sa chance lors de l’étape de contrôle.

[6] D’autres critiques et analystes sont d’ailleurs d’accord avec cette lecture. C’est particulièrement le cas des auteurs de la chaînes Youtube « Extra Credit ».

[7] Les collectibles ont la forme de vidéos ainsi que de dictaphones dans le jeu proposant des réflexions, des discours ou encore des textes lus.

[8] En l’occurrence de tenir une promesse faite à un autre personnage clef de l’intrigue.

Log des versions

2017.03.03 à 22:42 : corrections de coquilles et de tournures de phrases malheureuses. Merci à @AlexandreSEVE.

La Bulletin de Janvier 2017 de la Revue LCV

Témoignages d’Amours et de Raisons – Bulletin

Vous souhaitez rédiger un bulletin pour LCV ? Rien de plus simple ! Tout le monde peut le faire. Il suffit de trouver un thème sur lequel vous allez choisir entre 4 et 6 vidéos et pour lesquelles vous devez écrire un court paragraphe. Merci de contacter @EstebanGrine pour l’organisation, la planification, etc.

 

Ah, janvier, premier mois de l’année et tu nous amènes déjà des productions et des vidéos instaurant un nouveau standard. Surtout, Janvier, c’est l’occasion de parler avec son coeur, avant que la raison ne nous rattrape, serait-ce déjà trop tard ? Probablement. Alors, pour ce premier bul-le-tin, la revue propose de découvrir des créateurices (et leurs vidéos) ayant réalisé des témoignages d’Amour et de Raisons au Jeu Vidéo. Et surtout, c’est l’occasion d’interroger. D’interroger sur la façon dont on tient des discours sur les jeux vidéo. Comment sont-ils ? Comment les critiques analysent les jeux auxquels iels jouent ? Faut-il recontextualiser ou détacher une œuvre du corpus de l’auteur ? Avec cette sélection, LCV apporte des éléments de réflexions. Jamais de réponses absolues : la re-la-ti-vi-té.

Comment créer du discours sur le Jeu Vidéo – Dial Up

Cela commence avec Pier-re et Damastès, deux créateurs aux chaines youtube extraordinaires qui nous proposent un nouveau format : un dialogues par messages vocaux interposés. C’est brillant, sincère et plus de douceur pour le Jeu Vidéo. De plus, ils mettent le doigts sur de nombreux concepts de manière totalement claire, intelligible et convaincante. Comment analyse-t-on ? Pour Damastès, cela part d’une opinion personnelle, quelque chose qui vient du coeur. Non pas que cela soit la bonne façon, mais plutôt que c’est celle qu’il considère le plus.

Sonic 1er – Pier-re

La seconde vidéo, c’est une Madeleine. Pier-re, en solo, cette fois, nous parle de Sonic 1, le tout premier, sur Megadrive. Il a bien raison sur de nombreux points, Sonic dépasse le raisonnement logique. C’est un souvenir heureux en chacun de nous qui dépasse toutes rationalités. Pier-re n’a pas de message. Il ne vous dit pas : « oui, blah blah blah, Sonic, c’est un héros, c’est une icône blah blah ». Ses propos dépassent la Raison pour ne se concentrer que sur le Hic et le Nunc : l’instant présent qui reste dans notre mémoire. C’est pertinent, c’est convaincant : son discours dépasse la Méthode pour se concentrer sur un ressenti, un amour éternel dédié au hérisson.

L’éternelle fin des Temps – ArmulhTeam X Ikakura

La Méthode, c’est ce qui caractérise les vidéos de l’ArmulhTeam et dont la dernière, présente dans ce bulletin, a été réalisée par Ikakura et Cramulh. Nous avons là une construction cartésienne, suivant une logique bien huilée et caractéristique des productions de ces créateurs. Ici, le Jeu, son message, est absolu. Peu importe le profil du joueur, le message transmis est le même. La production de cette équipe est remarquable pour plusieurs points paradoxaux. La logique cartésienne du propos est fortement contrasté par la forme de la vidéo qui nous installe dans une ambiance propice à nous convaincre.

Regard Détourné

Tifor propose lui-aussi une expérience similaire et se concentre sur ce que lui évoque les masques présents dans Majora. Il construit sa pensée à partir d’un jeu pour questionner philosophiquement l’individu, son essence, son être et son identité. Comment comprendre « le masque » ? Est-il le reflet de notre identité ? N’est-ce qu’une façade pour nous protéger de l’inconnu ? Ce témoignage privilégie un rythme lent : c’est l’atmosphère qui prime et qui nous installe dans une disposition mélancolique mais attentive.

