Pas de preuve ou preuves pas assez solides ? Retour critique sur une méta-analyse à propos des effets de la violence des jeux vidéo

Aujourd’hui, j’entame une section dans ma rédaction : les impacts du #JV selon la psychologie sociale ! Mais avant, ce matin, j’avais envie de me remettre à jour avec ce nouvel article, publié en juillet et qui propose de synthétiser 30 années de recherche sur le sujet !

Bon déjà, on remarque quand même les auteur·ice·s de l’article. On y retrouve C. Ferguson que j’avais déjà évoqué.

Qui sont vraiment les membres du Gamergate ?
https://www.chroniquesvideoludiques.com/qui-sont-vraiment-les-membres-du-gamergate/

Tout d’abord, l’article commence par rappeler les bases de ce qui devrait être systématique dans les propos des personnes qui se définissent comme étant des chercheurs et chercheuses : en 40 années de recherches, il n’y a toujours pas de consensus scientifique en psychologie sociale.

Par ailleurs, il y a d’autres problèmes : la présence de biais dans les recherches, la difficulté de mesurer des impacts à court terme et le peu d’étude longitudinale qui ont elles aussi leurs problèmes.Il faut aussi apprécier quand même l’ouverture des auteurs qui distinguent les effets à court et long termes, les effets épiphénomène et les effets qui peuvent devenir systémique.

Bref, vous l’aurez deviné : c’est toujours la hess académique.

Ce qui intéresse véritablement les auteurs de ce papier, ce sont les méthodologies employées par les équipes de recherches qui sont variables en fonction des époques, des équipes elles-mêmes, des paramètres contrôlés et la taille des effets observés, variables également. L’une des raisons qui explique aussi l’existence du présent article est qu’il s’inscrit dans une controverse avec un article publié par Prescott et al (2018). Donc il est important de garder en tête que les méta-analyses ne sont pas non plus dédouanée de biais et de controverses.

D’ailleurs, c’est intéressant ici de voir les études que Drummond et al opposent au travail de Prescott et al :
trois d’entres-elles sont signées par Ferguson, ce qui est à la fois normal (il publie tout le temps) et à interroger car cela met en exergue les conditions sociales des productions scientifiques dans la psychologie sociale anglosaxonne. L’objectif ici n’est pas de critiquer mais de prendre en compte : sous couvert de neutralité scientifique, on retrouve régulièrement les chercheurs au sein des mêmes groupes qui « s’opposent ».

Je mets « s’opposent » entre guillemets surtout pour dire qu’il ne s’agit pas de versus fighting dans un octogone. Il y a toute une dimension systémique à intégrer, proximité géographique… En vrai, l’un de mes rêves est de formaliser le réseau de la recherche en psycho sociale… Je me garde cela pour après la thèse : je prends toutes les biblio et je fais regarde qui cite qui, comment, qui co-publie avec qui…

Donc voilà la vrai take du papier : le débat ne porte pas que sur les résultats mais fondamentalement sur les méthodes et les cadres de ces analyses. C’est totalement légitime de questionner cela et depuis ma perspective d’observateur, les bagarres de méthodes sont passionnantes.

Et dans le paragraphe suivant, on comprend l’un des véritables enjeux du papier : militer pour les « pre-registered studies » puisque selon les auteurs, les méta-analyses sollicitant ces PR studies contiennent bien moins de biais que les autres méta-analyses.

Honnêtement, cette position prise par les auteurs est plutôt ambivalente à mon humble opinion :

– d’un côté, cela renforce la scientificité des études selon une certaine doxa académique.
– de l’autre, cela peut aussi être interprété comme une forme de gatekeeping.

Petite note annexe : il me semble que le débat sur le pré-enregistrement des études est importants dans le contexte de la psychologie sociale. Cela étant, c’est une exigence de solidité des preuves qui reste sujette à débat, surtout si on l’utilise pour hiérarchiser les sciences.

Cela étant, maintenant que tout cela a été abordé (les biais, les problèmes des tailles d’effet, le pré-enregistrement des études), on peut enfin aborder le sujet central de cette méta-analyse : La ViOlEnCe DeS JeUx ViDéOs.

Ci-dessous, les hypothèses soutenues par les auteurs :

pour tester ces hypothèses, Drummond et al. ont sollicité 28 études qui répondent aux critères d’exigence qu’ils ont établi et l’énonciation de leur méthode m’interpelle car très intéressante.

Tout d’abord, le formulaire de pré-enregistrement est accessible.

On y apprend notamment que l’article analyse les études sollicitée par Prescott et al (2018). Cela a été complété par une recherche de mots-clefs sur PsycINFO osf.io/gbx4w

La section méthodologie de l’étude contient aussi une section « best practices » et je trouve cela intéressant dans le sens où le papier met en place des critères d’évaluations d’études. Cela reste cependant très discutable.

Par exemple, le point 2 met en défaut la parole des audiences pour légitimer académiquement les systèmes ESRB et PEGI qui sont des systèmes privés d’évaluation des jeux vidéo. Le biais de citation tel que définit par Drummond et al. est également sujet de discussion puisqu’il est simpliste :si l’étude intègre un papier contradictoire, cela suffit pour qu’il soit encodé sans biais de citation.

On aurait pu aisément établir des critères plus intéressants comme le nombre d’auto-citations, le ratio pro/con… bref, la méta-analyse de Drummond et compagnie aurait pu faire ici beaucoup plus.

Cela étant, voici résumé sous la forme d’un graphique en forêt l’ensemble des études analysées par Drummond et al. Je la partage car j’adore ces graphiques là. Il synthétise les corrélations observées entre gameplay agressif et comportements agressifs.

(le point est la corrélation observée et la ligne horizontale est son intervalle de confiance. Donc par exemple, pour Anderson et al (1), il faut lire une corrélation à 0.125 mais avec une certaine marge d’erreur observable)

On arrive enfin aux conclusion du papier. Bon tout d’abord, rien d’alarmant : la méta-analyse ne peut pas supporter l’hypothèse d’effets à long termes des gameplay agressifs sur les audiences.

C’est important de dire que l’agressivité est à comprendre au sens stricte d’un comportement. Drummond et al ne s’intéresse ni aux émotions, ni aux sentiments, ni aux pensées.

Autrement dit, cet article ne propose pour l’instant aucune réflexion sur la perpétuation d’un système de violences comme celui des oppressions systémiques ou toute autre violence qui sort du cadre d’un comportement direct entre deux individus.

En tout état, les auteurs s’interrogent clairement sur la question de la signification statistique et comment prendre en compte des tailles d’effets relativement petite dans un bruit statistique.

A titre personnel, mon opinion est que c’est inhérent aux méthodes quantitatives employées en psycho-sociale qui prouvent ce qui semble des évidences : bien sûr que sur X personnes, une infime minorité va devenir agressive à cause des jeux vidéo.

Cela étant, il suffit d’aller ouvrir un bouquin de socio ou des témoignages pour tout de suite révéler l’inverse. Aucun scientifique ne peut réfuter les propos d’Anders Breivik, terroriste ayant massacré 70 jeunes, qui disait s’être entraîné sur Call Of Duty. Est-ce que c’est à cause de Cod que Breivik est devenu aggressif ? Non. C’est un système dans lequel il était à ce moment et où les JV étaient présent.

Anders Breivik ‘trained’ for shooting attacks by playing Call of Duty https://www.theguardian.com/world/2012/apr/19/anders-breivik-call-of-duty

Tout cela renforce quand même ma sympathie pour le papier car comme je l’énonçais au début de cette discussion, il a deux objectifs :
1 – augmenter la solidité des preuves comme quoi les gameplay agressifs ne corrèlent pas à des comportement agressifs et

2 – militer pour une élévation de la qualité et de la rigueur des études dans une discipline qui peut bien vite déraper en délire full raciste.

De fait, les conclusions vont quand même majoritairement dans le sens des objectifs de l’article : la qualité de l’étude et l’absence de biais de citation sont corrélées à l’observation d’un effet nul ou quasi nul.

Pareillement, au-delà de toute vérité à un moment donné, Drummond et al. observent la tendance de la discipline à toujours réduire la taille d’effet.

Le dernier paragraphe est cependant fort chocolaté puisque selon le papier, les méta-analyses actuelles observent un effet égal ou proche de zéro. Et si cet effet n’est pas zéro ou proche de zéro, ce serait à cause de biais et autres problèmes méthodologiques.

Voilà, j’en ai terminé avec cette lecture commentée d’article. Comme toujours, ma lecture ne vaut que pour moi et celle-ci s’est faite dans l’instant. Il y a donc peut-être des erreurs de ma part. Cela étant, j’ai plusieurs remarques globales.T out d’abord, cette méta-analyse est appréciable non pas par ses résultats (il n’y avait aucun enjeu en vrai) mais par son ambition à solidifier les preuves et les travaux académiques dans le champs. Donc au-delà de l’absence de corrélation entre gameplay agressif et comportements agressif, c’est surtout une tentative d’ordonner le champs afin que les futurs travaux se plient aux exigences proposées par Drummond et al. Honnêtement, je n’ai pas d’avis sur le sujet si ce n’est que c’est annonciateur, je l’espère, de belles futures controverses.

esteban grine, 2020.


Drummond, A., Sauer, J. D., & Ferguson, C. J. (s. d.). Do longitudinal studies support long-term relationships between aggressive game play and youth aggressive behaviour? A meta-analytic examination. Royal Society Open Science, 7(7), 200373. https://doi.org/10.1098/rsos.200373

Pour un petit manifeste de la Tool-Assisted Research

J’ai récemment commencé à jouer à la série Mother de de Shigesato Itoi. Ayant beaucoup aimé Undertale, mes ami.e.s me poussaient régulièrement à essayer les jeux dont il s’inspire. J’ai longuement rechigné à la tâche mais la date butoir de la fixation de mon corpus se faisant de plus en plus pressante, il fallait que je me lance afin d’être sûr de l’intégrer, ou pas, dans la liste des jeux qui constituerons le centre névralgique des analyses que je proposerai dans mon manuscrit de thèse.

Tout cela pour dire que j’ai commencé à jouer à Earthbound (1994). Je viens à peine d’arriver à Summers, l’une des villes du monde de Ness, Paula, Jeff et Poo et cela fait maintenant donc un peu plus de deux semaines que je me promène dans cet univers au gré de mes envies et de la musique. Cependant, je ne joue pas au jeu dans son format d’origine. La version que j’utilise permet d’y réaliser des captures d’écrans et des savestates. Je fais un usage massif de ces deux features et pour la seconde, la raison est simple : le jeu est difficile, terriblement difficile.  

Plusieurs raisons rendent ce jeu compliqué à appréhender. La première concerne son système de sauvegarde qui fait usage des téléphones disposés ici et là de par le monde que l’on explore. Dès lors, si dans les villes nous avons des points de sauvegarde réguliers, c’est moins le cas dans les donjons et autres séquences d’exploration. La mort devient alors très punitive. Une autre raison concerne les conditions que peuvent avoir nous personnages lors d’un combat : empoisonnements, champignons qui nous poussent que la tête et j’en passe. Si l’on ne meurt pas pendant un combat, on mourra de ses suites étant donné que la gestion des inventaires oblige une optimisation constante des ressources. Pour toutes ces raisons, le jeu nécessite un effort de la part du joueur ou de la joueuse pour lutter contre son abandon.

Ces quelques propos expliquent pourquoi je fais un usage intensif des savestates. A l’instar d’Outer Wilds (Mobius Digital, 2019) que j’avais fini avec une solution, je me retrouve fondamentalement dans une situation équivoque puisque techniquement je ne joue probablement pas dans les conditions typiques ni celles attendues d’un chercheur qui setrait supposé « vivre l’expérience dans sa plus pure expression ».

Ces quelques constats sont donc l’occasion pour moi d’évoquer ce que j’entends par tool-assisted research. Tout comme mon précédent travail sur la formalisation d’un protocole de captations, j’ai le sentiment d’aborder des pratiques qui sont déjà largement présentes chez les chercheurs. Or, je n’ai pas à ce jour constater de travaux portant sur une réflexion épistémologique à propos des outils qui sont à notre disposition dans le cadre de notre recherche.

Définir la tool-assisted research

Tout premièrement, il semble important de mentionner que toute recherche est fondamentalement associée à des outils qu’elle peut soit créer pour l’occasion, soit détourner d’un usage initial. Depuis cette perspective, la notion de « recherche assistée par outils » ne fait pas fondamentalement sens, sauf si l’on veut ajouter une qualification superfétatoire. Ainsi donc, je définis la tool-assisted research comme une méthodologie de recherches faisant un usage des outils originellement conçus pour la pratique du speedrun et du tool-assisted speedrun. Si la première consiste à terminer un jeu le plus rapidement possible, la seconde quant à elle fait un usage des outils mis à disposition dans le but de proposer une appréhension assistée par ordinateur du jeu. Par exemple, je faisais mention tantôt de mon usage des savestates. Ce sont des outils qui se distinguent de la sauvegarde rapide permise dans certain jeu du fait que dans ce cas, ce sont les émulateurs qui enregistre une sauvegarde et non directement les jeux. De même, la commande est une commande qui a un impact directement sur l’émulateur et non sur ce qui est émulé.

