Catégorie : Out Of Context Game Studies

  • Night City : société du spectacle et du meurtre

    Night City : société du spectacle et du meurtre

    Ce n’est pas un mystère, cela fait très longtemps que je travaille sur les façons dont les jeux vidéo nous invitent à faire l’expérience de comportements éthiques et moraux. Cela a été l’un des sujets pendant toutes mes années de thèse, et si aujourd’hui j’écris encore là-dessus, c’est parce que j’ai l’impression de voir un déclic dans mon comportement et ma pratique de joueur avec le jeu Cyberpunk 2077. En effet, tout au long de ma thèse, j’ai eu beaucoup de difficultés à exécuter mon agentivité sur des questions morales et éthiques en jouant. Cela se constatait d’une certaine façon. Dès qu’il y avait un choix moral à faire, j’allais chercher une solution pour voir les conséquences de ce choix. Or, ce n’est pas ce qui se produit en jouant à Cyberpunk 2077. Au contraire, pour la première fois de ma vie depuis presque une dizaine d’années maintenant, je joue à expérimenter mon éthique sans immédiatement courir derrière une solution pour bien vérifier et me rassurer surtout.

    Si je raconte tout cela, c’est parce que le jeu Cyberpunk 2077, étrangement, me désinhibe des comportements qui pourraient être considérés comme immoraux. Et cela m’intrigue énormément, puisque j’ai tout de même fait une thèse sur la moralité et les discours liés à la moralité dans les jeux vidéo, entre autres.


    Aaron, la boxe & Dogtown

    Il pleuvait des cordes sous un ciel orangé lorsque Fred, un coach miteux, me contactait pour accompagner l’un de ces poulains dans une mission. Son nom ? Aaron. Cette histoire est une histoire typique de Night City.

    Il a fallu d’abord que j’aille le retrouver sur le ring à côté du trône de Montezuma dans Dogtown et c’est à ce moment qu’Aaron m’a demandé de l’accompagner vers un charcudoc nommé Damir Kovac. De ce que je comprenais à ce moment, les implants qu’Aaron avait reçus lui avaient été fournis par son ancien gang, les Animals. Le problème, c’était que l’un de ses implants l’obligeait à se coucher lors des divers combats. La mission était donc simple : retrouver ce charcudoc pour que ce dernier lui retire l’implant et qu’il puisse continuer de se racheter en se lançant dans la boxe corps et âme.

    Une fois arrivé devant le laboratoire du charcudoc, on s’est aperçu qu’il était complètement occupé par des désosseurs, une faction antagoniste de la ville. Et sans trop réfléchir, j’ai procédé à un massacre, sans tentative de négociation, en bonne et due forme, jusqu’à enfin atteindre le fameux Damir Kovac. Après une petite session musclée, Damir a accepté de retirer l’implant qui empêchait Aaron de pouvoir se mouvoir librement sur le ring. Une fois l’opération exécutée, Angie, une des leaders de l’ancien clan d’Aaron, arriva sur les lieux. Elle commença d’abord par me menacer et menacer Aaron, mais apprenant que j’avais déjà abattu Sasquatch, une des têtes du gang, elle finit par capituler sous mes menaces. Quittant les lieux, elle se retourna et je dégainai mon arme, puis fis feu sur elle et ses deux gardes. Ce fut un bain de sang.

    Quelques jours après, je devais retrouver Aaron à un bar pour célébrer sa nouvelle liberté. Pourtant, une fois arrivé, il n’était pas sur les lieux. Le serveur m’indiqua qu’il avait dû accompagner deux brutes dans une petite allée, non loin de l’espace de restauration. C’est là que je l’ai retrouvé mort, à côté des poubelles. Johnny Silverhand m’a dit que je ne devais pas regretter mes actes. Et moi, de mon côté, je me disais que c’était finalement inéluctable. À quelques pas de là, se trouvaient deux hommes. L’armature, la corpulence et les implants signifiaient que c’était des personnes plutôt enclin à la violence. La petite flèche orange, extradiégétique, au-dessus de leur tête m’indiquait également que, globalement, c’était des ennemis à abattre. Je n’ai pas trop réfléchi. J’ai sorti mon arme et immédiatement fait feu sur ces deux personnages non joueurs qui, potentiellement, ne m’avaient rien causé directement. Je les ai abattus de sang-froid et je me suis posé la question de savoir si c’était les deux personnes qui avaient tué Aaron quelques minutes avant mon arrivée. Je n’aurai probablement pas la réponse et le jeu ne m’en a absolument pas donné. Le meurtre effectif d’Aaron n’a d’ailleurs probablement pas été codé non plus de toute façon. Est-ce que j’ai abattu des personnages non joueurs innocents ? Ou est-ce que j’ai décimé les perpétrateurs d’un crime commis quelques instants auparavant ? Je ne le saurais jamais. Mais c’est à ce moment que cela m’a fait conscientiser plusieurs réflexions qui accompagnent mes flâneries et mon itinérance dans la ville de Night City depuis maintenant plus d’une trentaine d’heures.

    Banalité du mal, l’étude des criminels et Night City

    Night City m’interroge parce qu’elle interroge mon comportement, même fictionnel. J’assume des choix ludiques bien plus violents pour résoudre des conflits fictionnels, là où j’étais obligé d’aller chercher systématiquement une solution pour des jeux comme Persona 5, Assassin’s Creed et tant d’autres. Alors, la conclusion que j’ai eue à ce moment, c’était de me dire que, finalement, la structure même de Night City et comment je projette une certaine idée de société derrière l’organisation de Night City fait que mon comportement, tout aussi violent qu’il soit, se retrouve également tout à fait quotidien et ordinaire dans la ville.

    Ce n’est pas le cas des autres jeux en monde ouvert où un comportement d’une extrême violence est complètement atypique au regard de la société qui est représentée de manière fictionnelle. Même dans des jeux comme GTA V, souvent utilisé pour exemplifier la violence dans les jeux vidéo, cette dernière reste complètement hors norme par rapport à la façon dont par exemple la ville de San Andreas et son fonctionnement social sont représentés. Cette relation entre d’un côté les façons dont une structure sociale, signifiée par sa modélisation, impose des comportements et de l’autre, les crimes individuels que je commets de manière fictive en jouant à Cyberpunk 2077 m’a rappelé des travaux que j’avais commencé à intégrer dans mes propres recherches et qui sont regroupées sous l’appellation des Perpetrator Studies. Ces études portent fondamentalement sur l’analyse des personnes commettant des crimes à toutes les échelles possibles.

    Durant mes années de thèse, j’ai longuement travaillé la dénomination de discours qui portent sur toutes sortes de parasocialités dans les jeux vidéo. Et plus particulièrement, j’ai travaillé sur les liens parasociaux entre les audiences joueuses et les personnages non-joueurs et non-joueuses. Dans Undertale, qui a été le jeu vidéo central de mon travail de thèse, ces parasocialités prennent la forme d’une certaine responsabilité que le game design du jeu suggère à l’audience. Cette dernière tient la manette et exécute des choix qui vont ensuite s’inscrire dans des interrogations éthiques et morales. Donc, j’ai énormément travaillé sur des discours comme la banalité du mal. Je présente cette banalité dans mes travaux comme un discours qui systémise la violence. Cela est clairement repris du concept éponyme d’Hannah Arendt.

    Dans Undertale, la banalité du mal se manifeste par les aspects systémiques qui conduisent, par exemple, des personnages comme Asgore à des comportements fondamentalement immoraux, alors qu’ils sont également présentés comme des individus émotifs, empathiques et plutôt bons. Pour rappel, le récit laisse entendre qu’Asgore commet à répétition des meurtres d’enfants. Cette banalité du mal se traduit également par la façon dont le jeu, en tant que système, conduit l’audience joueuse à expérimenter des comportements immoraux, ce qui est longuement suggéré par des personnages comme Flowey.

    Les Perpetrators Studies ont un point de départ similaire au concept de banalité du mal (Knittel et al., 2017). Initialement, elles portent sur les grands crimes contre l’humanité qui ont été et qui sont encore exécutés aujourd’hui à l’échelle du monde. Mais, ces études sont également consacrées aux comportements individuels, aux rouages de ces processus allant de la personne qui décide qu’un crime sera commis, jusqu’à la personne qui se retrouve à exécuter le crime, Chose qui peut se produire dans la rue, dans un conflit armé, lors d’une guerre, dans un camps de concentration, etc.