Contradictions épistémologiques

Vient enfin les toutes deux excellentes vidéos de Pseudoless et Olbius, chacun ayant analysé le jeu « The Last Guardian ». Pourquoi avoir choisi ces deux vidéos ?  Ce qui me frappa en regardant chacune d’elles, c’est qu’ils ont tous les deux raison. Pourquoi ? Serait-ce uniquement moi qui ne sait pas choisir ? Non, nous avons là de manière frappante deux choix épistémologiquement différents pour construire deux réflexions différentes, opposées et pertinentes. Ce qui m’intéressa dans le témoignage d’Olbius, c’est son choix de ne pas trop recontextualiser l’œuvre de Fumito Ueda dans dans sa ludographie. Il propose ainsi une vision plus proche et sensible, libre de toutes attaches. Or, c’est précisément ce qui me passionna chez Pseudoless qui accorde la moitié de sa vidéo à « Ico » et « Shadow Of The Colossus », retraçant avec brio l’évolution du-dit Game Designer . En regardant ces deux vidéos, j’ai personnellement appris quelque chose : il existe de nombreuses méthodes d’analyses des jeux vidéo, parfois extrêmement codifiées comme les Tests et parfois très libres comme les critiques. Le Choix de rejouer ou de ne pas rejouer aux précédents jeux du même auteur permet d’avoir des visions différentes d’un même jeu, ce qui nous amène peut-être, j’ose le croire, à une réflexion plus objective lorsque l’on en fait la synthèse.
          

Ouverture

Les auteurs que nous avons présentés se placent dans une vision procéduraliste de l’analyse des jeux vidéo. C’est-à-dire qu’iels supposent que les jeux vidéo diffusent des messages (par leur mécaniques notamment) et qu’iels ont compris ces messages. En proposant leurs productions, iels militent pour leurs compréhensions des jeux qu’ils affectionnent ou pas. Nous remarquons que ces compréhension peuvent parfois être contradictoire. Alors, l’opposition de ces visions nous amène à considérer ces mêmes messages comme étant présents ou non, énonçant quelque chose pour l’un et son contraire pour l’autre. Ce que je pense avoir montré dans ce bulletin, c’est que les discours qu’iels tiennent sont de formidables témoignages des expériences vidéoludiques et qu’il est nécessaire d’en voir le plus possible pour comprendre ces objets. ■

Esteban Grine, 2017.

Téléphone retrouvé – Lettre Ouverte à Samthing

Spoiler Alert : des éléments clefs de l’intrigue sont dévoilés dans cet article. Il serait plus intéressant de vous faire votre propre opinion du jeu qui est disponible sur Steam, Android et iOs. (Je vous conseille sincèrement de le faire sur smartphone.)

 

Bonjour Samthing, ou toute personne qui lira cette lettre et qui pourra contacter la propriétaire,

J’ai trouvé ce matin ton téléphone. Il gisait sur la chaussée. Je fus étonné de comprendre qu’il n’avait pas encore été récupéré par quelqu’un pendant tout ce temps. La première chose que je souhaite te dire, c’est que je te présente sincèrement mes excuses. J’ai pu recharger le téléphone et m’apercevoir qu’il fonctionnait toujours après que tu l’ais jeté il y a un an maintenant. Voyant qu’il n’y avait pas de code à insérer pour accéder à l’interface, je n’ai pas pu m’empêcher de regarder ce qu’il y avait. Deuxièmement, j’habite un petit village à côté de Covonia. Je peux, si tu veux, le déposer dans un lieu de ton choix ou auprès de quelqu’un de confiance pour que tu puisses le récupérer. Ce serait dommage de jeter ce téléphone, pour lequel tant d’énergie et de ressources ont été utilisées.

Tu pourrais me taxer de voyeurisme et je pense que tu aurais raison. Je te présente aussi mes plus sincères excuses car j’ai abusé de ta personne en me faisant parfois passer pour toi. Les choses dites telles quelles, tu penseras probablement que je ne suis finalement pas une très bonne personne. Je ne chercherai pas à te convaincre du contraire. Le fait de parcourir ton téléphone m’a fait beaucoup réfléchir à ce sujet d’ailleurs.

Car vois-tu, au début, c’était un peu comme un jeu. Un passant trouve un téléphone déverrouillé sur la Chaussée, forcément, il va s’amuser à regarder ce qu’il y a dedans, je crois. Donc j’ai parcouru tes photos et tes messages, mais le fait que tout de suite, je compris que tu avais disparu, cela m’a tout de même inquiété, amusé et me donna envie de savoir ce qui s’était passé. C’est un drôle de sentiment de se savoir concerné (par l’inquiétude) et de se sentir éloigné du sujet (car je ne peux pas non plus faire grand-chose).

