Death Stranding est un jeu que la presse spécialisée s’amuse à catégoriser comme clivant. IGN ne s’embarrasse pas de superlatif en le qualifiant de jeu le plus clivant de l’année : « Death Stranding has been, quite simply, the year’s most divisive game around the IGN office. Some of us love its gameplay, others find it frustrating, and aspects some of us enjoy others find annoying » (IGN, 2019). La presse généraliste n’est pas en reste puisqu’à l’instar de l’article de Daniel Dawkins pour The Gardian qui écrit : « Hugely ambitious and hugely divisive, it tasks players with delivering packages across a barren America where the living and dead coexist » (Dawkins, 2019).
L’une des explications que je vois à cette façon de catégoriser le jeu repose sur le fait que Death Stranding s’inscrit déjà dans le registre du walking simulator, déjà sujet à controverses, pour en plus prendre la définition de ce genre fondamentalement au premier degré : il est fondamentalement question de marcher dans Death Stranding, là où les walking simulators que l’on se représente ne nécessitent que peu d’efforts. Comme l’énonce Maxime Deslongchamps-Gagnon : « le joueur n’a qu’à appuyer sur la touche « W » de son clavier pour avancer dans un espace en 3D, ce qui n’a rien à voir avec le réalisme actionnel et la complexité systémique de jeux comme les simulateurs de vol » (2019 : 138).
Si Deslongchamps-Gagnon a fait du walking simulator l’une de ses spécialités de recherches – il tient notamment un podcast consacré au sujet (et que je n’ai pas pris le temps d’écouter malheureusement) –, je m’intéresse pour ma part particulièrement au fait de marcher dans les jeux vidéo, autant dans une perspective esthétique que de recherche, toutes deux basées sur mes pratiques vidéoludiques. Sur Twitter, je me suis de nouveau exprimé sur ce sujet étant donné ma récente expérience de Death Stranding. Le message volontairement provocateur fut le suivant :
J’aime bien le fait quand même que #DeathStranding est le premier walking-sim qui fait de marcher une vraie mécaniques de jeu…. Contrairement à tous les walking-sim finalement… qu’on devrait peut-être appeler…. Des witnessing-sims ? (L’Esteban Grine de Twitter, 2019)
A la suite de sa publication, je me suis remis forcément à penser et c’est ce que je souhaite formaliser ici. L’objectif ici est de répondre à la question suivante : comment appréhender l’expérience de la marche dans les jeux vidéo ? Finalement, il n’est donc pas question de définir ce que sont les walking simulators. Je compte surtout proposer des clefs permettant de caractériser et qualifier la pluralité des expériences permises par les simulateurs de marche.
Comment Death Stranding contredit les définitions typiques des walking simulators ?
Même si l’on pourrait s’amuser à nuancer les propos de Corentin Lamy et de la critique qu’il publie pour Le Monde Pixel, force est de reconnaitre sa pertinence. En toute fin de l’article, il énonce qu’il « n’y a rien à faire dans Death Stranding, à part marcher et éviter les dangers. Pas d’objets à collecter, de ressources à amasser, de quêtes secondaires à dénicher. Juste l’étendue quasi infinie, déserte et, pourtant, passionnante. Parce que chaque pas est une quête, chaque foulée un défi, chaque pic grimpé une victoire » (Lamy, 2019).
De fait, considérer le jeu comme un walking simulator n’est pas dénué de sens si justement on intègre la complexité systémique de la marche, reproduite dans Death Stranding. Bien entendu, d’autres jeux ont déjà tenté d’associer une dimension ludique à la pénibilité de marcher. On peut notamment penser à QWOP, jeu dans lequel on contrôle les jambes d’un coureur de 100 mètres. On pourrait aussi évoquer The Graveyard qui même s’il ne présente pas une difficulté motrice pour son audience, représente ingame cette difficulté par la lenteur et la lourdeur du personnage que nous incarnons, à savoir une personne âgée.