    Fondamentalement, les Perpetrator Studies positionnent l’acte criminel comme quelque chose qui se prolifère dans des zones grises morales grises parce qu’il est éminemment complexe à détricoter et que le manichéisme est un cadrage dépassé. Un autre point fondamental des Perpetrator Studies est qu’elles positionnent les individus qui commettent ce type de comportements comme étant éminemment ordinaires. C’était quelque chose qui avait déjà longuement fait débat à la publication du livre d’Anna Arendt sur les procès de Jérusalem. Quand je parcours les rues de Night City, c’est quelque chose de similaire que je ressens.

    Night City, société criminelle ?

    Pour les Perpetrator Studies, il y a un dilemme fondamental auquel il faut se consacrer : comment on distingue le·a criminel·le, donc la personne qui commet un crime, du reste de la société ? Surtout si les perpétrateurs·ices sont des personnes ordinaires ?

    « The controversy highlights a key analytical problem in the study (and definition) of perpetrators: how far can the perpetrators be seen as separate from society as a whole? Despite their differing conclusions, both Browning and Goldhagen emphasize the ordinariness of the perpetrators in their study. » (Knittel et al., 2017, p. 6)

    La question est éminemment complexe, assurément. C’est pourquoi, dans le cadre de ces recherches, il y a un terme qui est la Perpetrator Society ou la « société criminelle » (Knittel et al., 2017). C’est un terme qui est utilisé pour mettre en exergue la difficulté de séparer clairement les criminels des personnes et des sociétés dans lesquelles ils et elles vivent. C’est à partir de ce point de départ, qui est celui des sociétés perpétratrices finalement, que la dimension systémique du crime émerge. Et cette dimension systémique va être observée et observable à au moins trois niveaux.

    À un niveau macro, au niveau des décisions politiques, géopolitiques. À un niveau mezzo, qui va concerner les structures. Et à un niveau micro, qui est à l’échelle des individus mêmes. Et si je suis en train de faire cette longue courbure rhétorique dans mon propos pour expliquer et vulgariser un peu les Perpetrator Studies, c’est parce que, finalement, je crois que c’est un angle fondamental d’analyse pour pleinement faire l’expérience de la ville de Night City.

    Night City est une société criminelle dans le sens où, systémiquement, c’est une société qui pousse à la violence, au meurtre, au comportement déplacé et tout type d’incivilités (quoi que cela veuille dire pour ces dernières). Cette structuration sociale, telle que je la projette sur Night City, se déploie à tous les niveaux de la société fictionnelle du jeu. Quand le patron d’Arasaka explique qu’il a la mainmise sur des millions de vies, alors c’est un criminel. Quand les mégacorporations manipulent l’opinion publique ou détruisent des vies, alors elles sont criminelles. Et dans les rues de Night City, lorsque je me retrouve et que j’abats deux personnes identifiées comme des antagonistes par une petite flèche orange, alors je suis également criminel, indépendamment du camp moral dans lequel je peux me projeter. Cette complexité philosophique et éthique se retrouve dans les concepts de « criminel démocratique » (Knittel et al., 2017). C’est un concept clé des perpetrator studies qui signifie qu’un acteur, comme une société ou un individu dans celle-ci, peut très bien se définir avec des adjectifs comme libre, égalitaire, etc., tout en étant également un acteur qui va activement agir contre ces principes et donc commettre des crimes. C’est typiquement le cas, par exemple, de la France qui, d’un côté, prône la liberté, l’égalité et la fraternité, et de l’autre, a été l’un des plus grands empires coloniaux au monde dont les répercussions se ressentent encore aujourd’hui.

    Mais si je reviens à Cyberpunk 2077, il semble que la ville rentre aisément dans ce cadrage. Forcément, l’aspect « cyberpunk » donné par le jeu de rôle et CD Projekt facilite ce genre de lecture. Night City est une société criminelle précisément parce qu’elle a été désignée comme étant une société cyberpunk. Certains et certaines pourraient défausser tout cela en invoquant un pléonasme. Mais je préfère y voir une forme de téléonomie dans le sens où la façon dont je joue à Cyberpunk 2077 est finalement alignée avec le quotidien ordinaire de la ville de Night City que je projette à partir de ce que je comprends. Il y a quelque chose de très mécanique entre le game design du jeu et mon comportement en jeu, un alignement entre la ville et le citoyen que j’incarne.

    Cyberpunk 2077 est un jeu fantastique que je vais continuer d’éprouver, car il m’interroge sur énormément de sujets (et aussi sur des registres plus légers également). Cela étant, pour moi, je crois aussi que c’est le point de départ qui cristallise mes interrogations sur ce que j’entends dorénavant par le « game design des sociétés criminelles ». En quoi les jeux s’inscrivent dans la reproduction d’un processus qui nous pousse à des comportements problématiques en jeu et comment certains jeux représentent ces sociétés criminelles ? Pour cette question, Night City, aussi merveilleusement modélisée qu’elle soit, est fondamentalement mon point de départ.

    Peut-être qu’il est temps dorénavant d’intégrer davantage les propos et les travaux qui nous proviennent donc des perpetrator studies pour l’analyse des jeux vidéo, des game designs et des attitudes ludiques. Cet argument rejoint des travaux existants comme ceux d’Aaron Trammel (2023). Et peut-être qu’il est temps de parler de game design des sociétés criminelles, par exemple. Même si, j’en conviens, la formulation laisse clairement à désirer. ■

    esteban grine, 2025.


    Arendt, H., Launay, M.-I. B., & Guérin, A. (1997). Eichmann à Jérusalem (2e édition augmentée). Gallimard.

    Giner, E. (2023). Discursivités vidéoludiques et discours des jeux vidéo : Pour une ludologie socio-constructiviste orientée par les mothertales [Phdthesis, Université de Lorraine]. https://theses.hal.science/tel-04399772

    Knittel, S. C., Üngör, U. Ü., Perra, E., & Critchell, K. (2017). Editors’ Introduction. Journal of Perpetrator Research, 1(1). https://doi.org/10.21039/jpr.v1i1.51

    Trammell, A. (2023). Repairing Play : A Black Phenomenology. The MIT Press.

  • La gourde de Wukong

    La gourde de Wukong

    Si l’on fait attention à l’allure de marche du « prédéstiné », le personnage principal du jeu Black Myth Wukong, sorti en 2024 et édité, publié par Game Science, il est possible de voir un cycle de marche qui illustre à quel point le personnage principal avance avec une allure très assurée. On se rend compte qu’il conquiert l’espace par son simple mouvement. À titre personnel, j’aime beaucoup noter les cycles de marche. En revanche, ce n’est absolument pas le sujet dont j’ai envie de parler dans ce texte. Au bout de 15 heures de jeu, en fait, j’ai fixé un objet en particulier qui est la gourde du personnage principal. Et donc, c’est devenu tellement une obsession que je me retrouve à devoir partager la chose ici aujourd’hui sur les raisons qui font que finalement, l’objet me plaît autant. Donc, pourquoi j’ai envie de parler de la gourde dans Black Myth Wukong ?

    Contextualiser la forme d’un objet modélisé en jeu

    Dans un premier temps, cela vaut le coup de contextualiser l’usage de l’objet. C’est un objet de soin. Il n’y a aucune surprise par rapport à ça. Mais, il y a quelques petites spécificités que l’on verra après. Si l’objet m’a vraiment tapé dans l’œil, dès le début du jeu, c’est tout d’abord à cause de sa forme. Et pour nous, joueurs et joueuses dans un contexte sociohistorique plutôt européen, ce n’est peut-être pas quelque chose de typique. Dans mon expérience, les gourdes n’ont pas cette forme-là. Et là, c’est intéressant, parce que la gourde dans Wukong est donc une gourde qui a la forme d’une calebasse, de la famille des cucurbitacées.