Et donc du coup, et bien j’ai essayé de recoller un peu les morceaux de l’histoire. Je pense que tes parents ont déjà appelé la police à l’heure qu’il est. Tu es d’ailleurs déjà peut-être rentrée chez eux. Au début, je pensais que c’était une banale histoire de fugue mais c’est avec le message de Lola que je compris les enjeux de cette fuite en avant.

Ne t’inquiètes pas, je n’en dirai pas plus ici, car je tiens à respecter ta vie privée. C’est étrange venant de la part de quelqu’un ayant parcouru l’intégralité de ton téléphone, non ?

Je pense, Samthing, que ton histoire doit être partagée. Tu vois, au début, quand j’ai commencé à parcourir ton téléphone, tu étais une construction mentale : une personne qui n’existait pas au-delà de mon imaginaire. Les quelques photos de toi m’ont aidé à te visualiser mais la vérité est que ton téléphone comportait en fait très peu d’informations sur toi. Donc finalement, tu étais une sorte d’énigme, un puzzle à résoudre. J’ai aussi l’impression maintenant que tout nous distingue, je dois être une sorte d’antithèse de toi. Ce qu’il se passa alors en parcourant ton téléphone est incroyable. Au début, j’ai voulu en savoir plus sur toi, pas forcément pour comprendre ta situation mais juste pour « en savoir plus ». Puis, j’ai dû me mettre à ta place pour aller plus loin, puis je me suis fait passer pour toi. Tout cela a fait que j’ai ressenti énormément d’empathie pour toi. Si au début tu étais une construction mentale, à la fin, tu étais devenue une humaine qui je pouvais comprendre. Lorsque j’ai lu tes messages sur les forums de « Be You » à propos de ce qu’il se passa avec Lola notamment et surtout la façon dont tu as vécu cela, j’en avais les larmes aux yeux.

Je ne peux pas imaginer ce que cela fait de vivre ce qu’il t’arrive, je ne suis pas tellement concerné mais maintenant, je crois être capable d’écouter, d’avoir de l’empathie, de déconstruire ce que l’on m’a aussi appris et reconstruire par-dessus. Pour tout cela, Samthing, merci infiniment. J’espère que tu seras heureuse à Covonia ou ailleurs. Je souhaite que tes parents comprendront et te souhaite le meilleur. ■

Esteban Grine, 2017.


A Normal Lost Phone est un jeu développé par Accidental Queens

Elizabeth Maler donnera une conférence le 28 mars 2017 à l’ENS dans le cadre du séminaire In’Game. Inscription ici => https://www.facebook.com/events/709094242585640/

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La banalisation de la Terreur – Lettre à Damastès

« Paper, Please », le racisme systémique et la banalisation de la Terreur – Lettre Ouverte.

Bonjour Damastès, ou plutôt bonsoir, à l’heure à laquelle j’écris.

J’espère que tu ne prendras pas cet article comme une stratégie d’évitement. Au contraire, après notre discussion, j’ai choisi de t’écrire mes idées telles qu’elles se présentent et j’espère, sincèrement, qu’elles t’aideront dans tes travaux. J’avoue secrètement vouer une sorte de culte pour l’écrit, cela me rappelle ces échanges épistolaires entre deux vieux philosophes poussiéreux. Aussi, cette forme me permet personnellement d’exprimer le plus précisément ma pensée lacunaire.

Je souhaite te parler de « Paper, Please », extraordinaire jeu de Lucas Pope sorti en 2013 car comme nous en discutions plus tôt, nous sommes tous les deux d’accord pour dire qu’il manque encore beaucoup de lectures de ce jeu sur Internet.

Je pense sincèrement que « Paper, Please » a bien plus à offrir que les interprétations qui ont déjà été faites de lui mais pour développer ma pensée, il est nécessaire que je te parle un peu de ma vie personnelle. En effet, ce jeu a, à mon sens, bien plus à dire sur la vie de tous les jours que sur une hypothétique dictature d’inspiration soviétique.

Damastès, est-ce que tu t’es déjà demandé ce que tu aurais fait lors de la seconde guerre mondiale en tant que français ? Aurais-tu été résistant ? Neutre ? Ou aurais-tu collaboré ? Car vois-tu, c’est une question qui est presque récurrente là où je travaille. Enfin, pas exactement mais tu vas comprendre où je veux en venir.