Ainsi, dans leur première acception, il semble que les walking simulators mettent l’accent sur la narration d’un récit par l’espace explorable d’un jeu. Melissa Kagen énonce dans la revue Game Studies :
Walking sims offer an experience of spatial storytelling and exploration, in which players wander around a narratively-rich environment without earning points or necessarily accomplishing tasks. Even within a dynamic narrative structure, the player of a walking sim is often unable to exert agency, change the story, or perform mastery. (Kagen, 32018)
Je note dans la définition qu’elle propose trois éléments qui structurellement semblent centraux aux expériences proposées par les walking sims : premièrement elle met l’emphase sur un storytelling spatialisé dans la veine de la narration spatiale de Janet Murray (1997). Deuxièmement, elle évoque l’importance de la flânerie : players wander around. Je fais ici l’usage de la notion de flânerie pour faire explicitement référence aux travaux de Bruno Vétel et de Nicolas Auray dans lesquels ils s’étaient attachés à présenter les jeux vidéo comme des objets permettant à leurs audiences de s’extraire des scripts (des comportements attendus) pour faire des espaces de jeux des espaces non-marchand (2016). Dernièrement, Kagen énonce que les walking sims diminuent voire empêchent l’agentivité des joueurs et des joueuses. Pour elle, le fait que les walking simulators ôtent l’agentivité des joueurs et des joueuses fait qu’il s’agit d’un genre vidéoludique qui ne repose pas sur une forme d’hypermasculinité :
Their mechanics force a player into relative passivity, a state at odds with the interactive agency prized in videogame design and in the performance of hypermasculinity—two central traits of which are domination and self-reliance (Levant, 2013). The player in a traditional videogame enjoys explicit, participatory interactivity that allows them to have an effect on the system; if hypermasculinity demands activity and accomplishment, then walking simulators are born as a non-hypermasculine game genre. (Kagen, 2018)
Dès lors, il semble que Death Stranding questionne la définition de Kagen. En particulier par rapport à la question de l’agentivité de l’audience. Contrairement à d’autres jeux comme Firewatch (Campo Santo, 2016), DS offre une agentivité particulièrement importante, non pas sur le récit, mais sur la marche elle-même. De fait, le premier jeu de Kojima Productions questionne les acceptions typiques du walking sim tel qu’il est pensé académiquement. Dans la thèse sur les walkers qu’il soutint en 2018, Alexander Muscat énonce : « Walkers cannot be mastered or ‘gamed’ like a challenge-focused or goal-directed digital game, or clearly understood as narratives imbued in their explorable levels, and yet we still wish to understand them » (Muscat, 2018 : 170). Death Stranding contredit cela dans le sens où Hideo Kojima et son équipe ont précisément réussi à ludifier l’acte de marcher. Dans DS, il est possible de maîtriser la marche en tant que mécanique vidéoludique complexe.
C’est pourquoi, finalement, je retiens surtout le changement sémantique proposé par Felix Zimmerman et Christian Hubert. Reprenant à leur compte la distinction cybernétique de Galloway entre les actes machiniques (ceux des jeux) et les actes commis par les opérateurs·ices (2006), ils énoncent :
By calling [the walking simulators]ambience action games, it becomes clear that the operator acts are reduced to a minimum and the machine acts are dominant. As a result, the ambience action game is constantly in a latent state of aesthetic dominance. The ambience act is ever-present. We now want to delve deeper into what players really perceive of this ambience act. (Zimmermann and Huberts, 2019 : 35)
L’appellation d’ambience action games est intéressante dans le sens où elle reconnait l’agentivité de l’audience : cela reste fondamentalement des action games selon Zimmerman et Hubert. Par contre, la liaison qu’ils font entre walking simulators et emphase sur une expérience esthétique semble discutable puisque cette qualification revient finalement à celui ou celle vivant l’expérience. Aussi, le rapport de force qu’instaure les auteurs semble aussi discutable. Death Stranding semble en tout état contredire la définition de Zimmerman et Hubert à ce sujet.