Maintenant que j’ai situé cette notion, il convient d’en exprimer le but. La tool-assisted research a pour objet d’étude les objets vidéoludiques. Les jeux vidéo en sont la grande majorité mais il peut y avoir aussi d’autres objets. L’objectif de la tool-assisted research est de simplifier l’accès aux informations, aux documents et aux assets (tout élément représentatif) d’un jeu et ce, tout en limitant le nombre de biais liés à la démarche. Ou du moins, il s’agit de les rendre visibles. De fait, la tool-assisted research se présente comme une méthodologie d’études des contenus et/ou des discours plutôt que comme une méthodologie dont l’objet serait d’analyser l’expérience socialement construite en relation avec le joueur ou la joueuse. Enfin, dernier point, la tool-assisted research est plus ou moins fonction du déterminisme des jeux vidéo. Cela signifie donc que le joueur ou la joueuse soit en mesure de contrôler les paramètres et la RNG (random number generator, pour simplifier, il s’agit du hasard).

L’une des problématiques liée à cette méthodologie qui se pose est la prise en compte de la rhétorique procédurale (Bogost, 2007) et l’èthos vidéoludique (Genvo, 2013). Pour rappel, Bogost définit la rhétorique procédurale de la façon suivante :

« Following the contemporary model, procedural rhetoric entails expression—to convey ideas effectively. Procedural rhetoric is a subdomain of procedural authorship; its arguments are made not through the construction of words or images, but through the authorship of rules of behavior, the construction of dynamic models. In computation, those rules are authored in code, through the practice of programming. » (Bogost 2007:42)

Genvo, quant à lui, définit l’èthos vidéoludique comme :

« Puisqu’il est envisageable, comme le montre Ian Bogost, de tisser des liens entre rhétorique et jeu vidéo, nous considérerons que ces caractères qui ont pour vocation de persuader leur destinataire de leur identité ludique et de faire œuvre de médiation ludique constituent ce que nous nommons l’èthos ludique de l’œuvre. » (Genvo 2013:46)

En effet, la tool-assisted research peut modifier ces deux paramètres importants de l’étude des discours vidéoludiques. Un exemple simple peut être par exemple l’usage de savestates dans la série Dark Souls (From Software). Dans ce contexte, l’usage des savestates modifie la rhétorique que le jeu peut avoir sur la difficulté. De même, cela peut priver son joueur ou sa joueuses d’une partie de l’expérience. Dans Dark Souls, la mort n’aboutit pas à un retour à un à un état initial. On devient une « carcasse » qui ne bénéficie alors pas d’une santé maximale, etc. Il est donc nécessaire de faire un usage attentif des outils utilisés de sorte à ne pas porter atteinte aux éléments de discours que l’on souhaite étudier, tout en ayant la possibilité d’altérer d’autres paramètres. Il me semble que c’est le cas dans la façon que j’ai de jouer à Earthbound : finalement, en aucun cas les boîtes de dialogues ne sont modifiées peut important le nombre de mes victoires et de mes échecs en combats. Si je souhaite étudier les interactions que l’on peut avoir avec les personnages non-joueurs ayant lieux uniquement dans l’overworld (à savoir la zone connectant tous les niveaux, donjons, lieux à explorer), alors je peux me permettre de mobiliser les savestates.

Ainsi donc pour résumer brièvement, je définis la tool-assisted research comme une méthodologie :

  • dont l’origine se situe dans les pratiques du tool-assisted run et du speedrun ;
  • qui se distingue de la user research dans le sens où l’objet n’est pas l’expérience ;
  • dont le but est l’étude des objets vidéoludiques et des éléments de discours qu’ils contiennent ;
  • dont l’objectif est de simplifier l’accès aux assets, à la rhétorique procédurale, aux éléments de représentations et aux éléments de discours contenus dans un jeu ;
  • permettant d’objectiver le recueil de ces données tout en les rendant réfutables ;
  • qui permet l’étude des discours ;
  • qui ne permet pas l’étude de réceptions ;
  • reposant le caractère déterministe des jeux vidéo.

Dans la suite de cet article, je vais m’attacher à présenter les différents outils à la disposition des chercheurs et des chercheuses souhaitant mobiliser la tool-assisted research. Sous la forme d’un tableau, je vais donc présenter les outils, les objectifs de recherches pour lesquels ils peuvent être mobilisés.

Typologie des outils de la too-assisted research

Outils Objectifs Biais potentiels Exemples
Les outils constructeurs de captures ou les overlays machine Permettent de capturer immédiatement une séquence ou une image… … mais décontextualisent une action d’un contexte de jeu sur une plus longue période. De même, le système d’annotations est d’abord pensé pour des interactions sociales sur des réseaux comme twitter. Bouton Share de la PS4
Les émulateurs Réduisent les coûts de transactions dans le but d’accéder à un objet vidéoludique… … mais ne permettent pas de constater les défauts techniques liés à l’exploitation du code par la machine d’origine. SnesX9
Les overlays plateformes ou logiciel Permettent de capturer immédiatement une séquence ou une image… … mais décontextualisent une action d’un contexte de jeu sur une plus longue période. De même, le système d’annotations est d’abord pensé pour des interactions sociales sur des réseaux comme twitter. L’overlay Steam ou de certains émulateurs
Les savestates Permettent de diminuer la difficulté d’un jeu dans son parcours. Elles autorisent aussi de répéter certaines séquences. Cependant, elles peuvent modifier la rhétorique procédurale liée à certaines mécaniques, ce qui empêche de faire de ces mécaniques un objet d’étude. Les touches « fonction » de certains émulateurs comme SnesX9
Les Free-cameras Permettent une exploration libre des espaces modélisés… … mais peuvent engendrer des phénomènes de surinterprétations liées à la découverte de lieux ou d’artefacts originellement cachés aux joueurs et joueuses mais toujours présent dans le jeu. Ansel de Nvidia. La chaine Boundary Break sur YouTube en présente une foultitude.
Les glitchs Permettent d’exploiter les limites d’un jeu et d’y révéler un sens caché même aux yeux de ses créateurs… … mais peuvent être le point de départs de phénomènes de surinterprétations. Certaines théories complotistes à propos de jeux comme Majora’s Mask.
Les memory hacking software Permettent de voir un grand nombre de données liées au code du jeu en train d’être « lu » par la machine… … mais rationalise la perception que l’on peut avoir du jeu. Cheat Engine
Les outils de streaming Permettent de construire des cadre permettant de capter plusieurs phénomènes (l’écran, le ou la joueuse, le tchat d’un service de streaming)… … mais détourne l’étude des discours pour une étude d’un dispositif médiatique plus large aux discours en jeu. OBS
Les plateformes de streaming Permettent de capter des moments collectifs de jeu avec une communauté… … mais créent un certain sensationnalisme lié à la performance sociale du streamer ou de la streameuse. Le sens d’une interaction ingame peut se voir modifiée du fait de ce contexte pragmatique de jeu. Twitch

La tool-assisted research comme méthodologie scientifique

Ainsi donc, la tool-assisted research est, il me semble, une méthodologie qui est pratiquée aujourd’hui de manière plus ou moins informelle. Le cas de certains outils peut faire débat (typiquement les savestates) et sont donc des points nécessaires de formaliser dans le cadre d’un travail de recherches. L’une des difficultés que l’on peut observer est la difficulté de définir les biais liés à chacun des outils que j’ai brièvement présentés. Il me semble que le plus important – et qui me semble transparaitre dans mon texte – est la nécessité d’assurer un alignement entre l’objectif de la recherche (c’est-à-dire ce que l’on souhaite observer en jeu) et les outils mobilisés. L’intérêt est alors de s’assurer que l’utilisation de l’outil soit pertinente pour la recherche sans pour autant créer de biais supplémentaires à ceux qui pourraient déjà exister. Par exemple, ma façon de jouer à Earthbound est en partie conditionnée par mon expérience d’Undertale, ce qui est problématique puisqu’anachronique. Les savestates que j’utilise par contre ne pose pas de problème à mon objectif de recherches puisque celui-ci est la découverte des échanges que le joueur ou la joueuse peut avoir avec les personnages non-joueurs.

Dans une certaine mesure, le travail que j’avais proposé sur les captations vidéo font partie de ce que je nomme maintenant la tool-assisted research. Plusieurs pistes de réflexions peuvent alors être envisageable. Dans une certaine mesure, il me semble important de formaliser toutes les pratiques qui rentrent dans le cadre que je propose et ce, dans le but de les légitimer scientifiquement. Si l’on peut critiquer les savestates faites sur émulation, car il s’agit d’une pratique en dehors du cadre légitimé (et légal), les constructeurs proposent aujourd’hui de nombreux outils de TAS ou de de TAR nativement. C’est le cas de Nintendo qui permet ces savestates avec les Nes et Snes Mini. De fait, je peux par exemple aisément justifier ma pratique de la savestate dans EarthBound puisque c’est dorénavant une pratique pensée par Nintendo sans besoin qu’il y ait détournement. La notion de tool-assisted research est alors un outil qui propose un cadre méthodologique tout en militant pour la légitimation de ces outils dans une perspective scientifique.

Esteban Grine, 2019.

La suffragette de Saint-Denis, dérapage discursif et vidéoludique

Ces derniers jours nous avons pu voir apparaitre un nouveau relent du gamergate avec une vidéo publiée sur la chaine d’un vidéaste nommé Shirrako. Dans celle-ci, le joueur s’amuse à battre un personnage non-joueur représentant une suffragette (une femme militant pour le droit de vote aux Etats-Unis de la fin du 19ème siècle).  Fort du succès de cette vidéo, il a poursuivi en publiant d’autres vidéos sur la même thématique. Les commentaires exprimés à la suite de la part des joueurs oscillent entre l’oppression systémique et l’appel à la violence purement exprimé au premier degré. Une histoire en somme typique de ce à quoi on peut s’attendre et qui s’ajoute une fois de plus à la pile des dérives de certains (jeunes) hommes plutôt conservateurs voire extrémistes (tous étant oppressifs).

Rockstar n’est pas à son premier coup d’essai pour les dérives qui peuvent être liées aux récits qu’il propose (relatives donc aux décisions de l’entreprise ainsi que pour les dérives concernant les comportements des joueurs qui partagent des comportements oppressifs à travers une attitude ludique inscrite dans le patriarcat). On peut repenser notamment à la façon dont les femmes de la famille de Michael, dans GTAV, sont présentées : à savoir des personnes vénales et trompeuses. A l’instar d’autres productions anglophones, comme South Park¸ les productions de Rockstar s’inscrivent généralement dans une forme très libérale voire nihiliste de la diffusion de discours : il faut pouvoir parler de tout, rejet de la « bien-pensance » (quoi que cela veuille dire), refus des avocats de l’inclusivité, etc. Il me semble que pour l’instant, je ne sois pas trop éloigné d’une certaine réalité. L’objectif en général dans ces œuvres est de pouvoir diffuser un ensemble de discours contradictoires et ce, sans prise de position. En tout cas, c’est généralement le contrat supposément établi avec l’audience. Or, un simple calcul du temps alloué à certains discours fait que l’illusion de neutralité s’effondre. Au fond, peu importe que lors d’une mission, Arthur Martin protège les suffragettes pendant 15 minutes puisque lors des 50 autres heures de jeu, le ou la joueuse sera l’audience de comportements et de discours misogynes.

Cependant, mon objectif dans cet article n’est pas de discuter de la misogynie de Rockstar ou son potentiel progressisme sur cette question. Il ne s’agit donc pas pour moi d’énoncer si déontologiquement, les auteurs du jeu ont eu raison ou non d’effectuer des choix de game design précis. Au contraire, il s’agit plutôt de militer pour des modifications de la chaîne de production d’un jeu vidéo triple A. En effet, je fais l’hypothèse ici que le déboire médiatique évoqué en introduction aurait pu aisément être évité en intégrant dès la phase de conception un groupe de travail porté sur la gestion des risques liés aux comportements des joueurs de jeu vidéo. En termes de stratégie d’entreprise, la suffragette de Saint-Denis, peu importe son avis sur la question, est un cas d’école sur (1) la production d’un triple A et (2) la gestion du risque discursif et médiatique lié à la liberté d’action du joueur.

Reformulé simplement, il s’agit de poser la question : comment Rockstar aurait pu éviter que son dernier jeu en date soit le support et l’outil de discours oppressifs tout en maintenant la liberté créative de ses auteurs ?

Les conflits et les méthodes de régulation du développement

L’hypothèse centrale de cet article repose sur l’importance du regard extérieur comme étant un facteur pouvant catalyser ou orienter les choix artistiques et de game design. Il faut tout d’abord accepter l’idée que le développement d’un jeu ne va pas de soi lorsqu’il est développé dans de très grandes structures telles que Rockstar. Les différents services d’un même studio tentent d’infléchir le développement vers ce qui lui convient le mieux. C’est pourquoi notamment on observe parfois la disparition de certains messages jugés trop politiques. Il y a donc des conflits en interne et la création de RDR2 n’a pas pu y échapper. Chaque organisation a donc des verrous de contrôle permettant la sortie d’un jeu qui correspond au plus proche de ce que l’éditeur et le créateur souhaite faire. Chaque service (le développement, la stratégie, le marketing, le client lorsqu’il s’agit d’une commande, etc.) lutte pour avoir un droit de regard plus ou moins décisif sur le produit final. C’est pourquoi on peut arriver à des revirements de situations finalement assez fréquents dans la production de jeux vidéo : modification à la dernière minute du gameplay, nouveaux choix pour ne pas heurter certaines communautés de réception, etc.