Je suis actuellement un fonctionnaire. En tant que fonctionnaire, je dois exécuter les ordres qui viennent d’un gouvernement élu par le peuple. Pour l’instant, les ordres que je reçois me semblent plutôt normaux. Je dois appliquer la politique choisie par le gouvernement en matière d’éducation pour être précis. Je suis aussi plutôt heureux dans mon travail, j’aime penser que j’œuvre pour quelque chose qui me dépasse, appelons ça le Bien Commun si tu es d’accord.

Imaginons maintenant que mon gouvernement change et que je reçoive des ordres et des consignes m’ordonnant d’exclure une certaine population à cause de son orientation sexuelle, de sa nationalité, de son ethnie d’origine ou de ses croyances. A ton avis, que ferais-je ? Est-ce que j’appliquerais les nouvelles politiques ? Ou est-ce que je refuserais et ferais acte de Résistance parce que les ordres que je reçois sont contraires à mon sens de la Morale et de l’Ethique ? Est-ce que le Bien Commun a changé ?

Si beaucoup de gens opteraient immédiatement pour la résistance face à l’oppression, je t’avoue, humblement et peut-être un peu honteusement, que je suis aujourd’hui incapable de te répondre. Non pas parce que j’ai une quelconque affinité avec ces opinions horribles et oppressives mais véritablement parce que je ne sais pas et je souhaite sincèrement, au plus profond de moi, ne jamais avoir à me poser la question.

Je clos ici cette histoire sur ma vie privée pour revenir à « Paper, Please » car vois-tu, pour moi, ce jeu pose clairement cette question précise : « qu’aurais-tu fait, toi, individu unique et doué de pensées, si un système te demandait d’appliquer une loi, aussi horrible soit-elle ? » Et quand on réfléchit quelques secondes, nous sommes bien obligés de nous rendre à l’évidence : nous n’avons pas la réponse, nous ne savons pas, et c’est horrible.

Tu aurais sûrement envie de me répondre qu’aucun être humain ne serait capable d’accepter cela et à ce moment, je te dirai que je l’ai vu, j’ai déjà vécu cette situation. Pas pour moi mais pour un proche de nationalité étrangère que j’ai accompagné plusieurs fois à la préfecture et où nous avons dû batailler, ensemble, pour que la personne en face daigne accepter son dossier car l’une des pièces d’identité, valable et recevable, que nous avions apportée ne lui convenait pas. Ce racisme systémique, moins visible car on le considère plus objectif, je l’ai vu et cela se produit tous les jours.

A mon sens, « Paper, Please » n’a pas une métaphore d’un système dictatorial représentant le Mal Absolu. Il utilise et se repose sur une esthétique qui rappelle fortement cela, je ne dirais pas le contraire, cependant, à mon sens, « Paper, Please » est bien plus une allégorie de la vie de tous les jours, des oppressions systémiques avec lesquelles Nous vivons Tous et dans lequel Nous appliquons tous les jours leur système de Lois et de Normes. Parce qu’aujourd’hui, notre gouvernement ne prend pas la peine de venir aider quelques réfugiés et qu’il souhaite secrètement les renvoyer dans je ne sais quel enfer que nous avons en partie créé. Parce qu’aujourd’hui, nous vivons encore dans un monde où certains pensent que les inégalités sont normales.

Tu regarderas, je pense que tu connais déjà, l’expérience du chercheur Stanley Milgram. Ce fut une drôle d’expérience qui cherchait à mesurer le niveau d’acceptabilité des humains faces aux ordres qu’ils recevaient de leur hiérarchie. Il se trouve que beaucoup appliquaient les ordres, même si ceux-ci créaient une souffrance chez une autre personne.

Pour moi, « Paper, Please », c’est ça. C’est un jeu qui teste le joueur et qui essaie de savoir jusqu’à quel point il acceptera les règles de sa hiérarchie. Pour tout te dire, à bien des égards, j’ai échoué. J’ai quasiment tout le temps appliqué les nouvelles lois que le jeu m’imposait, car j’avais peur pour ma famille, les voir tomber malades me faisaient souffrir, et au fond, quelqu’un m’aurait-il blâmé pour le fait de vouloir protéger mes proches en premier ? D’évaluer la vie de cet étranger, là, et de la considérer comme moins importante que celle de mon fils ou de ma fille ? Est-ce que toi, tu m’aurais jugé ? Ou finalement, serions-nous tombés d’accord pour comprendre la situation dans laquelle je vivais ? J’étais obligé, non ? Si ce n’était pas eux, c’était Moi. Je crois. En suis-je certain ?