    Mais, pourquoi, du coup, cet objet se démarque dans le jeu ? Quand on joue à des jeux vidéo, on n’est pas forcément habitué à cette forme de gourde et d’outils de restauration de la vie. On va être habitué à des fioles, par exemple, pour boire des élixirs. C’est ce que l’on a dans la plupart des Dark Souls, par exemple. En tout cas, des jeux From Software. On va retrouver ça des formes de fioles dans tous les RPG un peu typiques auxquels on a été habitué, auxquels on a été socialisé. Éventuellement, dans certains jeux d’aventure, on va avoir des gourdes qui vont être faites à partir de peau d’animal. Et donc, on va avoir cette espèce de gourde qui est très malléable parce qu’en fait, elle est juste remplie d’eau et ce n’est que du tissu qui permet de contenir la substance à l’intérieur. De fait, on a cette représentation de la gourde qui est juste l’objet typique que l’on peut se représenter à partir d’un certain imaginaire collectif européen. Dans certains cas, quand les développeurs et les développeuses se permettent de représenter cela, on va avoir des gourdes spécifiques pour des contenants d’alcool, etc. Dans Red Dead Redemption 2, par exemple, on a des flasques. Et donc, on a cet objet de flasque en métal ou en verre qui est vraiment très facile à situer. Dans Black Myth Wukong, nous avons donc une calebasse. On pourrait s’arrêter là. Or, dans une certaine mesure, c’est vraiment quelque chose qui rappelle l’importance d’avoir des jeux vidéo qui représentent des cultures et qui sont produits par les personnes concernées par ces cultures.

    Pourquoi une telle remarque ? Parce qu’un développeur européen, par exemple, n’aurait peut-être pas eu l’idée, s’il n’a pas fait son travail de recherche en amont, de se dire : « tiens, c’est bon, mon jeu, mon setting, ça va se passer en Chine médiévale. Et donc, pas besoin de trop réfléchir à la chose, on va avoir une gourde pour se restaurer de la vie, et donc, on va prendre cette flasque toute mobile en tissu, que sais-je ». Cependant, dans ce cas précis, nous avons un studio chinois qui est très connaisseur, forcément, de sa propre culture, de ses propres cultures, et donc là, on a une calebasse. Dès lors, un enjeu légitime de connaissances pour un joueur européen serait de révéler à quoi fait référence socioculturellement cette gourde.

    Un ancrage sociohistorique de la calebasse

    En Chine, la calebasse a été utilisée comme un contenant pour beaucoup de choses, dont des liquides, mais également, par exemple, des médicaments. C’est pour ça qu’il y a des récits très célèbres chinois, qui portent sur des médecins, qui vont avoir des calebasses contenant des pilules et des breuvages médicinaux. Dans Black Myth Wukong, la gourde va avoir un deuxième usage qui est de capturer des monstres. En tout cas, oui, on va signifier que l’on peut capturer, donc, des essences de monstres. Pour un regard européen qui ne connaît pas forcément l’histoire des pérégrinations vers l’ouest, il ne sera pas possible de reconnaître immédiatement la référence. Cela étant, il faut savoir que dans « Les pérégrinations vers l’ouest », qui est le roman qui présente pour la première fois Sun Wukong, roman qui a été écrit au XVIe siècle, il y a toute une histoire à propos d’une gourde qui permet d’encapsuler, de capturer des monstres. De fait, cela devient merveilleux de savoir que derrière la gourde du jeu se trouve en réalité une référence transmédiatique de plusieurs siècles. Qui plus est, incorporée en jeu de la sorte en tant que mécanique, il s’agit également d’une réappropriation ludique d’un des passages clefs du roman chinois.

    Donc, à un moment, Sun Wukong se promène et il tombe sur des monstres. En fait, ces monstres veulent le capturer à l’aide d’une calebasse magique. Sun Wukong est bien plus malin que ce à quoi on peut penser quand on se représente d’autres types de personnages qui reposent sur Wukong, comme Son Goku ou encore Luffy dans One Piece. En fait, Sun Wukong, c’est vraiment quelqu’un de futé. C’est un singe malin, malicieux. Et donc, il va jouer un tour à ces monstres qui essaient de le capturer. D’abord, il va se transformer en humain, puis il va aller les voir et leur dire : « Mais votre gourde est fantastique, j’aimerais bien l’avoir. Est-ce que vous ne voudriez pas l’échanger contre la mienne ? »

    Et là, il va leur dire un mensonge : « Regardez ma gourde. En fait, la mienne permet de capturer l’intégralité du ciel alors que la vôtre ne permet que de capturer des monstres. Donc, si vous y pensez, vous voyez bien que votre gourde, elle est nulle en comparaison de la mienne. Mais dans ma grande sympathie, je vous propose la chose suivante : vous me donnez votre gourde qui capture des monstres. Et moi, je vous donne la mienne qui capture l’univers. »

    Forcément, les monstres ne sont pas totalement dupes. Ils se disent « Mais peut-être qu’il y a Anguille sous roche. » Mais c’est là où Sun Wukong a été plus malin puisque, en amont, il a joué de ses relations avec le ciel pour faire croire ce mensonge. Donc, il est allé voir ses copains dans le ciel (Nezha, de mémoire). Il leur dit « Écoutez, je vais jouer ce tour à ces monstres. Est-ce que vous pouvez jouer ce tour avec moi ? »

    Alors, je simplifie clairement le récit tel qu’il est raconté dans l’ouvrage, mais je crois tout de même avoir conservé l’essence de ce passage. Et à titre personnel, voici l’une des références qui font que j’ai autant cristallisé mon regard sur cette gourde. D’un côté, il y a donc cet objet, vraiment la forme de l’objet, cette calebasse qu’on ne voit pas régulièrement dans les jeux qui nous parviennent sur le marché européen, sur le marché américain, Amérique du Nord, etc. Mais si on s’arrête juste à la surface, on ne comprend pas, en fait, tous les niveaux qu’il y a derrière l’objet. Et donc, ce n’est pas pour rien que cette gourde permet de soigner, en fait. C’est parce que c’est justifié dans l’histoire du jeu, mais également dans les pratiques sociotechniques chinoises. C’est un objet qui a réellement été utilisé pour transporter des médicaments. Et en plus, on s’aperçoit qu’en fait, c’est complètement raccord à la mythologie des pérégrinations vers l’ouest. Puisque Wukong, au cours de son voyage, met la main sur un objet qui permet de capturer des monstres, choses qu’on retrouve, du coup, dans le jeu. Et ça, je trouve ça absolument fantastique de pouvoir montrer qu’en fait, cette mécanique ne vient pas de rien, elle n’a jamais été gratuite. Elle vient vraiment d’une légende et d’une histoire qui est ancrée dans la culture chinoise.

    Vers un multivers des gourdes ?

    Il est même possible d’aller encore plus loin. Le récit de Sun Wukong, c’est un récit qui se déroule au 7e siècle après Jésus-Christ, évidemment, en Chine. Ce qui est remarquable, c’est qu’à cette même époque, dans la réalité, il y a une coutume qui commence à émerger. En tout cas, les historiens et historiennes ont été en mesure de la documenter à partir de cette période. C’est la collection d’insectes et en particulier, le fait d’avoir des criquets, notamment comme animaux de compagnie. C’est quelque chose que l’on peut voir, notamment, dans des films comme Mulan de Disney. Et ce qui est fantastique, c’est que, pour garder ces insectes, ce sont des calebasses ou des gourdes qui sont utilisées. Nous avons, donc, dans le récit de Sun Wukong, une calebasse qui permet de capturer des monstres. À la même époque, dans la réalité, cette fois, il y avait une coutume qui était constatée et qui était de capturer des insectes et de les conserver dans des cages en forme de gourdes. Peut-être que cela remémorera d’autres jeux, en l’occurrence Pokémon.

    Voici possiblement l’une des origines du mythe expliquant pourquoi on capture aussi des monstres, des Pokémon, avec des Pokéballs, pokéballs provenant également d’un fruit (le noigrume) ayant une forme de calebasse. Loin de moi, l’idée de vouloir défendre un lien absolument direct entre Sun Wukong et la licence Pokémon. Ce n’est pas du tout mon objectif. Cependant, je ne peux pas m’empêcher d’y voir, quand même, une connexion au sein d’un même espace où circulent des idées similaires qui se ressemblent et qui échangent.

    Ce que j’aime particulièrement dans cet exercice, c’est de montrer qu’un détail au semblant insignifiant se révèle absolument passionnant et que tout objet a une histoire qu’il est intéressant de documenter. À travers la gourde de Sun Wukong, il se révèle un monde de merveilles et de choses absolument fantastiques à expliquer et à connaître. Et j’aime bien cette idée que vous avoir partagé cette hyperfixation du moment me concernant, cela vous aura évoqué une envie d’aller découvrir ce qui se cache derrière l’insignifiant qui est finalement signifiant. ■

    esteban grine, 2025.