Ainsi, il important d’affirmer que si le jeu est, à sa sortie, le produit d’un ensemble de choix (rien n’est laissé au hasard dans le cas des triple A), il est aussi le fruit de controverses en interne dont l’objectif, pour les parties prenantes, est d’aligner le jeu a des choix politiques précis et pas forcément acceptés par tous les salariés de l’entreprise. Lorsque je parle ici de « choix politiques », je fais référence (1) aux idéologies (forcément) mais aussi et surtout (2) aux politiques de l’entreprise en termes de stratégies, de marketing, etc. Winn et Heeter se sont intéressés à ces conflits entre personnes et services, notamment en faisant un focus sur la création de serious games. Ils notent à propos des équipes :

Typically such teams consist of game designers, pedagogy experts, and content experts, each of whom must resolve significant and often fascinating ideological disagreements resulting from disparate disciplinary values, vocabulary, and culture (Winn and Heeter 2006:1).

Par ailleurs, ils ont observé les désaccords en termes d’objectifs :

Game designers hope to create a highly interactive, compelling experience that is also fun to play. Pedagogy experts insist that the game must be an effective teacher. Content experts expect the game to include accurate, richly detailed content, ideally inspiring at least some of the passion they feel for their field of study (Winn and Heeter 2006:1).

Malgré tout, il se peut qu’avec cette forme d’autorégulation – dont l’analyse a toute sa place en sociologie des organisations et en sciences de gestion, l’entreprise ait besoin d’un regard extérieur afin de répondre à des questions posées par les différents services. A titre d’exemple, une question nécessitant l’intervention d’un externe peut être : « comment va réagir un ou une joueuse à tel phénomène présent dans le jeu ? »

Pour répondre à cela, des services existent de sorte à proposer une interface de rencontres entre d’un côté les créateurs et de l’autre les (futurs) joueurs. Il s’agit des divers laboratoires d’entreprise consacrés notamment à ce qui relève de la recherche « utilisateur » (user research). Celle-ci est définie de la façon suivante :

            User research is the process of figuring out how people interpret and use products and services. […] Interviews, usability evaluations, surveys, and other forms of user research conducted before and during design can make the difference between a product or service that is useful, usable, and successful and one that’s an unprofitable exercise of frustration for everyone involved. After a product hits the market, user research is a good way to figure out how to improve it, to build something new – or to transform the market altogether. (Goodman et al., 2012:3)

En 2005 déjà, Davis relevait de nombreuses méthodes mobilisées par la user research afin d’accompagner le développement d’un jeu : playtests, focus groups, enquêtes et sondages, etc. L’objectif qu’il détermine est le suivant : « The ultimate goal is to provide game designers with actionable feedback from consumers about how they perceive critical aspects of their games » (Davis et al 2005:20). On pourrait imaginer alors que ceux-ci peuvent être de formidable « garde-fous ». Cependant, les quelques échanges que j’ai eu sur les réseaux à ce sujet énonçaient plutôt que dans la pratique, c’est en fin de développement que les entreprises mobilisent ces méthodes. Dès lors, il devient difficile de pouvoir mobiliser les résultats produits pour améliorer le jeu.

Si l’on revient à notre point de départ, on peut aisément affirmer que Rockstar a playtesté son jeu avant de le sortir. La mention des playtesteurs est en tout cas une preuve. Dès lors, le jeu n’est pas sorti sans jamais avoir été joué. Pourtant le détournement fait par Shirrako a tout de même été possible. Rappelons tout de même que RDR2 ne permet pas aux joueurs de tuer des personnages non-joueurs enfants. Or, il est tout à fait possible d’abattre de sang-froid des PNJ adultes. Il y a donc eu des choix de game design qui ont été effectué et qui deviennent le support de discours oppressifs et ce, avec ou sans l’intention de l’auteur. Pour le cas de RDR2, nous pouvons effectuer deux hypothèses :

  1. Le service de user research a identifié le phénomène (tuer la suffragette de Saint-Denis) et les détournements que cela pouvait induire (réaliser des vidéos ancrées dans le gamergate). Le jeu étant sorti tel quel, l’entreprise a donc consciemment vendu un jeu supportant des discours potentiellement oppressifs et nous avons là en exemple de la toxicité de l’industrie vidéoludique.
  2. Le service de user research n’a pas identifié le phénomène et l’entreprise n’avait donc pas conscience de ce que son jeu pouvait induire comme comportement. C’est alors une erreur de gestion de projet. Seule une stratégie de crise permet alors de minimiser les dégâts médiatiques et toxiques. Un patch peut aussi être envisagé dans le cas où l’entreprise rejette massivement que son jeu supporte certains discours.

Dans les deux cas que j’évoque, l’entreprise est responsable. Cependant, il est aujourd’hui important de connaitre les risques discursifs et médiatiques liés au développement d’un jeu et de son gameplay.

Intégrer des cellules d’éthique au sein des entreprises

Le cas de Rockstar est révélateur à mon sens de l’absence de considération pour les questions éthiques liées au contenu des jeux vidéo. On connait les mécanismes de récupération que peuvent faire certaines communautés à propos d’objets médiatiques et il est dorénavant important de lutter contre cela. On peut notamment se remémorer « Pepe The Frog » qui fut récupéré par l’Alt right étasunienne, d’abord, puis par les émules européens (notamment ceux présents sur les forums de JVC). La question que je suppose est la suivante concernant notre étude de cas : Rockstar était-il au courant des comportements de jeu à l’égard de la suffragette ?

Si l’on s’en tient à ce que nous avons énoncé précédemment, il est tout à fait acceptable de supposer que Rockstar n’a pas anticipé le comportement des joueurs misogynes (malgré une certaine histoire avec ces derniers). Les délais surement très courts des playtests n’ont probablement pas pu permettre de faire des retours sur ce sujet spécifiquement. Maintenant, sont-ils en tort ? La structure, l’entreprise, l’est probablement, de manière involontaire assurément. Impossible d’accuser chacun·e des salarié·e·s étant donné le nombre pharamineux qui a dû travailler sur le titre.

Si une chose ressort particulièrement de cette histoire autour de la suffragette de Saint-Denis, c’est que l’entreprise a commis des erreurs de gestion. Ils n’ont probablement pas eu la possibilité d’étudier les comportements émergents parce qu’il n’y avait pas suffisamment de procédure en interne pour réaliser ce travail. Pour l’écriture de cet article, j’ai réalisé une courte bibliographie du playtest afin d’observer s’il s’agissait d’un sujet majeur, autant pour les industriels que les scientifiques. Il apparait que non. Cependant, cela aurait permis potentiellement d’éliminer les écarts et les comportements non voulu.

Dixit et Youngblood illustrent cela. Pour eux, l’analyse visuelle des sessions de jeu permet d’observer les comportements des joueurs afin d’éliminer ce qui ne convient pas aux créateurs :

Emergent behavior could also be found through visual analysis. For instance, if many player circumvent a certain challenge in the level through some short-cut method, we could address this by eliminating the short-cut (Dixit and Youngblood 2008:16)

D’où l’importance à mon sens d’équipes en interne formées (1) à la user research (2) à l’éthique et (3) à la gestion du risque discursif et médiatique. Il serait nécessaire que ces équipes interviennent dès le début du développement pour réduire les incertitudes liées aux comportements des joueurs et des joueuses. Il ne s’agit donc pas « d’interdire » mais de contrôler en ayant connaissance des choses. Avec des playtests orientés sur d’autres phénomènes que la recherche de bugs, Rockstar aurait pu révéler des comportements problématiques. L’entreprise aurait aussi pu gérer autrement les choses. Par exemple, en faisant de la suffragette un PNJ lié à une quête, il ne devient plus possible de l’assassiner. Le problème est alors résolu via des techniques de soft power. La mise en place de focus group aurait permis à l’éditeur de discuter de certains aspects précis du jeu. Il est aujourd’hui normal de trouver dans l’industrie de l’entertainment des groupes chargés des questions de représentativité et des contenus potentiellement oppressifs. Ubisoft désamorce les contenus potentiellement oppressifs des Assassin’s Creed en rappelant systématiquement que  les jeux sont créés au sein d’équipes multiculturelles.

Les outils de la user research doivent aujourd’hui être mobilisés dans cette gestion du risque discursif. Je définis (enfin !) ce dernier comme « le risque lié à l’attribution, au support de certains discours et à l’interprétation des éléments de langage contenus dans un objet médiatique ». Au minimum, cela permet à l’entreprise de lutter contre des comportements qui rentrent en conflit avec leurs intentions. Au mieux, cela permet de minimiser l’émergence de discours oppressifs dans leurs créations. ■

Esteban Grine, 2018.

 


Bibliographie

Davis, J. P., Steury, K., & Pagulayan, R. (2005). A survey method for assessing perceptions of a game: The consumer playtest in game design. Game Studies, 5, 14.

Dixit, P. N., & Youngblood, G. M. (2008). Understanding Playtest Data through Visual Data Mining in Interactive 3D Environments (p. 9). Présenté à 12th International Conference on Computer Games: AI, Animation, Mobile, Interactive Multimedia and Serious Games (CGAMES).

Goodman, E., Kuniavsky, M., & Moed, A. (2012). Observing the User Experience: A Practitioner’s Guide to User Research (2e éd.). Amsterdam ; Boston: Morgan Kaufmann.

Winn, B., & Heeter, C. (2006). Resolving Conflicts in Educational Game Design through Playtesting. Innovate: Journal of Online Education, 3(2). Consulté à l’adresse https://www.learntechlib.org/p/104284/

 

 

Elles étaient pourtant vertes, ces collines.

Afin de pallier mon envie de me replonger dans l’univers de Spyro le dragon avec son remake à peine sorti, j’ai décidé de refaire le tout premier épisode de la trilogie initiale. J’ai aimé Spyro. J’ai aimé ce personnage, ses niveaux et ses univers. Pourtant, en relançant le jeu, ma nostalgie s’est heurtée à l’épreuve du temps : comment se fait-il que ce jeu de mon enfance soit si triste et si terne ?

Ce n’est pas lui qui a changé, c’est sûr. C’est mon regard et ma compétence de joueur. C’est aussi l’environnement technologique qui a évolué. Comment considérer la première itération du dragon encore chatoyante alors que l’an passé est sorti le merveilleux remake de Ratchet & Clank ?

Il y a une déconnexion entre mon souvenir du jeu et le jeu tel qu’il est réellement. J’avais une discussion avec un ami et durant cet échange, nous questionnions la pertinence de proposer un remake quand le jeu d’origine est toujours « fluide, fun, beau, coloré, etc. ». Si aujourd’hui je devais formuler une réponse, je dirais que les remakes existent pour qu’une structure de jeu corresponde aux souvenirs que nous avons (ou l’inverse). Lorsque j’ai repris Spyro, sur émulation, je suis entré dans cette vallée de l’étrange. Les mondes ne sont plus si beaux que ça. L’enjeu central du jeu est résumé très succinctement dans un des niveaux du monde des pacifiques entre un dragon délivré et le protagoniste :

Gunnar : Bien joué Spyro, continue comme ça et je suis certain que tu accompliras ton destin !

Spyro : Mon destin ? Je veux juste leur botter…

Gunnar : Débarrasse-toi des ennemis et récupère des joyaux.

Une lecture bête et méchante résumerait l’histoire en énonçant que Spyro est simplement un huissier chargé par les dragons de récupérer les joyaux que Gnasty Gnorc a dérobés. Le récit (enchâssé) est quelque chose que j’avais finalement oublié. Sa redécouverte fut déceptive et décevante. Lorsque j’ai rejoué au jeu, en 2018, je me suis rendu compte que les lignes de dialogues, hormis pour leur qualité didactique, sont très pauvres. C’était un détail oublié dans mes souvenirs.

Je n’ai même pas parlé du gameplay du jeu qui dans mes mémoires semblait parfait : comment se fait-il que manette en main, j’éprouve des difficultés à me mouvoir ? J’applique ici l’hypothèse suivante : il est très difficile de se remémorer le gameplay effectif et réel d’un jeu. De fait, nos souvenirs occultent certains pans (pour mon cas, c’était par exemple la manipulation exécrable de la caméra avec R2 et L2) ou les bonifient (je ne me souvenais pas par exemple des imprécisions des déplacements). Encore une fois, c’est cette déconnexion entre mon souvenir est l’expérience récente que j’ai du jeu qui m’a fait prendre de la distance par rapport au jeu.