Et si la dictature avait été renversée, est-ce que tu m’aurais protégé ? En disant que je ne dois pas être puni, que je ne faisais qu’appliquer les ordres provenant de mon supérieur et que finalement, c’est plutôt de sa faute si j’ai refusé toutes ces personnes ? C’est sa faute si j’ai séparé ce couple, non ?

Pour moi, « Paper, Please », c’est tout cela, toutes ces questions. C’est cette banalisation de la terreur, terreur que nous acceptons de plus en plus dans la vie de tous les jours parce que nous n’arrivons plus à savoir qui nous voulons protéger. Pour qui dois-je avoir peur ? Eux ? Mes proches ? Moi ? On ne sait plus, on ne peut plus savoir. « Paper, Please », c’est bien plus qu’une simple critique des systèmes dictatoriaux, c’est une critique de l’être humain et de sa capacité à se dédouaner des comportements horribles qu’il fait subir aux autres.

Tu pourrais alors me demander quelle est la morale du jeu ? Si tant est qu’il y en ait une. Je te répondrai alors, qu’il n’y en a qu’une seule et qu’elle est radicale. Il ne faut pas jouer à « Paper, Please » car dès que tu joues, tu acceptes son système de lois et de règles. Résister à l’Oppression, c’est sortir de l’Oppression, c’est cesser d’accepter les règles, c’est éteindre le Jeu. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Le Jeu Vidéo, ce loisir bourgeois, capitaliste et colonialiste.

Ce Noël, quelle ne fut pas ma surprise lorsque mes parents me tendirent le cadeau qui m’était destiné. Une fois l’emballage soulevé, je découvris avec émerveillement une Playstation 4 slim accompagnée de « Call Of Duty Infinite Warfare » (Activision, 2016). Moi qui suis plutôt vindicatif lorsqu’il s’agit des consoles de jeux vidéo, ces boîtes en plastique non recyclables, j’eus le sourire jusqu’aux oreilles et fus heureux de recevoir cet objet victime de nombreuses convoitises.

Pourtant par le passé, je n’ai jamais manqué de statuer sur la question des consoles de jeux vidéo. Dans de précédents billets d’opinions, j’avais déjà clairement établi mon point de vue à ce sujet : ce sont des objets extrêmement périssables soumis à des modes de consommation et des cycles de vie toujours plus courts, bref, l’antithèse de la consommation responsable. Pourtant, le sentiment de bonheur lorsque j’ouvris mon cadeau me débarrassa de tous mes dilemmes éthiques liés au développement durable. Je venais d’atteindre un Graal et pour rien au monde je n’aurais sermonné mes parents en les traitant d’inconscients pour m’avoir offert la dernière console de Sony. Je balayais donc d’un revers de la main toutes mes considérations politiques sur la façon de consommer notre média « jeu vidéo ».

Face à tant de contradictions présentes chez moi (et elles le seront surement encore après l’écriture de ce billet), il convient de se poser quelques instants et réfléchir à ce qui vient de se produire, un peu à notre médium et le recontextualiser au sein des différents loisirs accessibles ou non dans le monde car ce qui s’est passé à mon Noël est à mon sens représentatif de l’absence de prise de conscience concernant l’impact de nos comportements sur le monde en tant que joueurs.

Pour reformuler un peu et aller directement au fond de ma réflexion, je vais exposer dans ce billet les raisons qui me poussent à penser que le Jeu Vidéo est un loisir bourgeois et capitaliste. De même, je défendrai aussi le fait qu’il est un produit d’une certaine vision coloniale de l’utilisation des ressources de notre planète. De cette façon, j’espère pouvoir reconnaitre mes contradictions pour mieux affirmer le discours décroissant qui me semble aujourd’hui nécessaire pour faire du jeu vidéo un loisir durable et une forme d’expression pérenne.

Les bourgeois, c’est comme les cochons

Maintenant que j’ai attiré l’attention du lecteur, il convient de préciser ce que j’entends par loisir bourgeois. En aucun cas je ne remets en cause la caractéristique populaire de cet art. Le Jeu Vidéo est un média de masse et à aucun moment j’en viendrais à le comparer à certains loisirs comme « aller à l’Opéra », « jouer au golf » ou encore « aller écouter un orchestre symphonique ». J’entends par « loisir bourgeois » plutôt un rapport entre pays occidentaux et le reste du monde, où se trouvent les minerais, les matières premières et les moyens de production. Ainsi, j’entends plus le terme « bourgeois » dans un sens économique et marxiste : une classe sociale (l’occident) dominant une autre classe sociale (les pays producteurs). Ainsi, je considère que le jeu vidéo tel que nous le connaissons en France n’a été rendu possible que par l’exploitation de l’homme par l’homme. Nous pourrions rapidement convenir que tout notre mode de consommation français ne repose d’ailleurs que sur ce principe mais ce n’est pas parce qu’une caractéristique n’est pas unique au jeu vidéo (et à tout média de manière général) qu’il faut l’exclure de l’équation sous prétexte que « tout le monde est au courant ». Au contraire, je m’oppose clairement à ce type de propos que je considère comme une forme d’invisibilisation des problèmes et j’ai la conviction que c’est ce que nous faisons actuellement.