    Quelques références qui m’ont été utiles pour ma connaissance mais que je ne mobilise pas directement dans ce texte :

    China Zone – English (Réalisateur). (2020, juillet 28). Journey to the West1986 EP12 |Treasures Recovered in Loutus Cave| 西游记 [Enregistrement vidéo]. https://www.youtube.com/watch?v=cjXeg_DxxwY

    Durand-Dastès, V. (s. d.). Littérature narrative et religions chinoises du XIIe au XIXe siècles : Un surnaturel bien de ce monde. [Habilitation à diriger des recherches].

    Gast, M. (1992). Calebasse ou gourde. Encyclopédie berbère, 11, Article 11. https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.2038

    Mizer, N. (2014, décembre 18). “Of Crickets and Gourds : Pokemon as Ancient Chinese Folk Game”. The Geek Anthropologist. https://thegeekanthropologist.com/2014/12/18/of-crickets-and-gourds-pokemon-as-ancient-chinese-folk-game/

    Sun, H. (2018). Transforming Monkey : Adaptation and Representation of a Chinese Epic. University of Washington Press.

    Voon, C. (400apr. J.-C., 30:00). In Ancient China, Pet Crickets Spent the Winter in Opulent Gourds. Atlas Obscura. http://www.atlasobscura.com/articles/what-are-cricket-gourds

  • Absolute Brainrot : ce que l’exposition aux contenus de mauvaises qualités fait à la création artistique et vidéoludique

    Absolute Brainrot : ce que l’exposition aux contenus de mauvaises qualités fait à la création artistique et vidéoludique

    Du 6 au 9 janvier 2025, la Brainrot Game jam a eu lieu à l’école GOBELINS Paris. Avec une petite centaine de participants et participantes, la jam portait sur la création de jeux correspondant à cette tendance provenant d’internet.

    Brainrot est le mot de l’année selon les équipes de recherche en lexicographie et autres du dictionnaire Oxford, ce n’est plus quelque chose d’obscure. Pour ses utilisateurs et utilisatrices, le terme définit les contenus qui sont produits volontairement de mauvaise qualité et qui peuvent heurter la sensibilité et la santé mentale des personnes qui en deviennent le public, selon les brainroté·e·s enquêté·e·s qui ont répondu à mes questions. Cela a été l’occasion également de découvrir que nous avions de véritables connaisseurs et connaisseuses sur ce sujet. L’un des ressentis qui s’est avéré sur le terrain est que pour les étudiants et les étudiantes, ce thème est particulièrement proche de leur quotidien explique un tel engouement.

    Tous les jeux produits lors de la jam sont accessibles ici : https://itch.io/jam/brainrot-gamejam/entries

    Cet article, c’est un peu une façon qui me permet de transcrire les premières conclusions que j’ai de ce travail que j’ai mené à la fois dans une perspective pédagogique et dans une perspective de recherche sur les pratiques numériques d’adultes entre 18 et 28 ans finalement : la fameuse skibidi generation. Tout au long de cette Game jam, la question qui tournait en boucle systématiquement dans ma tête était : mais comment les contenus de mauvaise qualité exposés auprès des plus jeunes populations influencent leurs pratiques créatives, et en l’occurrence ici, le Game design ?

    A partir de mes observations sur le terrain, des huit entretiens menés à ce jour et d’une analyse comparée des contenus, cet article retranscrit donc les premières réponses qui peuvent être apportées à cette question.

    Image du clicker game « pafleucha.exe », crédits : https://breeefff.itch.io/maxwellexe

    Définir le brainrot en 2025

    Tout d’abord, il est peut-être nécessaire de tout de suite répondre ou plutôt adresser la question : y a-t-il des jeux vidéo Brainrot ? Si je m’attache aux 8 premiers entretiens donnés pendant la jam et qui me serviront à la production de connaissances populaires et scientifiques, la réponse est tout simplement non. En revanche, il était intéressant d’apprendre que des jeux servent quand même de parangons lorsqu’il s’agit de définir rapidement des jeux Brainrot ou de mauvaise qualité. Et il faut bien tout de suite comprendre qu’il ne s’agit pas d’un corpus homogène. Par exemple, le jeu getting over it est revenu régulièrement dans les propos des enquêté·e·s. En revanche, ces derniers ne positionnent pas forcément ce jeu-là en l’associant forcément à du brainrot. Pour ce qui le concerne, c’est davantage les mécaniques qui rendent le jeu difficile qui en font le support d’un contenu identifié Brainrot sur les réseaux par la suite. Nous avons donc là un premier élément de réponse à la question. Il y a très probablement une corrélation entre la difficulté d’un jeu dans la façon dont elle est game designée et le marqueur sémantique « brainrot » faisant référence à une certaine compréhension partagée du phénomène. On parle ici d’une difficulté qui n’est pas forcément légitime ou rationnelle ou scientifique, mais bien d’une difficulté qui suscite des émotions comme la rage, l’incompréhension, et cetera.

    Doomscroller, un jeu du type « escape the monster », dans lequel il faut scroller du contenus sur son smartphone pour rester engagé, mais en faisant attention tout de même afin de ne pas avoir d’hallucination. Crédits : https://xtinxy.itch.io/doomsc

    Un deuxième jeu est également revenu systématiquement et il s’agit du pavé dans la mare : Roblox. Ici, l’association entre Roblox et Brainrot n’est pas fonction à la difficulté, mais davantage au contexte de production des expériences accessibles via la plateforme Roblox. En tout cas, c’est ce que suggère mes enquêté·e·s. En somme, l’association entre « brainrot » et Roblox existe du fait de l’exploitation de genre qui résulte de la structure même de Roblox en tant que plateforme permettant à la fois une création extrêmement accessible à toutes et à tous et Roblox en tant que place de marché dans laquelle il n’y a aucun coût relatif à l’entrée d’une expérience. Ce qui fait que tout peut être partagé dessus, théoriquement, et tout peut être laissé également en jachère sans aucun maintien, sans aucune update, sans aucune amélioration.

    À partir de ces deux premières observations, peut-être que nous avons là le fondement de la relation entre jeux vidéo et brainrot. D’un côté, des expériences extrêmement injustes du fait de leurs difficultés ou d’une fonctionnalité suggèrent une affordance pour la viralité sur les réseaux. De l’autre, l’absence de barrière à la création et au partage d’expériences aboutit à des phénomènes d’exploitation de genre et de productions culturelles laissées en jachère.

    Ce que le brainrot fait aux jeux vidéo ?

    Ce qu’il a ensuite été intéressant d’observer lors de cette Game jam, c’est également les productions mêmes des étudiants et des étudiantes. En effet, à l’issue de la Game jam, 20 jeux ont été produits et uploadés sur la plateforme itch.io. Ces 20 jeux sont les artefacts d’une certaine prise de température de ce qu’est le Brainrot aujourd’hui finalement.

    Pafleucha.exe (illustré plus haut) est par exemple un jeu assez remarquable dans la façon dont il esthétise une idée du brainrot. Ici, il est question d’une esthétique très internetcore avec des dégradés de couleur assez violents, des fenêtres clairement identifiées comme provenant de l’esthétique ou Windows avant XP. Rotbuster lui est un jeu qui nous propose globalement une expérience proche du mode zombie de Call of Duty, mais opte pour des espaces liminaux comme les backrooms. DoomScroller est peut-être le jeu qui à mes yeux de millennial boomer représente le plus l’idée du ludique que je me fais chez les générations plus jeunes : nous sommes sur une map et devons échapper à un monstre qui nous poursuit sans arrêt. Kaizen est quant à lui un jeu à la façon d’un only up, qui est déjà une reprise de Getting Over It.