Trois paramètres pour envisager les walking simulators
En présentant le bref état de l’arts dans la première partie de cet article, il apparait finalement impossible de restreindre le fait de marcher dans un jeu vidéo à une définition restrictive. De même, l’objet de cet article n’est pas de remettre en cause la notion même. Dans mes échanges sur Twitter, certains interlocuteurs et interlocutrices me firent la remarque qu’il s’agit d’un terme originellement péjoratif. Or, pour reprendre Deslongchamps-Gagnon,
l’adoption d’un nouveau terme serait en ce sens futile : en plus de faire partie du bagage vidéoludique des communautés vidéoludiques, l’étiquette est désormais en voie d’être réappropriée définitivement, si ce n’est pas déjà fait. « Walking simulator » n’est pas près de disparaître. (Deslongchamps-Gagnon 2019, : 155)
Aussi, ce qui m’intéresse plus particulièrement ici, c’est la façon dont il serait possible de modéliser l’ensemble des expériences et des régimes d’expériences possibles avec des structures de jeu considérées comme des walking simulators. Autrement dit, il s’agit de proposer une heuristique permettant d’appréhender les play designs multiples des jeux considérés à raison ou à tort comme des walking simulators. Au final, cet article de blog prolonge le travail que j’avais réalisé sur les façons de représenter la marche dans les jeux vidéo. Je recense actuellement trois clefs de compréhension permettant d’appréhender les expériences de marches vidéoludiques : le trekking, le witnessing et le wandering. Ces trois clefs peuvent être perçues comme des objectifs de play design dans le sens de Sébastien Genvo :
De sorte à caractériser les spécificités de l’expérience du jeu à son ère numérique, i l y a donc à notre sens une nécessité d’ analyser les jeux non pas en termes de game design mais plutôt en termes de « play design ». Puisque la signification de jeu n’ est pas donnée par avance mais se construit, il n’est pas possible de prendre pour acquis la dimension ludique d’un objet. (Genvo 2008:18)
Le trekking comme premier clef de play design
Bien que j’aie été un joueur de nombreux walking sims, c’est principalement Death Stranding qui a contribué le plus à la réflexion que je présente ici. La première chose que je souhaite finalement réencastrer est fondamentalement le fait de marcher. Lorsque je présentais DS comme un jeu prenant la notion au premier degré, c’était aussi pour signaler que dans des walkin sims typique tels que Dear Esther ou Gone Home, la marche ne représente qu’un outil servant à révéler la narration environnementale.
Dans Death Stranding, celle-ci est au cœur du gameplay. A tel point que sept boutons de la manette sont consacrés plus ou moins à la marche et ce, sans compter les combinaisons possibles. On retrouve les capacités typiques de s’accroupir et de surmonter des obstacles, mais il existe aussi un bouton pour retenir son souffle, deux autres pour réaliser des actions avec les mains (s’agripper pour mieux maitriser son point d’équilibre). Par ailleurs, un ensemble de fonctionnalités et d’objets permettent de faciliter la marche : une fonction scan permet d’analyser le sol, nos chaussures s’abîment avec le temps, on consomme des boissons énergétiques. D’autres objets comme la corde ou les échelles facilitent la traversé de certains obstacles.
Tout cela pour dire que Death Stranding fait ce que d’autres walking simulators ne font pas : placer l’acte de marcher au centre du gameplay. Le level design contraste tout autant avec les autres walkers. Si les derniers proposent une certaine exploration linéaire, DS propulse son audience dans un monde ouvert particulièrement difficile à parcourir (sauf si on contribue, plus ou moins collectivement, à son augmentation par l’installation de routes, de tyroliennes, etc.).
Ainsi donc, je résume cette focale avec le terme trekking. Le trekking définit un premier objectif de play design d’un walking simulator ou de tout autre jeu mettant l’emphase sur le fait de marcher. Pour l’instant, il me semble que Death Stranding est le parangon de ce type d’expérience mais on retrouve aussi cet objectif dans des jeux comme Grow Up (Ubisoft Reflections, 2016) où il est clairement question de parcourir un monde et de gravir des plantes géantes (en l’occurrence). Dans une moindre mesure, une forme de trekking sans enjeux de motrocité se retrouve dans FireWatch puisqu’au fur et à mesure de l’expérience, l’audience acquiert des objets typiques de la randonnée.
Le witnessing et le wandering comme seconde et troisième clefs de play design
Il me semble que ces clefs, contrairement à la première, ont déjà été largement abordées dans la littérature sur les walking simulators. Dans leur article paru en 2019, Zimmerman et Hubert définissent deux sous-genres des ambience action games qui reposent sur un continuum entre exploration et conscientisation :
« Where the explorative game still relies heavily on the operator act to allow for the exploration of atmospheres of the past, the awareness game only ever takes place in the actual moment. » (Zimmermann and Huberts 2019:44)
Dans un certain sens, on retrouve ces idées dans les termes witnessing que je propose. Je définis cette notion ici comme un objectif de play design invitant le joueur ou la joueuse à révéler et être témoin du récit qui se déroule. Cette clef est particulièrement constatable dans Firewatch ou dans Return of the Obra Dinn (Lucas Popp, 2018), autre parangon de cet objectif de play design. Dans ce dernier, l’audience parcourt un bateau et révèle son mystère. L’emploi du terme witnessing me permet aussi de faire une distinction entre l’observation seule et l’observation participante. Le fait « d’être témoin » d’un récit suggère une posture à cheval entre observation et participation. On exerce notre agentivité sur l’apparition du récit mais cela ne nous permet pas d’avoir un impact sur ce dernier. En explorant, on permet au récit de survenir et on conscientise son déroulement, autrement dit, une exploration conscientisante.