Ainsi donc, notre façon de consommer le média « jeu vidéo » est à mon sens possible uniquement par l’exploitation d’une population sur une autre mais il convient de préciser mon propos : toutes les façons et les supports de jeu ne sont pas égaux dans l’exploitation des ressources et du travail. Lorsque l’on observe rapidement les façons de jouer à des jeux vidéo de par le monde, nous pouvons observer une multiplicité des pratiques. Ainsi, la représentation majoritaire que l’on se fait du jeu vidéo en France est le jeu sur console ou sur pc tandis que la représentation majoritaire du jeu vidéo en Chine est le jeu sur smartphone. Une partie de ces représentations peut s’expliquer par le choix de politiques nationales en matière de supports de jeu. Ainsi, en Chine, ce n’est que très récemment que les consoles de salon ont véritablement pu pénétrer le territoire avec la bénédiction du gouvernement. Déjà, il apparait à mon niveau et dans cette réflexion que les représentations du jeu vidéo varient énormément géographiquement. Nous ne jouons pas de la même façon que l’on soit en France, en Allemagne, en Amérique du Nord ou du Sud, en Asie ou en Afrique.

La logique capitaliste de notre consommation de Jeux Vidéo

Si l’on observe maintenant les supports de jeu, nous nous apercevons que certains ont un plus gros impact sur l’immobilisation des ressources prises dans les pays producteurs des matières premières nécessaires. Ainsi, les consoles de salon et portables sont typiquement dans ma réflexion actuelle les supports de jeu le moins écologiquement soutenables puisque nous immobilisons des stocks de métaux et de plastiques qui ne seront peu ou pas recyclés. De même, l’utilisation que nous en avons montre que c’est un stock qui, contrairement aux smartphones ou aux ordinateurs, n’est immobilisé que pour une seule fonction : le jeu (et la consommation de médias, certes). J’oserai presque faire le pari que notre temps de jeu passé sur une console est inférieur à 5% du temps total de possession. Mon cas personnel en est clairement l’exemple. Je possède chez moi une Nintendo 3DS, console que j’affectionne particulièrement. Pour cette plateforme, j’ai fait l’achat d’environ une dizaine de jeux qui m’ont duré à peu près 40 heures soit 400 heures de jeu pour maintenant 2 ans et demi de possession soit à peu près 21 600 heures. Ainsi donc, sur le temps de possession de cette console, je n’y ai techniquement joué que 1,8% du temps, ce qui est ridicule pour l’immobilisation de ressources que cela implique et la quantité de travail qui a été nécessaire pour produire ma console portable.

Pourtant, en tant que joueur, nous valorisons énormément la possession de jeux et de supports de jeux. A voir le pédantisme et la prétention des personnes qui présentent leurs collections et surtout la mise en avant du montant monétaire que cette accumulation a nécessité, je me fais la réflexion que malgré les revendications politiques de gauche(s) que certains peuvent avoir, les joueurs de jeux vidéo restent (par leurs comportements) pour le moment des agents économiques qui s’inscrivent directement dans une tradition capitaliste mettant en avant la liberté individuelle d’immobiliser des objets qui nécessiteraient notamment d’être recyclés afin d’être réemployés. Et que cela soit clair entre nous, après réflexion, mon comportement s’inscrit malgré moi définitivement dans cette tradition capitaliste que je critique.

Le Jeu Vidéo Dématérialisé, fausse réponse à de vraies questions énergétiques

Certains pourraient argumenter que l’augmentation des ventes de jeux dématérialisés nuancerait mon propos, ce à quoi je ne pourrais m’opposer formellement à défauts d’observations. En réalité, ces individus ne seraient pas non plus à même de soutenir ces hypothèses sans preuve scientifique accompagnée d’une méthode épistémologiquement soutenable et réfutable. Cependant, je pose l’hypothèse que mes arguments restent valides pour la majorité des individus, joueuses et joueurs dont les pratiques ne correspondent pas à celles de l’utilisateur de services tels que Steam ou Gog. J’émets aussi l’hypothèse que la mise en avant du jeu dématérialisé ne résout pas la question des supports telles les consoles et les ordinateurs portables (tablettes, etc.). Enfin, je comprend tout de même l’argument que les jeux en boîte représentent eux aussi un gaspillage d’énergie puisqu’ils deviennent, à mon humble avis, de plus en plus en plus des simples clefs d’activation.