    Image tiré de « Kaizen ». Crédits : https://mr-blook.itch.io/kaizen-gamejam-brainrot


    D’un point de vue purement relatif au discours, peut-être que l’expérience qui m’aura le plus marquée est Lobo Tommy, habile jeu de mots qui prend en compte une pratique numérique qu’il a fallu m’expliquer longuement durant mes entretiens : le lobotomycore. Contrairement aux expériences précédentes, ce jeu fonctionne à la façon d’un Paper, Please. L’intérêt de cela et que cela positionne l’audience joueuse dans une situation dans laquelle elle a pour obligation de faire des choix moraux. En effet dans ce jeu on incarne Tommy, un psychiatre qui doit déterminer si les patients sont brainroté·e·s. En fonction de ce que nous disent les patients, on doit déterminer s’ils sont sains d’esprit ou s’il est nécessaire de les lobotomiser (ce qui est tout somme particulièrement violent, reconnaissons-le).

    Une image du jeu « Lobo Tommy », on y voit les boutons nous obligeant à un choix moral. On voit également que Tommy, le psychiatre (vue FPS) est également sujet à la consommation de contenu brainrot. Crédits : https://thebardofmaiden.itch.io/lobo-tommy

    Un dernier jeu qu’il est intéressant d’évoquer est Memelord Give Me Strength. Il s’agit d’un jeu de cartes physiques qui met en scène les conflits intergénérationnels à la façon d’un pierre-papier-ciseaux. Dans ce jeu les boomers insultent les X qui insultent les Z qui insultent les alphas qui enfin insultent les boomers, et la boucle est bouclée. On y obtient également différents pouvoirs qui font référence évidemment à de nombreux mêmes sur internet. À ce gameplay, le côté Brainrot n’est donc plus propre forcément à un style de contenu, mais prend également en compte les locuteurs et locutrices ainsi que leurs propres connaissances et références. Finalement le Brainrot cela peut alors être tout et n’importe quoi, mais surtout du contenu de mauvaise qualité et produit par l’autre.

    3 personnes jouant à « Memelord give me strength » . Crédits : https://memelord-give-me-strength.itch.io/memelord-give-me-strenth

    Ce n’est que le début

    Alors forcément, il s’agit ici d’un très court article qui ne prend pas en compte tout ce qui a été fait lors de la Game jam et tout ce qu’il y a à dire sur les relations entre les contenus de mauvaise qualité et les pratiques créatives qui aboutissent à des expériences vidéoludiques. Mais en conclusion, on a quand même quelques observations pertinentes. La première et que la notion de Brainrot est associée a la viralité et surtout aux plateformes médiatiques qui suggère la création de contenu potentiellement viral.

    Une capture d’une partie de RotBuster. Crédits : https://leophyte.itch.io/rotbuster

    Secondement, la notion de contenu Brainrot est associée à partir des entretiens que j’ai menés à l’idée que la facilitation de création sur les réseaux fait émerger davantage de contenu de mauvaise qualité ou qui ne seront pas entretenus dans le temps. Au niveau des jeux vidéo même, il est difficile de dire qu’il existe des gameplays clairement Brainrot. Cependant si l’on parcourt les jeux produits lors de cette jam, il y a des redondances : l’usage des mêmes et des références internet, des gameplays qui vise l’accomplissement de choses extrêmement difficiles à réaliser ou encore des phénomènes sociaux plus généraux comme les conflits générationnels ou le sens des choses (au travail, dans la vie). Il n’y a qu’un pas à faire pour suggérer que finalement, le brainrot questionne fondamentalement la pertinence de notre existence.

    Assurément, je n’ai pas pu parlé de tout les jeux développés, ni même vraiment encore pu rendre honneur aux entretiens que j’ai menés. Ce sera pour de prochains travaux. ■

    esteban grine, 2025.

    Post-Scriptum

    Originellement, la jam devait porter sur un thème bien plus « intelligent ». En effet, avec les autres enseignants coordinateurs, j’avais proposé de donner aux étudiants et étudiantes le thème « On ne parle pas du thème de la Game Jam ». Dans une certaine mesure, j’espérais donner aux étudiants un thème qui les oblige à adopter une posture méta réflexive qui les aurait forcés à penser des expériences dans lesquelles on ne doit pas faire référence à ce dont il est question en jeu.

    D’un point de vue purement artistique et de design, être contraint de créer des objets dont il ne faut pas designer la signification est une problématique formidable. En revanche, dun.de, vue purement pédagogique. Et peut-être aussi qu’au regard du quotidien des étudiants, il s’agissait d’un sujet trop éloigné qui les aurait perdus dans des considérations qui nous auraient également dépassés au niveau de la coordination.

    En contrepoint, l’idée du Brainrot semblait complètement résoudre ce problème. Et c’est une intuition qui s’est avérée pertinente. Surtout si je m’attache aux premières observations que nous avons faites. En effet à l’annonce du thème, je ne m’attendais pas à ce que l’assemblée éclate de joie et une semaine après je regrette de ne pas avoir pu filmer ce moment.

    Une carte du jeu « Memelord give me strength », basé sur ma propre personne et Martin Scorsese, crédits : PASTEWSKI Clara (@oxiseau) https://memelord-give-me-strength.itch.io/memelord-give-me-strenth

  • De GTA RPZ à Roblox : comprendre ces futurs expériences que sont les métaverses

    De GTA RPZ à Roblox : comprendre ces futurs expériences que sont les métaverses

    Du 21 avril au 4 mai dernier, ZT production (l’entreprise du streamer ZeratoR) a mis à disposition un serveur Grand Theft Auto Roleplay. Il s’agit tout simplement d’un serveur hébergeant le jeu GTA Online et dont les joueurs et joueuses acceptent de jouer des rôles particuliers et non pas d’être simplement joueurs ou joueuses. En parallèle, j’explore de plus en plus des expériences qui se définissent elles-mêmes comme des métaverse. Le terme apparait pour la première fois dans Snow Crash, un romande science-fiction de Neal Stephenson :

    Hiro is approaching the Street. It is the Broadway, the Champs Elysées of the Metaverse …. [I]t does not really exist. But right now, millions of people are walking up and down it …. [O]f these billion potential computer owners, maybe a quarter of them actually bother to own computers, and a quarter of these have machines that are powerful enough …. [T]hat makes for about sixty million people who can be on the Street at any given time.[1]

    Il s’agit d’une notion que de nombreux éditeurs utilisent pour faire référence à leur proposition phare de sorte à la positionner humblement comme un futur du jeu vidéo. Plus généralement, il s’agit d’une notion particulièrement vague qui fait également référence à ce que pourrait être un successeur d’internet basé sur une réalité virtuelle plus ou moins ludique ou ludifiée (voir : Sweeney, 2019)[2]. Fortnite, Roblox et Minecraft sont des jeux qui nourrissent l’ambition de devenir des métaverse. Les deux derniers font actuellement partie de mon quotidien actuel et ce, sans compter les récits autour d’EVE Online ou encore Elite Dangerous qui font état de jeux ayant des systèmes politiques ou des pratiques à cheval entre ludiques, politiques, salariales, etc.

    À partir de ce corpus loin d’être exhaustif, il est possible de dégager des game studies quelques constats qui peuvent venir nourrir de futurs réflexions sur les jeux vidéo en ligne. Cory Ondrejka énonce :

    «[Qu’un] monde en ligne est désormais possible si ses utilisateurs ont le pouvoir de créer en collaboration le contenu qu’il contient, si ces utilisateurs reçoivent des droits étendus sur leurs créations et s’ils sont en mesure de convertir ces créations en capital et en richesse du monde réel. Ce serait le Métaverse de l’imagination de Stephenson.» (Ondrejka, 2004 : 83, ma traduction)[3]

    La question central de cet article porte donc sur les façons qu’ont ces expériences d’interroger les fondements de jeux vidéo aspirant à devenir des métaverse ou plutôt des mondes virtuels multivers (multivers virtual world, Peckham 2020)[4]. Autrement dit : au-delà des définitions particulièrement sommaires que nous pouvons avoir des métaverse, est-il possible de proposer un ensemble de caractéristiques nécessaires à une expérience vidéoludique pour pouvoir prétendre au statut de métaverse ?

    Afin de répondre à cela, il est cependant nécessaire d’adresser des questions plus restreintes.

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  • Pourquoi Etudier la gamblification des jeux vidéo ?

    Pourquoi Etudier la gamblification des jeux vidéo ?