Les remakes semblent alors être une réponse à la question posée plus haut. Si les souvenirs restent intemporels (car nous les réactualisons en prenant en compte certaines évolutions technologiques, sociales, etc.), les objets restent ancrés dans leur époque. Les remakes sont alors des outils permettant de réaligner une structure de jeu sur nos souvenirs. ■

Esteban Grine, 2018.

(Epilogue : je vais me jeter en effet sur le remake de Spyro)


Spyro The Dragon (Insomniac Games, 1998)

Spyro Reignited Trilogy (Toys For Bob, 2018)

Le chemin se fait en marchant.

Une question absolument incroyable à poser aux joueuses et joueurs de jeu vidéo est la suivante : « pourquoi cours-tu ? » Quel est l’impératif qui nous pousse à courir dans un jeu qui ne nous récompense pas pour la rapidité de nos actions ? La course semble être généralement la seule façon de se déplacer envisagée par le ou la joueuse, sauf dans de rares jeux comme ceux d’épouvantes.

Pourtant, avant de courir ou de voler, il faut marcher mais c’est une mécanique régulièrement délaissée autant par les créateurs et les créatrices que par les joueurs et les joueuses. Cependant, les observations qui peuvent être faites à partir de la façon dont la marche a été designée sont passionnantes. D’un point de vue purement pragmatique, « marcher » dans un jeu permet de tester ce qui est possible ou non de faire comme par exemple dans Mario Odyssey ou dans « a hat in time ». Autant dans l’un que dans l’autre, la plupart des combinaisons et des techniques sont réalisables uniquement en marchant et cela permet en particulier de comprendre pourquoi dans ces jeux « l’air control » est réellement au centre de leur gameplays respectifs. Par exemple dans « a hat in time » on s’aperçoit que la vitesse « en l’air » n’est pas uniquement conditionnée par l’inertie acquise au sol. Ce saut en est évocateur : bien que je sois en train de marcher, j’arrive à exécuter les actions nécessaires pour atteindre la plateforme d’en face.

« Marcher » permet aussi de tester les limites techniques des jeux. Dans le dernier Zelda, certaines choses n’ont pas été pensées pour la vitesse de marche. On se retrouve parfois coincé en souhaitant réaliser des actions au demeurant banales. On peut alors en marchant illustrer la façon dont sont codées certaines interactions. En effet, le rythme forcément lent invite le ou la joueuse à focaliser son attention sur le plus grand nombre de détails observables. Dans Horizon Zero Dawn, c’est en marchant que l’on peut s’apercevoir de la rotation saccadée de Aloy. Dans Zelda, c’est en marchant que l’on peut voir les errements du code pour ce qui est de la gestion des jambes de notre avatar lorsque nous montons les escaliers. Dans Metal Gear Solid, c’est en marchant que l’on s’aperçoit que même un petit rocher devient un obstacle insurmontable.

« Marcher » dans les jeux vidéo est passionnant. Les quelques exemples que je viens d’évoquer ne sont qu’une partie de la face visible de ce que cette action reflète. Pourtant c’est une mécanique laissée de côté alors qu’en prenant le temps de « marcher », on peut alors comprendre toutes les intentions des game designers sur l’ambiance qu’ils et elles veulent donner à leurs jeux. A partir de la marche, il est possible de comprendre et d’analyser les jeux. « Montre-moi ta façon de marcher, je te dirais qui tu es », voilà la proposition que je fais ici. A partir d’un corpus de jeux actuels, je vais donc proposer une série de constats permettant de conclure que le fait de marcher n’est absolument pas neutre dans les jeux vidéo et témoigne de l’atmosphère et de l’éthos du jeu, c’est-à-dire la façon dont il se présente au joueur.

Dans Metal Gear Solid, la posture de Snake lorsqu’il marche est celle d’un guerrier à l’affût. Dos penché, regard fixe, les bras balancent mais restent proches des armes. Marcher n’est ni plaisant, ni de tout repos. La posture est celle d’une personne prête à se cacher, à sauter au sol. En marchant, on remarque que les épaules de Snake ne sont pas dans l’axe du bassin, que le pied droit est plus ouvert que le pied gauche. Tout nous invite à penser qu’il s’agit d’un pas guerrier, sur le qui-vive. L’absence d’animations autres que celles décrites fait que tout apparaît calculé, dans un état de concentration militaire maximale. Tout cela nous est indiqué dans cette posture. Posture que l’on retrouve aussi chez Aloy qui se penche en avant aussi lorsqu’elle marche. Cependant, celle-ci laisse plus de place à la surprise et l’émerveillement. La tête qui regarde et suit des éléments, une prise de parole régulière et une finesse dans l’animation sont des constats de cela. L’exemple des mains d’Aloy caressant les hautes herbes témoigne de cette dualité entre guerrière investie d’une mission et exploratrice découvrant un nouveau monde.  A l’approche d’un ennemi, celle-ci se saisit automatiquement de son arc, rappelant alors son métier de chasseuse.

Il est intéressant de noter que ni Snake, ni Aloy, tous deux avatars du ou de la joueuse, avancent en terrain conquis. Il s’agit d’une posture de marche qui reste aux aguets. Cela rend l’ensemble cohérent avec les représentations contenues dans ces œuvres. Le ou la joueuse agit seul·e contre tous dans un territoire hostile et cela se retrouve complétement dans la façon de marcher. Cependant, tous les jeux nous mettant dans cette situation ne transmettent pas cela dans la façon de marcher des avatars. L’avatar du joueur dans Bloodborne, au contraire, avance d’un pas serein et assuré. Le léger mouvement d’ouverture des genoux donne une démarche étrangement similaire de l’imaginaire du film western. L’ouverture des bras et des mains gardant systématiquement des armes sans pression nécessaire de la part du joueur sur la manette ne transmettent pas la précision d’un Venom Snake ou la vivacité d’Aloy. Au contraire, il s’agit là d’une personne sûre d’elle, d’un tueur  avançant en terrain conquis à la recherche de ses proies. Si cette façon de marcher est incohérente avec le ou la joueuse commençant une partie, au fur et à mesure de la session, il ou elle acquière cette assurance déjà présente et observable dans son avatar. Cette posture de marche devient alors un objectif à atteindre : le joueur doit avancer de la même façon que son avatar, en terrain conquis.

Ainsi, ces trois premiers exemples nous permettent d’observer des propositions relativement guerrières de marcher. Ou plutôt ce sont des postures qui définissent la façon dont les joueurs et les joueuses interagissent avec le monde et ce, sur plusieurs gradients. Si « marcher » dans Bloodborne indique uniquement des intentions meurtrières plutôt romancées par une mise en scène empruntant au western, « marcher » dans Metal Gear Solid invite plutôt à la froideur chirurgicale de la méthode militaire. Enfin, « marcher » dans Horizon Zero Dawn présente plutôt un mélange entre exploration émerveillée et chasse sauvage.

Dans Breath Of The Wild, la façon de marcher est bien plus neutre dans le sens où elle ne sous-entend pas une recherche ou une attente de conflits. Le dos droit, les bras près du corps, les jambes n’indiquent pas un éveil des sens aux dangers environnants. On appréhende le monde tel qu’il se présente à nous. L’idée est véritablement de redécouvrir un Hyrule déjà foulé, avec un œil nouveau, celui d’une personne ayant perdu la mémoire. C’est une promenade sans jugement du monde qui nous entoure. Les chemins se dessinent en marchant : « Tout passe et tout demeure mais notre affaire est de passer en traçant des chemins » aurait pu dire Antonio Machado. Les armes toujours rangées, l’emphase est alors mise sur la découverte et l’exploration. « Marcher » dans Breath Of The Wild amène aussi à repenser le temps d’une manière plus longue. Ses vastes plaines, ses paysages dégagés sont une invitation à la réflexivité. De même, on se retrouve à observer de nombreux petits détails comme le sens du vent, les fleurs qui jonchent littéralement et complétement les hautes herbes. En marchant, les temporalités ne sont plus du tout les mêmes. Il m’a fallu un peu plus de deux jours ingame, soit environ une heure temps réel, pour atteindre le village Cocorico depuis le Grand Plateau. Cela laisse finalement beaucoup de temps à la réflexion. Des surprises nous rappellent parfois l’animosité des ennemis, d’autres nous rappellent l’état de nature dans lequel nous nous trouvons. La posture de Link se distingue en grande partie par cette façon de marcher, tel celui qui découvre et s’émerveille.

A la vue des jeux évoqués, « Marcher » est particulièrement propice aux jeux d’aventures ou du moins ceux qui proposent un contexte avec une grande liberté d’exploration. Pourtant, « marcher » peut amener à redécouvrir des jeux proposant des gameplays allant à l’opposé. C’est le cas de Mario Odyssey dans lequel le fait de « marcher » peut porter préjudice à la panoplie d’actions. La « marche » n’est pas particulièrement appropriée aux jeux de plateformes nécessitant réflexes mais aussi les phénomènes de momentum, d’inertie, etc. Dès lors, s’il est possible de marcher, le game design a plutôt intérêt à susciter aux joueuses et joueurs l’envie de courir. La posture de Mario dans Odyssey est particulièrement neutre. Cette neutralité apparaît comme une véritable invitation à ne pas marcher pour préférer la course. Cet exemple amène un constat ou plutôt une hypothèse : il est possible de définir ce qui est ludique de ce qui ne l’est pas en observant la façon dont est game designé le fait de marcher puis de le comparer au fait de courir. Dans Odyssey, « marcher » n’est pas ludique mais courir l’est. Dans Bloodborne, « marcher » n’est pas connoté négativement. Par contre, dans A Hat In Time, Hatkid marche en roulant un peu ses épaules. On ressent une sorte de sautillement : « marcher », c’est ludique. Dans la trilogie Crash Bandicoot sortie en 2017, l’animation de Crash constate aussi cela. Sautillements, balancement des bras : on retrouve un imaginaire autour du « mec cool » d’un lycée étasunien, prêt à sortir son manteau en cuir, son peigne et sa gomina. Dans ces deux derniers jeux, « marcher » suscite le ludique car les animations des avatars font référence non pas à l’appréhension du monde mais à des attitudes déjà considérées comme appartenant à un imaginaire collectif humoristique, caricatural et théâtral. De tout cela, l’animation de la marche de l’avatar apparaît donc comme un élément ludique supplémentaire. Contrairement à Metal Gear Solid V¸ Horizon Zero Dawn et Bloodborne, « marcher » est ici utilisé pour transmettre un constat supplémentaire de l’aspect ludique de l’expérience.

« Marcher » dans un jeu vidéo n’est pas neutre. A partir du corpus de jeux que j’ai mobilisé, je conclue que les façons de designer la marche sont des éléments importants servant à définir ce qui est ludique de ce qui ne l’est pas dans un jeu. En plus de l’atmosphère, le fait de marcher détermine aussi l’attitude et la personnalité des avatars que nous incarnons. Le pas des avatars dépasse alors la question de la part de réalisme dans le ludique ou la part de ludique dans des comportements précis et calculés. Au même titre que tout autre élément de la structure du jeu, « marcher » transmet des représentations et suscitent aux joueurs et joueuses d’adopter certains comportements plutôt que d’autres : froids et assurés dans Bloodborne, punk issu d’une comédie musicale façon Grease pour Crash Bandicoot ou encore la bonhomie de Hatkid.

« Marcher », plus généralement, invite à repenser la temporalité et le rythme des jeux. Si la question « pourquoi courons-nous dans les jeux vidéo » reste sans réponse, « pourquoi ne pas marcher »  semble proposer de nombreuses ouvertures sur la façon de penser ce qui est ludique, sur la façon de penser ce qui est jeu.

Esteban Grine, 2018.

La richesse des nations – Catane

Catane est un jeu dans lequel les joueuses et les joueurs doivent étendre leur territoire sur une île. Pour ce faire, ils et elles doivent utiliser des ressources qu’ils et elles peuvent récupérer des différents terrains et environnements présents sur le plateau du jeu. L’une des particularités du jeu est qu’au début de chaque partie, chaque joueur et joueuse place progressivement leurs colonies sur les terrains qu’il ou elle souhaite occuper. Le placement initial des premières colonies est donc crucial puisque c’est cet événement qui détermine alors les divers avantages de chacun des joueurs. Une colonie se place à l’intersection de plusieurs terrains sur lesquels sont indiqués des nombres entre 1 et 12. Un lancer de dés détermine alors à chaque tour quels terrains rapportent des ressources aux joueurs ayant une colonie limitrophe. Par exemple, une joueuse lance et obtient un 8 aux dés. L’ensemble des terrains étant associés à des 8 génère alors des ressources. Dès lors, il apparait que le placement initial des joueurs et des joueuses est décisif selon deux paramètres. Premièrement, les joueurs sont invités à occuper les meilleures places. Celles-ci doivent soit apporter des ressources nécessaires pour les constructions élémentaires, soit s’inscrire dans une stratégie de spécialisation : volonté de monopoliser une ressource par exemple, devenir particulièrement productif, etc. Secondement, les joueurs et les joueuses sont invité.e.s à se positionner en fonction des plus fortes probabilités de production. Pour cela, ils et elles doivent sélectionner des terrains associés à des nombre comme 6, 8, etc.