Néanmoins, il me semble que la sphère des quelques influenceurs (dans laquelle je m’insère) soutenant « ce projet potentiellement écologique du jeu dématérialisé » est peut-être dans une bulle culturelle (et probablement élitiste et pédante) qui ne représente aucunement la façon de jouer d’une quelconque « majorité » au niveau international. Nous ne nous intéressons que trop peu aux pratiques vidéoludiques des autres joueurs au niveau national et international et faisons beaucoup trop souvent la supposition qu’elles sont identiques aux nôtres peu importe le contexte. Or, il est facile d’imaginer qu’un individu vivant à Shanghai ne joue pas de la même façon qu’un individu à Sao Paulo, etc.

De manière générale, je soutiens que la question du dématérialisé est mal formulée puisqu’elle suppose que la consommation de jeux dématérialisés mobilise la même quantité d’énergie nécessaire que celle requise pour les jeux en boîte. Je ne peux malheureusement pas trop m’avancer sur ces éléments pour lesquels je n’ai pas de données à exploiter (mais voilà une piste de recherche qui serait fort passionnante à traiter). Ainsi, je reformulerai plutôt les enjeux de ces comparaisons uniquement par rapport à l’énergie nécessaire pour jouer. Formuler les choses dans ce sens permet de prendre en compte, à mon sens, la complexité de l’impact écologique du fait de « jouer à un jeu vidéo » sur l’environnement mais aussi les différentes structures des jeux (jeu solo, multi, en local ou non, etc.). Prenons par exemple le cas des jeux multijoueurs en ligne comme le très récent (et excellent) « Overwatch » (Blizzard, 2016). Celui-ci nécessite de nombreux acteurs diverses pour assurer la situation de jeu. Si l’on regarde l’impact de « jouer à Overwatch », nous avons donc :

Impact écologique d’un jeu multijoueur en ligne = Machine Client (dont coût de production) + Consommation électrique Client + Espace Disque Dur Client + Infrastructure Internet (réparti sur d’autres emplois) + Entretien de l’infrastructure (réparti sur d’autres emplois) + Machine Serveur (dont coût de production et d’installation) + Consommation électrique globale (intégrant les frais de stockage comme la ventilation, etc.) + coût d’entretien + Infrastructure serveur (la gestion du bâtiment, le réseau interne, etc.) + coût possible lié aux instances de partage et de streaming.

Pour le cas d’Overwatch, le calcul serait donc l’équation que je propose multipliée par 12 pour les 12 joueurs présents lors d’une partie. Cependant, je souligne maintenant l’amateurisme de cette équation étant donné que je ne suis absolument professionnel en terme d’ingénierie et la proposition que je fais n’a qu’une seule et unique vocation : ouvrir le débat et être corrigée.

Quelle solution pour réduire notre consommation d’énergie ?

Ainsi donc, avec cette façon d’envisager l’impact du jeu vidéo sur l’environnement (en observant l’énergie nécessaire pour jouer), il devient possible d’agencer les différents impacts écologiques des multiples pratiques vidéoludiques. Si cela pouvait être une évidence pour certains, cela me sembla intéressant de tout de même le rappeler ici. Ainsi, un joueur jouant exclusivement à des jeux axés sur des situations « en ligne » (se rapprochant ou étant des MMOG[1] donc) aura un impact plus important qu’un joueur ne jouant exclusivement qu’à des jeux présentant des contenus solos. Il devient aussi possible d’évaluer l’impact respectif des jeux en ligne, par exemple, un joueur d’Overwatch consommera probablement moins qu’un joueur de Battlefield (du fait de la taille des maps, du nombre de joueurs présents, etc). Enfin, il pourrait être intéressant de mettre en place un équivalent de l’indice Carbone dans les notices des jeux vidéo afin de prendre peut-être plus conscience de l’énergie mobilisée pour jouer. Ainsi, cette question de la consommation d’énergie soulève aussi les enjeux écologiques derrière de nouvelles pratiques qui pourraient sembler plus écologiques au premier abord. Je pense notamment aux services de streaming de jeu qui nécessiteront probablement énormément d’énergie et d’infrastructures.