    Lorsque l’OMS intègra le trouble du jeu vidéo au sein de la classification internationale des maladies (CIM-11), ce fut à la fois l’aboutissement d’une controverse sur « l’addiction au jeu vidéo » et son renouvellement. En France particulièrement, certains médias sont fautifs d’avoir alimenter cette controverse en jouant sur les mots «trouble» et «addiction» qui ne signifient pas les mêmes choses. Cette décision de l’OMS fait suite à de nombreuses publications dans les recherches biomédicales à ce sujet qui illustrent cette controverse. Par exemple les travaux de Jiménez-Murcia et al (2014) observent des corrélations entre usage des jeux vidéo et gambling disorder sans pour autant que cela joue sur la sévérité du trouble . Le groupe de chercheurs et chercheuses observent également que les patients souffrant d’un gambling disorder sont «plus jeunes et présentent davantage de traits de personnalité dysfonctionnels » (Jiménez-Murcia et al, 2014)[1]. Avec ce type de conclusions, il y a un terreau propice pour des controverses scientifiques, qui passent par la dénomination des choses (Colder-Carras et al, 2018)[2], et pour des paniques morales plus générales ; paniques morales notamment dues à la casualisation des risques (Ross, Nieborg, 2021)[3].

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  • Quels enjeux vidéoludiques pour les blockchains ?

    Quels enjeux vidéoludiques pour les blockchains ?

    Le Crypto Art est un mouvement artistique récent dans lequel les artistes produisent des œuvres qui vont ensuite être distribuées par des crypto art galeries tout en s’appuyant sur une technologie blokchain. Une blockchain est une technologie de transmission d’informations dont la distribution est gérée de pairs-à-pairs. Autrement dit, il s’agit en somme d’une base de données dont les informations sont partagées au sein d’un réseau et validées directement par les utilisateurs et utilisatrices de ce réseau. Sécurisées cryptographiquement, les blockchains permettent d’offrir une alternative décentralisée à de nombreux systèmes d’informations.

    Bien que la présentation de ce qu’est une blockchain soit simpliste ici, cela permet tout de même de comprendre les enjeux liés au crypto art. Une œuvre fait partie d’une blockchain lorsqu’elle est tokenisée, c’est-à-dire qu’elle a suivi un processus par lequel un set de donnée est défini par une suite de caractères randomisés. Chaque œuvre est donc associée à un seul et unique token sur une blockchain. L’intérêt de ce procédé est d’assurer une certaine rareté à l’œuvre, rareté qui est reconnue par le réseau (Finucane, 2018)[1]. Si pour une image, il n’y a qu’un seul et unique token, alors cela revient à la considérer comme étant la seule et unique véritable image et donc en somme, la seule à avoir une véritable valeur. En réalité, plus que l’image (qui peut être téléchargée, réuploadée, etc.) en tant que telle, c’est le titre de propriété qui a une valeur.

    Autrement dit, pour ce qui est du marché de l’art, à l’heure de son immatérialité, les blockchains sont cruciales puisqu’elles contredisent la reproductibilité infinie, pour citer Walter Benjamin, et rendue possible par la dématérialisation de l’art (Lippard, Chandler, 1967)[2]. Par le processus de tokenisation, il est possible d’imposer une rareté dans un espace numérique et donc techniquement reproductible à l’infini. Par ailleurs, les utilisateurs et utilisatrices, pour gérer leurs possession, possèdent des wallets dans lesquels se trouvent leur token. Cela donne un caractère d’hyper-portabilité selon Franceshet et al (2019)[3]. De fait, le crypto art est particulièrement une affaire économique puisque les tokens sont comme des titres de propriété qui s’échangent sur un marché secondaire, le tout soutenu par une blockchain.

    De plus en plus de ponts se tissent entre le monde du jeu vidéo et les technologies Blockchain. L’un des exemples les plus probants est CryptoKitties, une plateforme vidéoludique de collection et de reproduction de chats présentés comme uniques puisque le service et les utilisateur·ice·s passent par la blockchain Ethereum pour pouvoir échanger ces NFTs dont les plus chers sont estimés à plus de 1,5 millions d’euros (999 ETH). Au-delà d’un simple outil facilitant la collection, les blockchains peuvent représenter un enjeu pour le partage des données entre les joueur·euse·s d’un même jeu et pour le game design en général. Cet article vient donc situer depuis une perspective critique les enjeux de l’usage des blockchains et du crypto art dans le game design des jeux vidéo.

    Citation conseillée pour cet article :
    Grine, E., (2021). Quels enjeux vidéoludiques pour les blockchains . Les Chroniques Vidéoludiques. URL : https://www.chroniquesvideoludiques.com/quels-enjeux-videoludiques-pour-les-blockchains/

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  • Les gamesploitations des jeux vidéo

    Les gamesploitations des jeux vidéo

    Lors du colloque «jeu vidéo et romanesque», et particulièrement après la communication d’Hélène Sellier (Sellier, 2021)[1] à propos des littératures casual, indés et gamer. Une question ne m’a pas quitté à propos de la surexploitation transmédiatique de certaines licences comme Fortnite ou Minecraft. Cela m’a alors interrogé progressivement (mais en dilettante) sur la question de la gamesploitation. On peut trouver mention de ce terme dans un article de Scott Sharkey pour faire référence à des pratiques permettant d’exploiter jeu et ses failles dans le game design (2006)[2]. Dans l’ouvrage «Cultures Vidéoludiques!» (Collectif, 2019), Dick Tomasovic utilise ce terme pour inviter son lecteur ou sa lectrice à dresser un parallèle entre l’exploitation des licences vidéoludiques et des genres cinématographiques comme la blaxsploitation ou la brucesploitation, faisant référence à l’utilisation des cultures afro-étasuniennes et des codes cinématographiques inspirés des films de Bruce Lee (Tomasovic, 2019:120)[3]

    Or, ces définitions me semblent trop restrictives (concernant le parallèle dessiné par Tomasovic) et dépassés (pour la définition de Sharkey) pour appréhender l’ensemble des phénomènes par lesquels les éléments des cultures vidéoludiques deviennent pervasifs et mainstream. De fait, l’objet de ce court billet est d’ancrer la gamesploitation dans des phénomènes plus larges qui sont ceux de la ludification (ou gamefication) et de la ludicisation (Genvo, 2013)[4]. En effet, il me semble nécessaire de conceptualiser la gamesploitation comme une concrétisation des processus de ludicisation (qui définit le processus par lequel l’idée de jeu se déplace en dehors de la sphère typique du ludique) et de ludification (qui définit l’intégration de mécaniques ludiques en dehors du jeu).

    De fait, la question de ce court billet porte sur les gamesploitations comme outils théoriques et langagiers permettant d’appréhender certains phénomènes que nous pouvons observer. Pour cela, trois pistes sont évoquées.

    La première est probablement la plus évidente puisqu’elle prolonge la réflexion de Tomasovic au-delà du cinéma. Ainsi, il est tout à fait envisageable de considérer une première gamesploitation comme étant la transposition d’un jeu ou d’une partie de ses éléments dans d’autres formes médiatiques. De fait, cela intègre le développement transmédiatique de nombreuses licences. Fortnite et Minecraft ont déjà été cités mais on peut également faire mention de la série Assassin’s Creed qui possède romans et mangas. Ultimement, cette forme de gamesploitation concrétise la proposition théorique d’Alexis Blanchet de fictions quantiques (Blanchet, 2010)[5].

    La seconde piste fait référence aux façons dont les autres médias vont s’approprier les codes , éléments et autres marqueurs pragmatiques du jeu vidéo. Si cette forme de gamesploitation fait référence genre du roman gamer (Dupont, 2021)[6], elle s’appuie également sur des genres littéraires comme celui de l’isekai, un genre de bandes-dessinées qui va également mettre en récit des mécaniques vidéoludiques (Giner, 2018)[7]. Autrement dit, plus que les licences en tant que telles, cette gamesploitation transfert les mécaniques ludiques et instaure des récits autres que vidéoludiques pour leur donner sens.

    Enfin, la dernière piste fait référence à la ludification et la façon dont ce processus est proposé comme solution économique, commerciale, et managériale. Si la ludification intègre déjà particulièrement bien ces dimensions, parler de gamesploitation permet surtout de ce concentrer sur la création d’un produit marchant qui intégrerait les mécaniques de jeu comme solutions à un problème. Cela permet également de ne pas entrer dans le débat ludification/déludicisation/disengamement (Alvarez, 2007[8] ; Potier, 2018[9]; Goria, 2016[10]) afin de se concentrer sur les phénomènes effectifs.