Smith et ses avantages

Dès lors généralement, la partie démarre avec un ensemble de déséquilibres entre les joueuses et les joueurs. Certains ont des avantages tandis que d’autres sont clairement désavantagés. Il est alors particulièrement intéressant de voir cela d’un point de vue économique pour expliquer les mécanismes ludiques. En effet, les situations qui apparaissent en chaque début de partie reflètent la répartition des ressources et plus généralement illustrent de nombreux principes théoriques énoncés dans « La Richesse des Nations » d’Adam Smith repris par la suite par David Ricardo. Il convient donc alors de les aborder ici. En effet, c’est amusant de remarquer que les règles constitutives de ce jeu sont une forme d’application ludique de théories économiques vielles de plus de deux cents ans.  Dans leurs ouvrages, Smith et Ricardo se sont attachés à expliquer, selon eux, les écarts de développement entre les pays. Ils abordent pour l’un les avantages absolus et pour l’autre les avantages comparatifs. Ces deux concepts font tout de même référence à une même idée que certain pays sont avantagés par rapport à d’autres. En fonction de leurs avantages, les pays se spécialisent dans certains domaines et non dans d’autres. Il y a donc une idée que ces avantages expliquent (1) la spécialisation des pays dans une économie mondialisée et (2) l’existence d’une division du travail à l’échelle internationale : deux pays ont intérêt à s’échanger les productions pour lesquelles ils sont respectivement les meilleurs. Ricardo va plus loin que Smith en postulant qu’un pays ne doit pas seulement se comparer à d’autres pays mais aussi par rapport à lui-même en observant les filières pour lesquelles il est meilleur. Dans ses écrits, c’est de cette de cette façon qu’il explique que même si le Portugal peut produire des machines-outils, il a plutôt intérêt à se spécialiser dans la production de vin. L’observateur.ice averti.e remarquera alors que la théorie des avantages de Ricardo qui sont alors « comparatifs » est un outil de justification d’une forme coloniale de l’économie puisque les pays développés ont tout intérêt à maintenir des pays émergents à un certain niveau technologique par exemple. Si Ricardo ne voyait pas de problème à maintenir un pays dans la production d’un bien technologiquement peu abouti, il est évident que les enjeux ne sont pas les mêmes entre la production de vin et la production de machines-outils.

Catane et Ricardo sont sur un bateau

Catane met en exergue cela. En début de partie, chaque joueuse et joueur a pour objectif d’obtenir un « avantage comparatif » car cela va permettre de générer des rapports de forces inégaux avec ses adversaires (nous respectons dans ce jeu logique de concurrence capitaliste bien entendu). L’exemple du bois et de l’argile est criant de vérité. Ces deux ressources sont nécessaires pour les premières constructions (des routes et des colonies). Il est donc crucial pour les joueuses et les joueurs d’acquérir ces ressources en début de partie. On pourrait même alors rapprocher le processus de développement d’une nation d’un ou une joueuse dans Catane de la théorie du décollage économique de Rostow mais c’est une autre histoire. Dès le début d’une partie, on peut alors immédiatement faire des prédictions sur les joueurs et les joueuses qui ont opté pour ce type de ressources (pourvues que les jets de dés soient bons). Les nations qui se développent le plus rapidement en début de partie sont celles (1) qui ont le plus de chances de gagner et (2) qui installent des rapports de force immédiatement avec les nations qui ne peuvent pas se développer. On retrouve donc des rapports Nord-Sud.

Le développement rapide permet deux choses aux joueuses et joueurs qui le vivent. Premièrement, dans un esprit colonialiste, leur objectif devient d’abord de privatiser les terres avant de les travailler. C’est ce qu’il s’est passé avec la colonisation européenne de l’Afrique et des Amériques. Secondement, il s’agit de réduire le potentiel de négociation des autres joueurs soit (1) en s’accaparant les zones d’échanges : les ports permettent d’échanger des ressources contre d’autres à moindre coût ou (2) en mettant en place des stratégies rendant les terres exclusives, c’est-à-dire inaccessible aux autres même si apparemment, le partage des ressources communes ne nuirait ni à l’un.e ni à l’autre. A propos des rapports entre joueur.euse.s , l’un des phénomènes passionnants à observer concerne uniquement le temps de jeu. Catane illustre à mon sens parfaitement ce qu’il se passe au niveau politique internationale : les joueur.euse.s les plus riches sont celles et ceux qui ont le temps de jeu le plus long allant jusqu’à plusieurs minutes tandis que les tours des joueurs et les joueuses les plus pauvres sont les plus expéditifs, voire ne se réduisent qu’au lancé de dés. Il y a pour moi un parallèle flagrant entre ce qu’il se produit dans Catane et les échanges internationaux. On peut même pousser cette lecture un peu plus loin, ou alors en resserrant notre focus en disant que Catane reflète les écarts de temps de parole entre différents groupes sociaux. Si Catane représentait la France, il deviendrait alors possible de faire des parallèles pour déterminer quels sont les joueurs qui remportent la partie.

L’oppression des riches

Observer le jeu Catane depuis l’économie est révélateur de ce qui fait sens ludique aujourd’hui en occident il me semble. Il s’agit dans ce jeu de reproduire des schémas colonialistes d’accaparement des ressources et de leur privatisation. Par ailleurs, les échanges et les relations entre les joueur.euse.s sont révélateurs des formes actuelles de rapports de force entre les pays. Pourtant, Catane est un jeu salué par la critique, les joueurs et les joueuses. La seule conclusion que je peux alors proposer est qu’il illustre particulièrement ce que nous sommes réellement.

Esteban Grine, 2018.

Le reflet de cultures japonaises – Breath Of The Wild

Zelda Breath Of The Wild est une œuvre qui s’inscrit bien plus dans une lecture et une représentation de la société japonaise que les précédents opus de cette série. J’aimerais dans ce billet m’attacher plus précisément à parler des héros et de ce qu’ils et elles m’évoquent. En effet, je suis un lecteur assidu de mangas. Cela ne signifie pas que je suis compétent dans la façon de décoder Breath Of The Wild en tant qu’artefact issu d’une culture japonaise. Au contraire, je serais bien malin de vouloir prétendre à ce statut. Cependant, mon parcours d’Hyrule et les discussions que j’ai eues m’ont tout de même fait aboutir à la conclusion que ce jeu est reflète bien plus le Japon que les précédentes itérations de la série. De même, bon nombre de personnages sont évocateurs d’un style sino-japonais en termes de récit. Impossible de ne pas non plus voir certaines constructions typiques de récits chinois. Ainsi, je vais m’attacher ici à évoquer les références qu’il me semble avoir observé lors de mes sessions sur le dernier Zelda.

Un jeu ancré dans une narration traditionnelle

Le tout début du jeu est particulièrement fascinant. Link se réveillant et sortant d’un cocon de pierre et de métal m’ont évoqué la naissance du roi-singe, Sun Wukong en chinois, Son Goku en japonais. Le héros naissant sous la montagne pour sortir de son œuf, voilà un trope du conte sino-japonais. Le roi d’Hyrule, sous la forme d’un pauvre vieillard est le maitre de Link. Il va alors lui transmettre son savoir et ses compétences afin de permettre à son apprenti de sortir du plateau du prélude, havre de paix dans ce monde post apocalyptique. J’y retrouve un peu du maitre du Sun Wukong qui enseigna à ce dernier 72 transformations. J’aime beaucoup cette idée de rapprocher Link du personnage du « Voyage en occident ». En effet, Sun Wukong est le parangon du héros asiatique, c’est aussi quasiment le modèle de tous les personnages principaux des récits japonais prenant la forme de manga nekketsu. Quelqu’un de plus patient que moi pourrait se concentrer sur tous les parallèles qu’il y a à dresser entre les Zelda et le récit chinois que je mentionne.

Les 4 prodiges, archétypes du nekketsu

Je vais ici principalement me concentrer sur les archétypes des nekketsu que je retrouve dans BOTW, à commencer par 4 champions, prodiges dans la version française. Pour rappel, les nekketsu sont des récits mettant en exergue la résolution de conflits par un ou des héros. Ces conflits vont généralement crescendo dans leurs représentations. De nombreuses valeurs y sont généralement diffusées dont notamment l’amitié, l’esprit d’équipe (nakama et compagnie), la volonté de travailler dans un but commun où chacun connait sa place dans le groupe (souvenons-nous d’Usopp qui rentra en conflit avec Luffy à Water Seven pour immédiatement revenir, masqué cette fois), etc.  Mipha, Daruk, Urbosa et Revali sont à mon sens des parangons, des archétypes des membres que l’on retrouve en tant que personnages centraux dans un manga. Mipha est une jeune zora très attachante mais il s’agit là d’un des tropes les plus typiques à propos de la représentation féminine par certain.e.s auteur.ice.s japonais.e.s, à savoir : la bienveillance et la non prise de parole comme traits caractéristiques du personnage. Il doit s’agir du membre du groupe ayant le moins de lignes de dialogue, elle est aussi laissée à l’écart lors de scène montrant le collectif en train de discuter. Mipha a aussi tout de la caricature de « l’amie d’enfance amoureuse du protagoniste principal » que l’on retrouve dans de nombreux mangas. Si Mipha est adorable, c’est parce qu’il s’agit aussi d’une représentation de la culture Moe. A l’opposé, Urbosa apparait comme une femme distante mais tout de même concernée par les événements. Je retrouve personnellement beaucoup du personnage de Nico Robin de One Piece. De manière générale, j’observe de nombreux parallèles entre les personnages du manga et de Zelda. Urbosa montre aussi un attachement maternelle envers Link et Zelda comme le montre Damastès (2017) notamment. Personnellement, je vois en Urbosa une représentation vidéoludique de la femme Tsundere, distante mais qui devient progressivement attachante. Daruk quand à lui représente le « bon vivant », celui qui rigole, qui est heureux peu importe la situation. Il peut aussi dans une certaine mesure représenter une personne n’ayant pas de frontière dans ses relations sociales : il frappe notamment Link dans le dos lors d’un souvenir. Il peut être malvenu au Japon de se montrer trop expressif et Daruk vient incarner cela dans BOTW. Je n’y vois pas spécialement une critique mais cela me semble suffisamment visible pour l’évoquer. Enfin, Revali incarne le « gentil concurrent », le prétentieux attachant. Dans de nombreux mangas, ce genre de personnages est mis en avant pour être positionné en « faux antagoniste » du personnage principal. On y retrouve Sasuke du manga Naruto mais aussi Uriû Ishida du manga Bleach. Ce type de personnage est utilisé dans le but de renforcer la grandeur du héros. Dans Zelda, Revali finit par adouber Link puisque ce dernier parvient à le délivrer de l’emprise de Ganon.

Finalement, dans la constitution de ces héros, Zelda BOTW reste particulièrement proche des canons narratifs japonais à destination d’un public jeune. Là où se démarque franchement Nier automatA de Yoko Taro. Ce dernier dépasse largement le genre du nekketsu pour s’ancrer dans des récits définitivement plus seinen que shonen.

Les peuples comme les reflets de la société japonaise

D’une manière générale, il est aussi très intéressant d’observer les différentes races d’Hyrule comme des reflets de la société japonaise. Si Urbosa incarne une matriarche tsundere, son peuple, les Gerudo représente il me semble la culture Gyaru ou Kogaru, c’est-à-dire des jeunes femmes japonaises aux cheveux décolorés et bronzées. Les Gerudo regroupent à elles seules plusieurs fantasmes japonais autour des femmes. Il est évident que leur représentation dans BOTW est à associer aux divers phénomènes culturistes dont la muscular girl que l’on retrouve dans certains mangas du type pantsu. Aussi, il est intéressant de voir que les citadines de cette société matriarcale dirigent leurs forces vers le fait d’être une « bonne épouse » : cours de cuisine, cours de séduction. La femme y est aussi représentée comme tentatrice tandis que l’homme se doit de rester à l’écart ou naïf sur ces questions. Voir des Gerudo prendre des cours de cuisine m’évoque cette tendance que je vois dans les mangas à propos des Kogarus. Il s’agit dorénavant de les exposer en incluant des éléments de la culture moe : manque de confiance, crédulité, ignorance de certains faits et gestes. Je pense notamment au manga Gal Gohan dont le récit présente une gyaru prenant des cours de cuisine. Pour toutes ces raisons, les Gerudo de BOTW sont particulièrement d’actualité dans les sujets de représentations que l’on retrouve dans les productions culturelles japonaises. L’intérêt grandissant des japonais pour les Kogaru et les muscular girls explique leurs chara design ainsi que leurs traits de personnalités. Synonyme de légèreté, les Gerudos contrastent avec le reste des peuplades d’Hyrule.