De fait, si witnessing englobe l’exploration conscientisante et que le trekking définit les mécaniques de marche, il ne me semble pas possible d’appréhender effectivement l’ensemble des play designs possibles par les simulations de marche. Ces deux notions représentent un certains nombres d’objectifs au fait de jouer. Il y a derrière le trekking une perspective performative tandis que witnessing fait finalement référence à la dimension ludonarrative des walking sims. Or, des jeux comme Proteus (Key & Kanaga, 2013) semble discuter ces deux dimensions. En effet, dans ce dernier jeu, l’audience est principalement inviter flâner son objectif précis. C’est pourquoi il me semble important d’intégrer ce que je nomme dans ce modèle le wandering, que je définis comme le fait d’errer et de flâner. De fait, j’intègre ce paramètre notamment parce qu’il ne semble pas forcément être pris en compte par les recherches que j’ai parcourue sur les walking sims et surtout pour intégrer les travaux de Bruno Vétel et Nicolas Auray, déjà cités ici. La flânerie consiste alors à se rendre disponible à toute perturbation. Le wandering est une clef de play design dans le sens où je cherche ici à appréhender les structures de jeu suscitant à son audience d’adopter une ouverture attentionnelle curieuse « que l’on peut aussi appeler « agir exploratoire », consiste à se rendre disponible à des perturbations » (Auray and Vétel 2013:159). C’est ce Proteus semble proposer en terme d’expérience : il n’y a pas de grands récits ou de récits du quotidien, l’audience est seulement en mesure de parcourir une île, parfois en suivant des lumières, parfois en suivant des animaux. Pendant l’heure que dure une partie, l’audience erre et flâne de sorte à s’émerveiller.
Conclusion ouverte et curieuse
Ainsi donc, à partir de ces trois clefs de play design, il me semble possible d’appréhender plus justement les simulateurs de marches depuis une perspective sémio-pragmatique. Dès lors, dans le cadre de cet article, les walking sims transmette une signification ludique en prenant en compte trois clef de play design (où clefs d’interprétation finalement) : flâner, être témoin et randonner (wander, witness & trekk).
Sans chercher à définir finalement ce que sont les walking simulators, je me suis donc fondamentalement attaché à caractériser et à modéliser les expériences que ces jeux proposent. Bien entendu, il ne s’agit ici que d’une réflexion en allant qui méritera des approfondissements futurs. ■
Esteban Grine, 2019.
Bibliographie
Charbonnier, P. (2019). Splendeurs et misères de la collapsologie. Revue du Crieur, N° 13(2), 88‑95.
Death Stranding Review—IGN. (2019). Consulté 3 décembre 2019, à l’adresse https://www.ign.com/articles/death-stranding-review
Deslongchamps-Gagnon, M. (2019). Amour et haine de la marche : Évolution et cristallisation discursives sur le walking simulator. Kinephanos, (Splendeur(s) et misère(s) des genres vidéoludiques), 137‑164.
Kagen, M. (2018). Walking, Talking and Playing with Masculinities in Firewatch. Game Studies, 18(2). Consulté à l’adresse http://gamestudies.org/1802/articles/kagen
Lamy, C. (2019). On a testé : « Death Stranding », le jeu vidéo hors des sentiers battus. Consulté à l’adresse https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/11/07/on-a-teste-death-stranding-le-jeu-video-hors-des-sentiers-battus_6018403_4408996.html
Murray, J. H. (1997). Hamlet on the Holodeck : The Future of Narrative in Cyberspace (updated edition edition). Cambridge, Massachusetts: The MIT Press.
Muscat, A. (2018). Ambiguous worlds : Understanding the design of first-person walker games. Consulté à l’adresse https://researchbank.rmit.edu.au/view/rmit:162562
Why Hideo Kojima is gaming’s most divisive figure | Games | The Guardian. (s. d.). Consulté 3 décembre 2019, à l’adresse https://www.theguardian.com/games/2019/nov/16/death-stranding-hideo-kojima-the-years-most-divisive-game
Zimmermann, F., & Huberts, C. (2019). From Walking Simulator to Ambience Action Game. Press Start, 5(2), 29‑50.