    Dans tous les cas, ce court billet, loin d’une prétention de recherches plus approfondies, est un outil pour moi de mettre un terme sur un phénomène que j’ai l’impression d’observer afin de capter la mesure de la pervasité des jeux vidéo. Parler de gamesploitation fait donc référence non pas seulement à l’utilisation d’une licence de jeu mais également à l’intégration d’éléments, la mise en récit de marqueurs pragmatiques typiques du jeu dans d’autres média et la commercialisation des mécaniques comme solution à un problème en dehors de la sphère du jeu.

    esteban grine, 2021.


    [1] Sellier, H., (2021). Des genres de romans vidéoludiques : littérature casual, gamer et indé. Jeu vidéo et Romanesque. Amiens.

    [2] Sharkey, S. (2006). Gamesploitation. PC Magazine 25 no5, 124-125. URL: https://books.google.fr/books?id=GIIj5A_atTQC&pg=PA8&lpg=PA8&dq=PC+magazine+gamesploitation&source=bl&ots=InTLNTqO8E&sig=ACfU3U3ctiHV2jVXicjjtopY4rt7l6AyBQ&hl=en&sa=X&ved=2ahUKEwjb6OaEoenuAhWR3eAKHVEiAp8Q6AEwAHoECAQQAg#v=onepage&q=PC%20magazine%20gamesploitation&f=false

    [3] Tomasovic, D. (2019). This ain’t no game! » Le jeu vidéo au cinéma : Notes sur un malentendu persistant. In Culture vidéoludique! (p. 117‑129). Maison des sciences de l’homme.

    [4] Genvo, S. (2013). Penser la formation et les évolutions du jeu sur support numérique [Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication]. https://jeux.hypotheses.org/266

    [5] « Le choix du terme quantique cherche à illustrer le changement possible de paradigme que connaît aujourd’hui la fiction dans le cadre de son exploitation industrielle. Son emploi se veut éminemment métaphorique. S’il est un caractère du nouveau paradigme qu’envisage la physique quantique que nous retenons ici, c’est sa manière d’envisager non plus l’évènement comme reproductible à l’identique et à l’infini, mais comme soumis à un système de règles dans lequel cet évènement a des probabilités de se produire. » (Blanchet 2010:220)

    [6] Dupont, B., (2021), « La quête, l’inventaire et la carte : adaptations de la grammaire du jeu d’aventure dans le roman gamer ». Jeu vidéo et Romanesque. Amiens.

    [7] Giner, E., (2018). Du jeu vidéo au manga : les cas du nekketsu et de l’isekai dans la mise en récit des mécaniques vidéoludiques. Communication donnée lors du colloque « Littératures du jeu vidéo ». Ecole Normale Supérieure : Paris, 8-9 juin.

    [8] Alvarez, J. (2007). Du jeu vidéo au serious game : Approches culturelle, pragmatique et formelle [Toulouse 2]. http://www.theses.fr/2007TOU20077

    [9] Potier, V. (2018). L’enseignement pris à partie : Étude d’un phénomène de déludicisation. Travailler, 39(1), 33-. https://doi.org/10.3917/trav.039.0033

    [10] Goria, S. (2016). Les visualisations de données inspirées par le jeu et la conception par disengamement. Les cahiers du numérique, 12(4), 39‑64. https://doi.org/10.3166/lcn.12.4.39-64

  • pour des études matérialistes des réalités vidéoludiques

    pour des études matérialistes des réalités vidéoludiques

    – (It’s a snowball)
    – (It’s actually a snowdecahedron)

    Il s’agit-là de deux lignes de dialogues du jeu Undertale (Fox, 2015) qui, par leur existence, créent un effet de réel et un rappel à la matérialité de cette réalité vidéoludique explorée par une audience. Celle-ci incarne Frisk, et lorsqu’iel interagit avec cette boule de neige, le jeu nous confirme qu’il s’agit effectivement et symboliquement d’une boule de neige avant de nous rappeler au contraintes matérielles de production : bien que symbolisant une boule, il s’agit géométriquement d’un décaèdre.

    Depuis le début des années 2010, il y a dans les études des jeux et des jeux vidéo ce que Thomas Apperley et Darshana Jayemanne appellent un tournant matérialiste. Derrière cette notion qui renvoie à une histoire très longue dans les sciences qu’elles soient humaines, positives ou autres, se cache en réalité un paradigme assez simple : prendre en compte la matérialité du jeu et ce, que cela soit en termes de relations humain-machine, de plates-formes comme les consoles et les supports de jeux, de contextes de production et enfin, de contexte dans lequel le jeu est joué (Apperley, Jayemanne, 2012)[1].

    De fait, cette invitation à intégrer la matérialité du jeu, et plus spécifiquement ce qui va me concerner ici les jeux vidéo, se retrouve dans des travaux précédant l’article d’Apperley et Jayemanne (les auteur·ice·s mentionnent abondamment l’ouvrage de Nick Montfort et Ian Bogost sur l’Atari 2600) et des travaux le succédant comme par exemple le récent numéro 224 de la revue Réseaux portant sur les mondes de production du jeu vidéo (Zabban, Ter Minassian, Noûs, 2020)[2].

    Mes propres travaux intègrent également cette perspective puisque la façon dont je formalise la coconstruction d’un discours vidéoludique (compris ici comme une interprétation négociée d’une réalité vidéoludique) prend en compte l’ensemble des paramètres évoqués par Apperley et Jayemanne résumés en trois axes : les études ethnographiques, le platform studies et le digital labour et plus généralement les contextes de production.

    Cela étant, certaines questions de recherche qui m’animent me font prolonger cette perspective matérialiste pour intégrer également les diégèses des réalités vidéoludiques que nous explorons. Ici, «réalité vidéoludique» correspond à la réalité, au monde, qui existe de par la mise en action d’un code informatique sur une machine et qui se révèle par l’action d’une audience. De fait, j’attribue une certaine matérialité à ces univers fictionnels, chose tout à fait critiquable puisqu’ultimement, j’attribue de facto une matérialité à des choses immatérielles, non pas uniquement parce qu’elles nécessitent quelque chose de matériel pour exister, mais parce qu’elle peuvent intrinsèquement étudiées au prisme d’une certaine matérialité fictionnelle.

    Dans cet article, je vais donc soutenir la perspective d’une étude matérialiste des réalités vidéoludiques, exercice qui peut sembler aberrant mais qui me semble être vecteur de nombreuses pistes de recherches intéressantes pour les études des jeux vidéo.

    Matérialité existante, matérialité virtuelle, matérialité fictionnelle & matérialité attribuée

    S’il y a bien une chose sur laquelle je souhaite mettre l’emphase avant toute chose, c’est que bien entendu, cette article ne se positionne pas comme une critique du tournant matérialiste, ni même des études matérialistes existantes à propos du jeu vidéo. Je considère fondamentalement ce travail comme un prolongement et c’est ce prolongement qui est le sujet d’un débat potentiel sur ce qui peut être considéré comme doté d’une certaine matérialité. En ce sens, il ne s’agit pas pour moi  d’une recherche d’une vérité mais plutôt de considérer les intérêts de penser une matérialité, non pas des jeux vidéo, mais des réalités vidéoludiques. C’est pourquoi dans ce cadre il est nécessaire de considérer que l’immatériel peut être doté d’une matérialité, à l’instar du matériel qui peut d’une certaine immatérialité si on évoque par exemple les mèmes comme étant l’équivalent culturel des gènes biologiques.

    De fait, les réalités vidéoludiques existent grâce à une certaine matérialisation de leurs univers fictionnel. Christine Browaeys écrit, lorsqu’elle parle de la matérialité digitale, que «la matérialisation consiste à utiliser une matière en vue de donner forme à une abstraction. Elle consiste, par exemple, à prendre des données numériques et à les traduire pour les restituer sous une forme donnée, comme l’image (visualisation) ou le son (audition) (Chatonsky, 2015). La matérialité elle-même peut être considérée comme un flux, un processus et des connexions » (2019:15)[3]. C’est dans cette perspective qu’il est possible de penser une matérialité des mondes fictionnels. Si je m’intéresse principalement aux jeux vidéo, il semble que l’exercice soit tout aussi légitime pour d’autres médias, lorsqu’il s’agit par exemple de penser la matérialité d’une diégèse d’un film.