A propos des relations amoureuses au Japon et surtout leur représentation dans les jeux vidéo, je serais très heureux d’avoir une discussion avec Léticia Andlauer qui travaille sur les visual-novels japonais de drague. Je reste très approximatif dans mes propos, c’est pourquoi, si vous êtes intéressés par ces sujets, je vous invite à découvrir son travail et la contacter directement ici =>

https://twitter.com/Leticiandlr

A l’extrême opposé, les Zoras m’évoquent le sérieux et l’esprit du travail d’équipe = l’antithèse complète des Gerudo en somme. Leur histoire indique qu’ils ont ensemble construit leur lieu de vie totalement décloisonné et non privatif, à l’instar des représentations que l’on peut avoir des environnements d’entreprises japonaises. Le collectif prend le pas sur l’individualité. Sidon, le prince de ce peuple, à l’inverse de la reine actuelle des Gerudo, se soucie d’abord de la collectivité avant de soucier de ce que cette dernière pense de lui. Il connait sa place et ne souhaite pas non plus interférer, remplacer dans les esprits, sa défunte sœur Mipha. Il y a chez les Zora une certaine volonté de protéger les traditions culturelles. Le rejet des hyliens de certains Zora ressemble fortement au Japon du début du XXème siècle qui interdisait l’entrée sur son sol d’immigrants ou tout simplement de marchands, coloniaux ou pas. On retrouve donc une forme de protectionnisme extrême qui se veut tout de même plus ouvert. En témoigne de cela le changement de posture du conseiller du roi Zora, réfractaire au début puis acceptant l’aide de Link. La mémoire de Mipha est aussi entretenue par la valorisation de ses actions. La relation qu’a Sidon avec sa sœur est d’ailleurs très emblématique de cela. Mipha est considérée comme un niveau de perfection inatteignable. Son statut d’icône ne peut être remis en cause par aucun Zora, elle l’est par définition.

Ainsi, les Zora représentent une certaine organisation sociale japonaise. Je considère qu’il s’agit là surtout des organisations valorisant le travail. Les Gorons sont quant à eux dans une organisation qui me fait penser aux systèmes mafieux. Il y a un fort respect hiérarchique, les gorons n’ont pas le droit de toucher aux canons du chef par exemple, et il y a un certain côté vénal de leur part à vouloir exploiter la montagne pour en tirer ses richesses. Le fait que les Gorons soient aussi esthétiquement proches des Sumos par leur vêtement rend l’ensemble extrêmement cohérent. Dans Freakonomics de Steven Levitt, les auteurs montraient un écosystème passionnant entre les jeux d’argent, la culture sumotori mais aussi les Yakuzas.  Les Piafs sont quand eux peut-être la représentation d’une forme d’élite. Ces deux derniers peuples me sont plus difficiles à définir puisque j’ai l’impression qu’ils sont moins nombreux que les Gerudos et les Zoras, particulièrement pour les Piafs que je n’ai côtoyés que très peu hormis Kass et celui qui nous conduit à la bête divine. Ces derniers sont tout de même intéressants puisqu’ils représentent des parents ayant quitté leurs familles afin de poursuivre un objectif de vie. J’ai l’impression que cela peut refléter plusieurs choses : traumatismes des familles séparées pendant la seconde guerre mondiale, travail du père dans une autre ville, expatriation d’un parent travaillant à l’étranger, etc. Il y a aussi des choses à voir dans ce cas-là. Il ne reste alors plus que les Hyliens et les descendants des Sheikas pour incarner la population japonaise réparti entre culture traditionnelle pour les Sheikas du village Kokorico et culture mixte pour les hyliens d’Hateno et du sud d’Hyrule (proches alors des régions du pacifique). Je ne vais pas m’attarder ici sur leur cas puisque les deux m’ont moins saisi. Cela se voit dans mon écriture : les Zoras et les Gerudos sont les peuples que j’ai le plus côtoyé étant donné que je n’ai pas encore pris le temps de réaliser les quêtes des populations du nord d’Hyrule. J’y reviendrais donc peut-être prochainement.

Conclusion

Pour conclure, j’ai apporté ici une lecture très personnelle du jeu. Je la suppose cependant fortement partagée par de nombreuses personnes dont celles avec qui j’ai discutées et qui se reconnaitront. Breath Of The Wild apparait comme un jeu reflétant la société japonaise tout en reproduisant avec facilités des codes du genre du nekketsu. Ainsi, plus que les opus précédents, il apparait comme un témoignage de ce qu’est la société japonaise aujourd’hui. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Cet article n’aurait jamais été possible sans les discussions et les échanges que j’ai eus avec les gens du discord LCV mais aussi des vidéos de Damastès et particulièrement sa lecture du peuple Gerudo que je reprends et agrémente ici. Sans ses avertissements, j’aurais aussi loupé de nombreuses choses.

Cet article a été écrit pendant la

 

Un battement, une éternité – Far From Noise

Un battement, une éternité – Far From Noise

De nombreuses fois il m’est arrivé de me trouver dans un entre deux, un moment hors du temps dans lequel je me retrouve bloquer entre plusieurs volontés incohérentes. D’un côté je souhaitais faire marche arrière, en essayant vainement d’annuler ce que j’avais déclenché et de l’autre, je souhaitais embrasser ce futur effrayant car inconnu.

« Far From Noise » raconte cela, en poétisant le rapport que l’on a avec la peur de l’inconnu mais aussi avec la peur du monde qui nous entoure. De nombreux sujets. Oui, c’est sûr, ce jeu aborde de nombreuses problématiques : peur des étrangers, déconstruction personnelle, acceptation du fait que le monde ne tourne pas autour de nous. Il y a de nombreuses leçons de vie dans ce jeu et son auteur, Georges Batchelor, les aborde aux détours d’une discussion que le ou la joueuse entretient avec un cerf, apparition du fantastique dans un récit pragmatique. Serait-ce une hallucination ? Une déité ? Le jeu n’y répond jamais. De manière générale, le jeu ne propose aucune réponse aux questions soulevées par la conductrice, égarée, entre terre et mer.

Au fur et à mesure de la discussion, le cerf déconstruit nos arguments en les dissolvant dans une philosophie relativiste et absolue. Tout est relatif, alors pourquoi ne pas embrasser cela ? Voilà l’une des propositions du jeu. Accepter le fait de ne pas être maître de son seul destin et que ce n’est pas grave si demain, tout s’arrête. Ce n’est pas grave pour le monde qui lui, par l’horizon, restera beau, immuable, un tout absolu.

Far From Noise est beau, pas seulement dans ses graphismes mais bien dans le message qu’il porte. Il faut défaire les préjugés que nous avons, en relativisant notre situation et ce, pour ne plus avoir peur de l’inconnu mais aussi des inconnus. C’est un autre message que le jeu nous propose ici. Ponctuellement surpris par l’irruption de nouveaux animaux, c’est à chaque fois la peur qui déclenche une réaction de la conductrice et c’est en prenant le temps d’observer pour mieux les comprendre qu’elle finit par éprouver de la sympathie pour ces créatures. Je ne suis pas plus importante qu’elles. On peut s’arrêter ici mais l’on peut aussi y voir un message de paix ainsi qu’une méthode : comprendre l’autre et prendre conscience de son existence, c’est un premier pas vers un monde meilleur.

C’est aussi un premier pas nous permettant de comprendre, qu’au bord du ravin, entre naissance et mort, que nous ne sommes pas si importants que cela et c’est par les relations avec les autres que nous pouvons alors comprendre notre vie. Accepter ce relativisme dont le cerf est l’allégorie, c’est ne plus avoir peur de l’inconnu, c’est accepter la fatalité des choses et notre petitesse, lorsque nous sommes face à face avec l’éternité, sous un ciel étoilé. Et tout cela ne rend le monde que plus beau à mes yeux. ■

Esteban Grine, 2017.

Sisyphe, l’enfer et Scanner Sombre

Sisyphe, l’enfer et Scanner Sombre

Scanner Sombre est un jeu qui pose la question suivante : serions-nous plus heureux si comme Sisyphe, nous parvenions à comprendre que notre monde est absurde, à accepter notre destin et pourtant à rester heureux ? Dans ce jeu, notre avatar est un géologue professionnel ou amateur qui explore un ensemble de grottes. La découverte progressive de l’environnement nous permet de comprendre ce qu’il s’est passé : nous incarnons une personne morte a côté de son dernier campement après être descendu trop profondément. Notre progression en tant que joueur est en fait le chemin qu’a parcouru ce géologue avant de mourir : le jeu illustre par son level design le regret de notre incarnation en nous proposant donc revenir sur nos pas, de parcourir à rebours notre dernier voyage, loin de notre famille.

C’est donc son regret qui l’enchaîne au lieu de sa mort et il essaie tant bien que mal a obtenir une forme de rédemption. En tout cas, le jeu nous met a sa place lors d’une de ses tentatives de libération dont la sortie de la grotte en est la métaphore. le souvenir de sa famille est l’incarnation de son regret, de son attache matérielle et cela qui lui ferme les portes de sa rédemption.

Il n’y a pas grand chose d’autre à dire sur ce jeu mais ce qui m’a frappé, c’est que l’on y voit ici une illustration du mythe de Cisyphe, motif récurrent dans les jeux vidéo. A la fin du jeu, une cinématique se déclenche et vient nous suggérer qu’une force divine nous oblige a retourner au point de notre mort. Le paradis nous est interdit, lecture mythologique qui donne sens à nos actions effectuées lors de notre parcours. Tout ce que nous avions fait est vain puisque soumis à un éternel recommencement.

Les jeux vidéo mettent ponctuellement cette idée de cycle au cœur de leur narration. Le joueur a une action qui déroule une narration linéaire mais qui s’intègre dans une boucle répétitive : c’est linéaire pour nous mais cyclique lorsque l’on prend du recul. Il n’y a donc ni début ni fin à ces jeux. En tant que joueur, nous attrapons le train en marche, pensant qu’il s’agit du dernier, alors que les concepts de « début » et de « fin » ne s’appliquent plus depuis bien longtemps.

The Witness propose lui aussi cette lecture d’éternel recommencement, de nirvana interdit au joueur. Arrivé à l’une des fins du jeu, la première pour la majorité, le jeu nous place dans un état similaire à celui de Scanner Sombre, notre avatar flotte et traverse l’ensemble des environnements que nous avons parcouru, défait tout ce que nous avons fait puis nous replace à notre point de départ.

Dans cette perspective, il apparait que certains jeux vidéo reproduisent des systèmes aliénants dans lesquels des sujets-joueurs sont obligés de recommencer inlassablement les mêmes actions, les mêmes tâches. Nous pourrions aller plus loin en supposant que c’est finalement le cas de tous les jeux vidéo : à chaque nouvelle partie, nous recommençons, toujours, inlassablement, les mêmes actions avec quelques différences dont nous sommes les seuls à pouvoir observer. Pour ces deux jeux, c’est clairement explicite et cela nous pousse à nous interroger sur ce que c’est finalement que de jouer. Scanner Sombre et The Witness nous suggèrent que ce comportement n’est finalement pas si éloigné de ce que faisait Sisyphe, voué à amener une pierre en haut d’une colline pour qu’elle redescende immédiatement, l’obligeant alors à recommencer.

Continuer à jouer à un jeu vidéo n’est finalement rien d’autre que cela : des comportements répétitifs mais sur lesquels on décide arbitrairement d’y associer un sens ludique, comme si cela excusait notre incapacité à accepter nos aliénations. Le fait que cela soit explicite dans Scanner Sombre et The Witness nous fait comprendre pourquoi il devient nécessaire de s’arrêter de jouer : nos actions sont vouées à être défaites puis répétées comme dans un enfer dans lequel nous serions obligés d’effectuer encore et toujours les mêmes travaux. ■

Esteban Grine, 2017.

Pour Undertale, l’humain est bon, pas le joueur.

Pour Undertale, l’humain est bon, pas le joueur

Undertale est un jeu sorti il y a bientôt deux ans maintenant. A la suite d’une campagne réussie sur Kickstarter, son créateur, Toby Fox, a pu se lancer pleinement dans la réalisation de son jeu. Le développement aboutit alors sur l’objet que l’on connait aujourd’hui. Sitôt sorti, sitôt encensé, le jeu a connu un succès immédiat et sa communauté a très vite grandit jusqu’à être aujourd’hui l’une des plus bavardes sur son jeu de prédilection autant sur les réseaux qu’en termes de création de contenus « fanmade ».

Pourtant, aujourd’hui, je ne vois toujours pas d’analyse approfondie du jeu hormis quelques théories sérieuses ou complotistes venant étayer certaines représentations que certains joueurs ont sur le jeu. Plutôt que d’attaquer ces théories, je préfère donc proposer la mienne qui comme cela fut le cas pour mes articles sur Majora’s Mask (2001) ou The Witness (2016) ne vient pas imposer une vision ou une compréhension du jeu. Ainsi, dans ce papier je vais soutenir la thèse suivante : pour Undertale (et Toby Fox), l’humain est bon, mais pas le joueur. Je présente la thèse sous cette forme paradoxale (le joueur est forcément humain donc bon et mauvais) car il me semble que cela incarne au plus profond ce que le jeu veut transmettre et questionner : l’éthique et la morale des joueurs. Ce faisant, je me positionne en contradiction des personnes l’ayant attaqué sur sa simplicité scénaristique. Je soutiens au contraire que le jeu est bien plus subtil et bien plus doux-amer que laisse paraitre sa première lecture, son premier parcours.