Dans ce très long article, je me suis attaché à expliquer pourquoi le jeu vidéo est un loisir capitaliste. Il l’est car il se repose sur une logique d’accumulation de richesses qui vont être immobilisées sans possibilité de recyclage. Le Jeu Vidéo, tel qu’il est pratiqué en Occident, se repose aussi sur une idéologie colonialiste puisque c’est l’exploitation des richesses et des femmes et hommes en dehors de nos frontières qui nous permet un tel cadre de jeu. Enfin, les arguments servant à assoir cette forme de Jeu Vidéo s’inscrivent dans une réflexion que je qualifie plutôt de libérale, voire néo-libérale, avec le rejet et/ou l’invisibilisation des critiques qui peuvent être faites notamment.

Maintenant, le lecteur pourrait m’accuser de ne proposer aucune solution. Voici donc le moment choisi pour intégrer aujourd’hui certaines réflexions décroissantes au Jeu Vidéo. Je ne vais pas proposer ici une solution miracle mais plutôt observer ce qui se fait actuellement dans d’autres secteurs d’activités. Il convient donc d’observer les modèles économiques qui en ont émergé. Le modèle qui me semble le plus adapté au jeu vidéo pour répondre à l’ensemble des critiques que j’ai formulées est « l’économie de la fonctionnalité ». Dans ce modèle, les acteurs cherchent à remplacer les objets et les biens par des services, inversant ainsi les logiques de consommations. Un exemple récent de cette économie de la fonctionnalité concerne notamment les services professionnels de l’entreprise de pneus Michelin[2]. Plutôt que de vendre des pneus, Michelin vend des « kilomètres ». Cela a un double avantage. Premièrement, le client paie dorénavant pour le cycle de vie du produit avec une assistance s’il y a un problème. Deuxièmement, cela empêche les logiques d’obsolescences programmées puisque l’entreprise doit dorénavant produire les biens les plus solides possibles pour minimiser le coût de gestion d’un client. On pourrait totalement adapter ce modèle économique au Jeu Vidéo, notamment chez les constructeurs de plateformes dédiées. Plutôt que de créer des générations de consoles (des produits mis en vente), il devient intéressant de proposer des services : « jouer à des jeux vidéo ». Ces services pourraient prendre la forme d’abonnements annuels que les joueurs seraient prêts à payer pour ne pas avoir à changer de consoles à chaque nouvelle génération. Prenons l’exemple de Sony. Plutôt que de vendre des objets « Playstation », cette entreprise met en place un abonnement (une sorte « PlayStation Plus Plus ») qui mettrait à disposition du matériel de location chez le joueur. En contrepartie, celui-ci paierait un abonnement mensuel avec pour ne pas non plus pénaliser l’entreprise, un engagement d’une certaine durée de temps. En lisant ces lignes, j’ose penser que le lecteur comprendra immédiatement l’intérêt d’une telle démarche : le producteur doit dorénavant proposer la machine la plus performante, mais surtout la plus pérenne dans le temps pour ne pas avoir à subir la concurrence. D’un cercle vicieux, nous passons à un modèle plus soutenable.

Conclusion

Maintenant que tout cela a été évoqué, je ne pense pas avoir d’autres choses à dire qu’il serait pertinent d’ajouter ici. Je pense avoir présenté de nombreuses pistes de réflexions pour la personne s’interrogeant sur l’impact écologique de la pratique du Jeu Vidéo. Au-delà de cela, ce fut pour moi aussi l’occasion d’effectuer un travail introspectif sur les contradictions qui sont présentes chez moi entre mes volontés politiques, mon comportement de chercheur et mes habitudes de joueur. Malgré quelques formulations que certains pourraient considérer comme des attaques personnelles, je tiens à rappeler qu’à aucun moment, il n’y a eu cette volonté. Ce billet s’inscrit véritablement comme une entrée dans un carnet plus global de mes réflexions sur le Jeu Vidéo et ce, à un moment donné. Mon opinion changera probablement et cette trace me permettra de juger son évolution.

Dans tous les cas, cela me permet de construire un peu plus cette réflexion décroissante pour laquelle je milite tout en reconnaissant mes comportements qui ne sont ni meilleurs ni moins bons que ceux d’une autre personne et j’espère que cet article donnera des éléments de réflexions à ses lecteurs. En attendant, je souhaite que de nouveaux modèles pour la consommation de Jeux Vidéo apparaissent et suis impatient de voir comment l’économie de la fonctionnalité réinterprétera nos habitudes. A défauts, je continuerai de militer pour un usage plus humble et plus respectueux de l’environnement. ■

Esteban Grine, 2016.


Notes de bas de page

[1] MMOG : Massive Multiplayers Online Game

[2] Sources : http://economiedefonctionnalite.fr/en-pratique/michelin/