Pour argumenter ma position, je vais principalement m’appuyer sur des textes et articles de pédagogie et de game design. Ainsi, dans une première partie de cet article, nous verrons la façon qu’Undertale  a de diffuser les systèmes de représentations et de valeurs. Dans une deuxième partie, il sera nécessaire d’illustrer la façon qu’a le jeu d’orienter le comportement réflexif du joueur : comment celui-ci, en jouant au jeu, réfléchit sur ses comportements et sur sa façon d’interagir en société ? Enfin, nous verrons dans une dernière partie par quelle méthode le jeu manipule le joueur pour lui faire ressentir le regret et le remord.

Entre expressivité et persuasion, l’objectif de Toby Fox

Undertale est un jeu dont les inspirations remontent aux jeux de rôle japonais. Nombreuses sont les personnes à avoir déjà pointé du doigt earthbound comme étant le père spirituel du jeu. Toby Fox est originaire d’une communauté de fan et de modders. Dans un entretien donné Joël Couture, Toby Fow expliquait qu’en plus de mother, l’auteur s’inspirait aussi de Shin Megami Tensei. Les prémisses de l’aventure sont simples : un ou une héro amnésique se retrouve dans un donjon (l’underworld) et doit le parcourir afin de terminer l’aventure.

Undertale est un jeu qui est à cheval entre son côté expressif et son côté persuasif. En effet, il propose au joueur de ne pas combattre, ou plutôt d’éviter les conflits avec les différents monstres composant le bestiaire du jeu. Pour ce faire, l’option Act lors des moments de combats propose un menu avec des choix plutôt humoristiques afin de résoudre les combats de manière pacifiste. Ce faisant, le gameplay du jeu se rapproche alors du genre expressif dans le sens où il n’impose pas un discours particulier au joueur et n’oblige à aucun moment ce dernier de se comporter d’une façon précise. Cependant, cela vient en contradiction avec le discours tenu par certains personnages dont Toriel, deuxième PNJ rencontré après l’antagoniste principal du jeu qui nous demande de manière plutôt formelle de ne pas tuer de monstres vivant dans l’underworld. D’entrée de jeux donc, undertale enseigne au joueur selon une approche réceptive (Leclerc & Poumay, 2008) de ne pas commettre de crime puis nous laisse expérimenter et faire l’exercice de cela de manière libre. De même tout au long du jeu, il n’y aura pas véritablement de punition ou de game over lié à un mauvais choix à un mauvais moment du joueur. Les seuls moments véritables de mort vidéoludique ont lieu durant les combats rencontrés et ceux-ci sont directement liés à la compétence du joueur. Une fois, la première proposition faite par Toriel de ne pas tuer, le game design ne revient plus sur cela et laisse le joueur faire comme bon lui semble. C’est là où le côté procédural et algorithmique de l’histoire devient particulièrement intéressant puisque le joueur se retrouve sanctionné positivement ou négativement sans que cela soit clairement formel. De même, la punition n’est pas immédiate. Cela a pour conséquence de duper le joueur jusqu’au moment où un twist scénaristique apparait tout en le faisant prendre conscience que plus durement de son comportement. Nous avons déjà montré dans un précédent article sur la réflexivité la façon qu’avait le game design de responsabiliser le joueur de ses actes vidéoludiques.

Undertale est un jeu profondément humaniste. Il nous invite à interroger notre façon de jouer et ce que nous considérons de ludique. En ce sens, finalement, Toby Fox développe un game design et une pensée proche de celle de Miguel Sicart notamment. Ce dernier considère le fait de jouer comme un acte moral et éthique pour le joueur, non pas forcément que le jeu change le système moral du joueur mais plutôt que ce dernier engage son système éthique et moral dans sa façon de jouer. Ainsi, les actions qui ont lieu durant le jeu sont le reflet, le constat visible et observable de l’éthique et de la morale du joueur. Dès lors, l’idée centrale d’undertale en se présentant comme un RPG dans lequel nous pouvons éviter le meurtre d’ennemis est de dresser une critique générale sur les jeux vidéo actuels. Ces derniers, au contraire, engagent le joueur dans des actions immorales (même si elles n’ont aucun impact). L’objectif du game designer dans undertale est alors de proposer autre chose que la ludoformation de la mise à mort.

Undertale comme critique du comportement de joueur

Ainsi, dans ce jeu, il y a une première critique de notre façon de jouer. Toby Fox, volontairement ou involontairement, critique le fait que nous, joueurs et joueuses, puissions-nous amuser à mettre à mort des personnages fictifs sous prétexte que le côté ludique de l’activité excuse la morbidité de cet acte. Mais ce n’est pas tout. Une deuxième critique de notre façon de jouer se dresse de manière plus fine en filigrane de nos actions dans le jeu. En effet, si cela aura échappé au joueur, il apparait tout de même important de mentionner que le jeu undertale invite son joueur à ne pas accumuler. Autrement dit, undertale est aussi un jeu de rôle qui rejette toute forme d’accumulation capitalistique. Cela est particulièrement intéressant notamment lorsque l’on s’aperçoit que les jeux critiquant le capitalisme, de près ou de loin, reproduisent des schèmes et des modèles de fonctionnement (des règles structurées dans ce cadre-là) reproduisant notre société capitalistique. Undertale nous invite donc à ne pas conserver particulièrement de l’argent, où en tout cas à le dépenser régulièrement et uniquement sur ce qui est nécessaire : de la nourriture principalement et qui en plus est produite localement (on saluera ici la prise en compte des circuits courts mais aussi du respect de la saisonnalité des produits). Par ailleurs, deux fois dans le jeu, il nous est proposé de financer des causes humanitaires : la protection des araignées. Enfin, Fox profite d’un rapide passage pour dresser une critique du coût exorbitant des études aux Etats-Unis, de la précarité des étudiants mais aussi du manque de débouchés à la sortie du diplôme en présentant le personnage du vendeur Temmie. Celui-ci, ou celle-là, travaille pour financer ces études dans le magasin du village Temmie. Le joueur peut l’aider pour financer ses études (en payant un prix exorbitant et qui nécessite que le joueur effectue des tâches répétitives pendant un certain temps). A son retour des études, Temmie reprend son poste de vendeur comme si de rien n’était : aucune progression sociale ne semble permise alors, malgré l’obtention d’un diplôme.

Ces deux critiques faites à l’encontre des jeux vidéo se retrouve tout d’abord dans les combats que nous verrons plus loin mais surtout dans un seul élément du jeu qui pour nous vient constater cela. Undertale cristallise ses critiques de la violence vidéoludique et des logiques capitalistiques dans sa gestion des points d’expérience. En effet, in fine, avec tous les messages qui nous sont envoyés lors du jeu mais principalement par Toriel, au tout début, on nous invite à ne pas commettre de meurtre. Or, en règle générale, le fait de combattre des ennemis apportent de l’expérience si on les tue. Le fait de passer des niveaux relève en effet d’une logique d’accumulation (de points). Mais dans undertale, le fait de résoudre des conflits de manière pacifique n’en n’apporte pas. Ainsi, si l’on souhaite mener une « route pacifiste », notre avatar restera toujours au premier niveau sans franchir le second. Avec cette lecture, le message est clair : être pacifiste, c’est ne pas accumuler plus que nécessaire. On pourrait même pousser cette réflexion en rapprochant le gameplay du jeu comme l’un des premiers gameplay incarnant des logiques de décroissance. Dans cette perspective, le jeu de Toby Fox prend alors une dimension bien plus importante dans l’histoire du jeu vidéo.

Un dernier point qui semble constater notre hypothèse  sur cette lecture anticapitaliste concerne les différents impacts que peut avoir le joueur sur l’environnement vidéoludique par rapport aux RPGs orthodoxes et les jeux vidéo en général. En effet, dans la plupart des jeux, les joueurs peuvent explorer des univers mis à leur disposition en tant que potentielle ressource exploitable. Par exemple, dans les jeux Final Fantasy, un joueur peut entrer dans la maison d’un PNJ, fouiller les rangements disposés ici et là (on peut supposer un lien de propriété en calquant les règles régissant notre réalité à la diégèse du jeu) et, finalement, obtenir des objets. Dans les jeux Oblivion & Skyrim, le joueur peut faire du commerce avec n’importe quel marchand, peu importe le besoin de ce dernier. Enfin, les ressources s’inscrivent généralement dans des mécanismes de développement durable et de non exclusivité : dans Pokémon Go, il n’y a pas un nombre fini de pokémons par exemple. Cependant, dans undertale, quasiment tous les objets, hormis les objets de restauration de la santé (hamburgers, nourriture variées), sont contenus dans un ensemble fini de ressources. Dès lors, le joueur ne peut exploiter son environnement comme bon lui semble et comme dans tout autre jeu vidéo. Très tôt, en début de partie, le joueur va arriver devant un saladier rempli de bonbons. Le jeu fait la demande de n’en prendre qu’un seul, or, il est possible de se resservir. Le jeu va alors graduellement faire comprendre que ce n’est pas un bon comportement à avoir jusqu’à ce que le saladier se renverse sur le sol, rendant la ressource inutilisable. Il est ici intéressant de reformuler ce qu’il se passe dans cette situation de la façon suivante : la surexploitation d’une ressource la rend à terme inexploitable de manière durable et détériore l’environnement dans lequel elle se trouve. On retrouve aussi cet ensemble fini de ressources dans le nombre de monstres par zone du jeu : il n’y a pas de griding possible dans undertale. Au bout d’un certain nombre de combat, les zones deviennent vides : voici un nouvel exemple de la surexploitation du joueur sur l’environnement vidéoludique. C’est aussi à ce moment que le game design doit nous interroger sur la morale et l’éthique des comportements que nous avons en jouant : de quoi ces comportements sont-ils le reflet ? Une première interprétation serait qu’ils reflètent nos us et coutumes capitalistique et d’exploitation dans le monde physique.

Nous venons donc de proposer une interprétation décroissante d’undertale dans le sens où le gameplay illustre une critique de la violence et de certaines logiques capitalistiques. Ainsi, il ne faut pas non plus trop se soucier du terme employé de « décroissance ». Au contraire, il faut simplement retenir qu’undertale se pose comme l’un des représentants, peut-être le parangon ultime, d’une façon de jouer « hétérodoxe » dans le sens où le jeu propose autre chose que ce qui forme l’orthodoxie vidéoludique, à savoir la reproduction ludifiée des schèmes et des logiques néo-libérales et capitalistiques.

Combats, mises à mort & empathie pour notre prochain

Nous avons constaté notamment qu’undertale critique les comportements habituels des joueurs dans le sens où ceux-ci s’inscrivent dans des logiques oppressives. Il convient maintenant de revenir plus en détail sur  son système de combat et comment celui-ci diffuse les valeurs souhaitées par Toby Fox. Encore mieux, il convient de revenir sur la mise en récit, précisément, de l’antagonisme vidéoludique. Encore une fois, undertale dresse une critique des systèmes de combat usuels des RPGs. Le premier élément qui doit sauter aux yeux est qu’à aucun moment le jeu oblige le joueur à agir d’une certaine façon. Mieux, le game design met l’ensemble des éléments à égalité en affichant les quatre boutons d’actions sur une même ligne et de taille égale. Par exemple, c’est le contraire de ce que l’on trouve dans les jeux Pokémon récents qui mettent clairement en avant le choix d’attaquer. Ici, les options sont d’égals à égals et seul le bouton « Mercy » changera de couleur pour nous signaler que le combat peut se terminer en épargnant le ou les antagonistes. Par ailleurs et comme je l’ai déjà montré dans mon article scientifique sur la réflexivité (Giner, 2017), le jeu alterne les rythmes des séquences dans ces combats en misant sur l’humour et le potache lorsqu’il s’agit de résoudre les conflits de manière pacifique. C’est pourquoi nous n’allons pas nous y attarder outre mesure ici. Par contre, il convient d’aborder plus en détail l’attitude du joueur et la façon qu’a ce dernier de se refermer sur ses vieilles habitudes. Undertale est un jeu qui dès le début a été présenté comme un RPG dont les combats peuvent se conclure par la non-violence du joueur. Or, comme le rappelle Joël Couture dans son livre « Fallen Down » (2017), les joueurs n’arrivent pas forcément à voir les opportunités et les possibilités puisque ceux-ci n’arrivent pas forcément à sortir de leurs habitudes. Cela est particulièrement flagrant à la fin de zone de didacticiel lorsque nous devons affronter Toriel (qui est un jeu de mots pour « tutorial », « ‘torial », « Toriel »). Lors de ce combat, le joueur doit sans cesse choisir l’option « mercy » pour enfin avoir la possibilité d’épargner ce personnage. Le problème est que l’on ne voit pas immédiatement l’impact que le choix répété de « mercy » : autrement dit, il n’y a pas de feedbacks immédiats. Ainsi, malgré tous les paratextes que l’on a pu avoir ainsi que les messages dans le jeu, on a l’impression de se retrouver bloqué et d’être obligé à tuer Toriel. L’échec ressenti par le joueur jouant en souhaitant appliquer la proposition d’undertale  n’est donc pas de « perdre un combat » mais de solder un combat par la mort de son opposant. Chose qui arrive malgré tout fréquemment lors des premières runs se concluant en « neutral route ».

Encore une fois, il s’agit là d’illustrer la critique que fait undertale des habitudes et des réflexes des joueurs. Couture (2017) soutient la thèse, avec laquelle je suis d’accord, que le jeu et son game design parviennent à créer des liens affectifs envers les personnages non-joueurs. Il s’agit là bien entendu à une affection éprouvée pour des personnages de fiction, chose finalement assez banalisée dans les œuvres culturelles. Or, là où le jeu se distingue concerne la façon dont il arrive à faire ressentir une douleur émotionnelle réelle liée à un comportement du joueur se concluant sur la mort d’un personnage apprécié. Le jeu a ce génie de construire tout son game design sur la notion de regret, émotion ressentie par le joueur.

Le regret comme moteur de la thèse du jeu

Le regret est une émotion importante dans les jeux vidéo puisque c’est l’une des seules émotions qui peut être uniquement ressentie en jouant. Cependant, il convient de spécifier un peu ce que nous entendons par « regret ». Ainsi, nous considérons uniquement le regret uniquement en rapport à la fiction. Cela signifie que la personne ressentant cette émotion doit avoir eu un comportement formalisé dans la fiction qu’il parcoure. De plus, il faut que ce comportement et ses conséquences soient irréversibles. Or, généralement dans les jeux vidéo, toute action peut être rendue nulle. C’est alors à partir de ce point de départ et de ce qui a précédemment été constaté dans ce papier que Toby Fox a bâti son piège.  

Undertale est un jeu qui piège son joueur à cause de ses réflexes et de son attitude ludique et grâce au regret que cela va lui causer. Pour construire mon raisonnement cependant, nous avons besoin d’étayer mon propos autour de la construction narrative du jeu. Undertale propose une histoire qui ne se découvre que de manière très progressive et sur plusieurs runs, c’est-à-dire sur une répétition du début à la fin du jeu – nous reviendrons dans un prochain papier sur l’utilisation des cycles et des répétitions dans les jeux vidéo pour diffuser des messages et des discours. Autrement formulé, il faut comprendre que le récit, la narration, dévoile l’histoire générale sur trois parcours du jeu. Le joueur doit donc refaire le jeu au minimum deux fois et selon certaines spécificités pour atteindre les 100% de complétion et véritablement pouvoir dire « j’ai fini le jeu ». Ainsi, généralement, la première run se conclut par une fin neutre. Le jeu nous propose ensuite de refaire le parcours pour atteindre la « true pacifist ending ». A la toute fin de cette route, Flowey, l’antagoniste principal du jeu, apparait pour prévenir le joueur de ne pas poursuivre sa complétion du jeu sous prétexte que les personnages sont maintenant heureux. Recommencer n’aurait alors pas d’impact et qu’il y aura un reset complet. Il s’agit là du véritable test du jeu. Tout le game design et la critique du jeu vidéo orthodoxe qui est faite progressivement conduit à ce moment fatidique du choix. Ce choix peut être formulé de la manière suivante : le jeu nous demande de manière quasi formelle d’arrêter d’être joueur, ou du moins, d’être un joueur normal dont la pratique s’inscrit dans l’orthodoxie vidéoludique. J’avais déjà constaté, à travers les Sessions Innocentes (des sessions de jeu durant lesquelles je filme des personnes jouant peu à des jeux vidéo), qu’il était plus facile pour une personne de respecter son système de valeurs durant l’activité vidéoludique. Ainsi, l’hypothèse que je formule ici et que lorsque le discours d’un jeu entre en conflit avec le système de valeur d’un non-joueur relatif (dans le sens où il ou elle joue très peu), ce dernier va facilement terminer sa session de jeu avec l’idée qu’il ne veut pas aller dans le sens du jeu : le conflit entre le joueur et le game designer (à travers le jeu) se solde par le refus du joueur à poursuivre / à jouer.

Pour résumer ma pensée, ou plutôt la reformuler, j’interprète undertale comme une critique de nos habitudes vidéoludiques. Celles-ci sont orthodoxes car elles dérivent de notre société orientée capitaliste et néo-libérale, ce qui se retrouve dans les jeux vidéo mainstream mais aussi malgré tout dans les plus petites productions. Le moment durant lequel Flowey nous invite à ne plus jouer, le joueur sait déjà plus ou moins que pour continuer à dévoiler l’histoire, il devra exécuter la genocide route. Or, cela signifie faire table rase de tout ce qui a été déjà parcouru et surtout, cela signifie revenir à une conception orthodoxe du jeu vidéo où les personnages ne sont rien de plus que des ressources exploitables par le joueur. Si ce dernier choisit de parcourir la genocide route, alors il émet une préférence pour son plaisir vidéoludique plutôt que pour le respect d’une demande formelle (et indirecte de la part du game designer). Le test que présente Toby Fox est donc fait pour savoir si, après la true pacifist ending, le joueur va reprendre un comportement oppressif et habituel dans les jeux vidéo.

La Genocide Route, ultime alerte avant la punition finale

Ainsi, dans la lecture que je propose, la genocide route n’existe finalement que pour piéger un certain profil de joueur de jeu vidéo : ceux qui font preuve et qui maintienne leur attitude ludique malgré tous les messages et les invitations faites au joueur pour justement ne pas poursuivre  l’aventure. En ce sens, chacun des nouveaux éléments de gameplay amenés lors de ce parcours peuvent être interprétés comme des éléments testant la volonté du joueur à poursuivre et que nous pouvons lister. Premièrement, le maintien de ce parcours nécessite la mise à mort de tous les monstres de chaque zone. De même, il faudra aussi mettre en terme aux vies des personnages secondaires de l’intrigue : Toriel, Papyrus, Undyne et Sans qui sont chacun des pics de difficulté obligeant le joueur à essayer à de multiples reprises pour enfin réussir. « Stay determined » est le message apparaissant à chacune des morts et si lors des neutral routes et de la true pacifist run, cela pouvait nous remplir d’espoir, lors de la genocide route, il cache un piège pervers puisqu’il nourrit l’esprit guerrier et ludique du joueur : il doit battre les bosses se présentant devant lui, peu importe le coût que cela aura. Deuxièmement, l’ambiance proposée devient pénible et lourde à supporter : les décors sont vide, plus aucun PNJ ne se présente et tout ce qui faisait la saveur des runs neutres et pacifistes disparait : le joueur est laissé seul à lui-même avec pour seule mécanique de se battre de manière répétée et perpétuelle. Undertale devient un jeu orthodoxe et ce, dans sa plus simple expression : coloniser des territoires et abattre des éléments considérés « ennemis ».

Pourtant, il ne s’agit pas non plus pour Toby Fox de critiquer uniquement les jeux mainstream mais plutôt d’atteindre le joueur autrement. Pour rappel, l’objectif de Fox est, dans notre lecture de l’œuvre,  de critiquer les pratiques normées, standardisées des joueurs. Pour ce faire, il nous propose de parcourir une première fois le jeu. A la fin de celle-ci, un premier groupe de joueur totalement convaincu peut s’arrêter après avoir compris le message, un deuxième groupe continu. Ce groupe parcours une seconde fois le jeu en rendant tout « mieux » lors de la true pacifist route, objectif alors visé par ce groupe. A la fin de cette run, il y a à nouveau deux groupes : ceux qui vont arrêter de jouer car ils ont été suffisamment touchés par le message proposé par le jeu (qui pour rappel est que jouer est un acte moral et avec des conséquences) et ceux qui malgré toutes les mises en garde, veulent poursuivre et parcourir la genocide route. La seule stratégie, et à notre sens la plus pertinente à ce niveau de Toby Fox, est alors de faire ressentir à ces joueurs (ceux qui n’ont jamais arrêté) les émotions les plus fortes pouvant être ressenties en jouant : le regret et la culpabilité.

Cycles et châtiment du joueur pour ses méfaits

La genocide route n’existe que pour culpabiliser et susciter le regret chez les joueurs n’ayant toujours pas compris le message de Toby Fox. Le piège dressé par ce dernier pour leur faire comprendre n’en devient que plus intéressant et pertinent à étudier d’un point de vue critique et scientifique puisque cela interroge directement le rapport que peut avoir une audience à la fiction elle-même. L’une des caractéristiques les plus intéressantes des jeux vidéo, par rapport à d’autres médias, est sa capacité à nous faire ressentir soit de la fierté, soit du regret par rapport aux éléments d’une fiction. En effet, en nous obligeant à prendre part à l’action, les émotions suscitées sont différentes. L’une des spécificités des jeux vidéo (si elles existent) serait alors de penser ces objets comme des outils créant des passerelles émotionnelles directes avec les éléments fictionnels. Autrement formulé, l’une des spécificités du jeu vidéo serait de créer un sentiment de responsabilité de l’audience vis-à-vis de la fiction. Ainsi, si undertale avait été un film, le meurtre de Toriel nous aurait probablement peinés, attristés, sans plus. Or, le fait que nous soyons l’auteur de ce meurtre transforme l‘expérience et notre rapport à la fiction. l’objectif serait de créer un rapport à la fiction différent du cinéma ou de la littérature ou de toutes formes narratives. Les émotions suscitées sont alors différentes. « Nous » sommes les meurtriers qui perpétuons des comportements oppressifs dans les jeux vidéo.  De notre point de vue cependant et malgré la puissance de ces émotions et leur capacité à nous toucher, les jeux vidéo orthodoxes nous déresponsabilise vis-à-vis de ce qui se produit dans la fiction – les jeux sont comme des cercles magiques dans lesquels les actions produites n’ont pas d’impact en dehors. Là où se distingue undertale, encore une fois, réside dans le fait qu’il ne déresponsabilise pas ses joueurs et ce, en intégrant la notion d’héritage, presque au sens schumpétérien du terme : nous laissons des traces et le jeu se souvient de toutes nos actions, même celles que nous regrettons et que nous aimerions bien effacer. Sur ce sujet, Joël Couture explique bien le sentiment de regret qu’ont pu avoir les joueurs en tuant certains personnages non-joueurs. Si le joueur ne comprend pas le message de Toby Fox pendant le jeu, la genocide route existe pour lui faire comprendre a posteriori. Contrairement à d’autres jeux, notamment les titres de Telltales, qui ôte le poids de la culpabilité à son joueur en l’invitant à rejouer la fiction autrement, undertale ne pardonne jamais les crimes commis par le joueur. Après la genocide¸ le joueur ne pourra plus jamais atteindre la true pacifist ending. A la toute fin de cette dernière, si elle est parcourue après une la genocide, l’avatar change et nous observe par un regard camera glaçant : le jeu se souvient de nos actions, de nos torts. Toby Fox fait alors de son jeu un véritable miroir de l’âme du joueur. Au fond, celui-ci est un monstre et n’accédera pas à la rédemption généralement offerte par les jeux orthodoxes.

Le joueur, cette monstruosité aux yeux d’Undertale

Alors le joueur, empli de regret, se retrouve devant un choix. Soit il décide de défausser le message du jeu sous prétexte que « ceci est un jeu » (Bateson, 1977), auquel cas le game design du jeu aura définitivement échoué à transmettre le message de Fox. Soit le joueur accepte son statut de « monstre » et décide de remédier à cela et changeant son comportement dans les futurs jeux auxquels il jouera. En commençant notre article, nous avions pour objectif de soutenir la thèse qu’undertale questionne le comportement éthique du joueur. Reformulé, undertale nous interroge et propose une réponse à la question : « qu’est-ce que jouer de manière éthique ? ». La réponse que nous pourrions ébaucher serait alors la suivante : jouer de manière éthique à undertale, c’est parcourir le jeu en respectant les exigences de la true pacifist route. Plus généralement, Toby Fox nous invite à interroger la façon dont nous jouons et les comportements que nous avons lors de nos sessions vidéoludiques. Les conclusions de Fox semblent proches de celles de Miguel Sicart lorsque ce dernier, dans Play Matters, dit que nous transposons nos systèmes éthiques et moraux dans les façons que nous avons de jouer. Partant de ce propos, si nous jouons à tuer des cibles considérées ennemis dans un jeu, c’est parce que finalement nous reconnaissons une certaine forme ludique au meurtre dans notre société. Fox et Sicart reconnaissent donc les jeux vidéo comme des supports d’expression de nos systèmes de valeurs. Il ne s’agit alors pas de questionner les impacts que peuvent avoir les jeux vidéo mais plutôt de faire éclater au grand jour les vérités fondamentales du jeu vidéo. Pour Fox, ces dernières reposent sur la violence, l’oppression, la pensée capitaliste et les comportements coloniaux. Si les Humains, malgré cela, restent bons, c’est parce qu’en l’absence d’une attitude ludique fortement marquée, ils arrêtent de jouer lorsqu’ils comprennent le message du jeu ou lorsque celui-ci entre en contradiction avec leur système de valeurs. Les joueurs, par contre, maintienne leur attitude ludique et ce, peu importent les comportements atroces commis ou qu’ils s’apprêtent à commettre. C’est en ce sens, que je pense pouvoir affirmer que pour undertale¸ l’humain et bon, pas le joueur. ■

Esteban Grine, 2017.