    De fait, plus que de savoir si une réalité vidéoludique est douée d’une matérialité faisant référence à un aspect matériel, ce qui est intéressant ici est de penser cette matérialité attribuée aux fictions comme une nouvelle façon de penser les rapports humain-machine et plus encore les rapports entre humains et objets fictionnels. Cette matérialité attribuée, fictionnelle, explique notamment certaines facéties de game design que l’on va retrouver dans certains jeux vidéo. Dans Undertale ou dans Pony Pony Island, il est explicitement demandé à l’audience de ne plus jouer au jeu une fois l’une des fins obtenues. Dans Nier: Automata (2017), il s’agit de détruire sa propre sauvegarde pour aider une autre personne jouant au jeu (sans trop en révéler). Certains «mods» (des améliorations en jeu) sont susceptibles de rendre le jeu injouable si retiré (et obtenir notamment l’une des fins du jeu). Il serait possible de continuer cette liste d’exemples : la série Metal Gear Solid joue et abuse de cela. EarthBound fait des références explicites à l’audience à qui il est demandé transmettre son nom car lors du combat final, les avatars se retrouvent à prier pour que l’audience joueuse, nommée dans le texte, les aide.

    Le principal intérêt que j’observe à considérer les réalités vidéoludiques depuis la perspective matérialiste soutenue ici est que cela permet d’appréhender toute sorte de phénomènes émotionnels, narratifs et vidéoludiques qui peuvent être observés en jouant tout en donnant des raisons légitimes d’agir volontairement ou involontairement. De fait, le débat ne porte pas sur le fait de savoir si une réalité vidéoludique est matérielle mais plutôt de définir les mesures dans lesquelles une certaine matérialité leur est attribuée. Pour citer à nouveau Apperley et Jayemanne :

     «Thus while it may seem odd to place Games of Empire in a critical lineage based on materiality given that the book opens with a discussion of the ‘immaterial labour’ of the ‘playbor force’, we argue in this context that immateriality is not simply an antonym of materiality but indicates newly emergent sets of virtual-actual relations.» (Apperley and Jayemanne 2012:7)

    De fait, la proposition de penser cette matérialité fictionnelle et attribuée aux réalités vidéoludiques s’intègrent dans un ensemble de « tournants » structurant dans les sciences humaines et notamment dans les études des médias expliquant les développement parallèle d’un récit et de sa diégèse, parfois soutenue par le playbor et le travail des fans comme c’est le cas pour les univers alternatifs d’Undertale. Anne Besson, citant Olivier Caïra, écrit :

    «Olivier Caïra propose de parler, pour rendre compte du développement de ce phénomène, et sur le modèle d’innombrables ‘‘turns’’ pris par les courants de la narratalogie, de ‘‘tournant diégétique’’ de la fiction contemporaine. Par là, il entend mettre l’accent sur le ‘‘passage d’une certaine coextensivité de la diégèse et du récit […] à un développement tous azimuts de la diégèse, bien au-delà des limites traditionnelles du récit. Cartographies et vues d’artiste, lexiques et encyclopédies […], portraits de personnages et généalogies, recettes alchimiques et guides techniques d’astronefs, baguettes magiques en plastique et chapeaux de détective en feutre, systèmes de simulation analogiques ou numériques, le récit traditionnel demeure central mais il apparaît ‘‘débordé’’ de toutes parts.» (Besson 2018:172)

    Dans ce travail, ce qui est donc soutenu, c’est qu’attribuer une certaine matérialité aux choses présentes dans une réalité vidéoludique, dans une diégèse, est une hypothèse particulièrement efficace pour expliquer certains actions et comportements des audiences. Cela fait écho aux propos de Patrick Schmoll qui en 2017 écrivait : « L’attachement aux ‘‘ cyber-choses’’, dont font partie les personnages de jeux vidéo, commence à susciter l’intérêt des sciences humaines et sociales, en écho aux inquiétudes naissantes du politique » (2017:82)[4]. Cela fait également écho à certains débats sur les distinctions entre fictionnel et réel : puisque les relations entre audience et objet fictionnel sont réels et peuvent se traduire matériellement par l’expression d’émotions, alors il est possible d’attribuer une matérialité à ces objets fictionnel, par inférence.

    Prolonger la culture matérielle aux réalités vidéoludiques

    Par ailleurs, et ce sera le deuxième point de mon argumentation, s’inscrire dans la perspective matérialiste que je défends ici permet de mettre l’emphase sur les objets, leurs modélisations et les discours que cela peut révéler ou dans lesquels s’inscrire. Autrement dit, cela légitime l’étude des « petites choses » qui sont modélisées mais pour lesquelles il n’existe pas d’histoire car elles sont trop petites pour être étudiées. Autrement dit, en appréhendant la matérialité simulée des réalités vidéoludiques, il semble possible de poursuivre le projet James Deetz, anthropologue, qui s’est consacré dans les années 1970 à étudier non pas les cultures, mais leurs produits, pour le paraphraser (Deetz, 1996[1977]:34)[5]. Chaque assets et interaction codé et créé pour le jeu peut donc être pensé comme un artefact (numérique) digne d’intérêt en soi.

    James Deetz écrit que « la culture matérielle est généralement considérée comme étant plus ou moins synonyme d’artefacts, le vaste univers d’objets utilisés par l’humanité pour faire face au monde physique, pour faciliter les relations sociales et pour améliorer notre état d’esprit » (Deetz 1996:34)[6]. Finalement, prolonger l’étude des cultures matérielles au sein même des mondes vidéoludiques ne semble pas aberrant dans cette perspective. Cela permet d’interroger fondamentalement les assets, l’évolution de leurs représentations et leurs significations partagées. Par exemple, cela permet d’appréhender pourquoi des choses comme des objets de la vie courante comme machines à écrire (Resident Evil) ou des téléphones (EarthBound) sont utilisées pour signifier des sauvegardes.  

    Parler d’artefacts pour définir les assets permet aussi de faire écho à des travaux en narratologie qui interroge les façons dont, aujourd’hui, le world-building se développe en parallèle ou indépendamment des récits. Cité entre autres par Anne Besson et Simon Bréan, Richard Saint-Gelais définit un artefact fictionnel comme « un objet sémiotique […] dont l’énonciation, voire la fabrication, présuppose un univers de référence non pas réel, mais bien imaginaire […] – de sorte que l’objet en question se donne comme provenant de ce monde imaginaire » (Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, [1999], p. 312) »  (Besson 2018:176)[7]. Je n’ai pas l’intention de considérer l’intégralité des assets comme des artefacts fictionnels, mais ce que cette proposition révèle, c’est que certains assets comme les nombreux livres diégétiques présents dans la série des Elder Scrolls renforcent ce sentiment de matérialité du monde que l’on explore. Ainsi, Simon Bréan écrit :

    « La superposition des états fictionnels mise en scène tend à renforcer le sentiment de matérialité des mondes construits, du fait, paradoxalement, de la logique d’interprétation symbolique qu’elle suggère. En rendant manifeste le processus d’inférence à l’œuvre dans la lecture de la science-fiction, ces textes apparaissent comme des objets plurivoques, dont l’actualisation dépend de l’activité de l’observateur et dont la visée esthétique rencontre une ambition démonstrative. » (Bréan 2014:95)[8]

    De fait, si l’on s’appuie sur les propos de Bréan et de Besson, la facétie que je mets en place dans cet article est finalement d’intégrer le reste des assets considérés comme artefacts, en plus des artefacts narratifs (Bréan, 2014) et des artefacts fictionnels (Saint-Gelais, 1999). Finalement, le prolongement que je propose, attribuer une matérialité aux assets mêmes qui composent une réalité vidéoludique, nourrit surtout le projet d’étudier les assets avec la même importance que leurs équivalents du monde pragmatique. Ultimement, il ne s’agit pas défendre avec véhémence une telle proposition mais plutôt de comprendre ce qui est déjà en train de ce produire.

    Esteban Grine, 2021.


    [1] Apperley, T. H., & Jayemanne, D. (2012). Game Studies’ Material Turn. Westminster Papers in Communication and Culture, 9(1), Article 1. https://doi.org/10.16997/wpcc.145

    [2] Zabban, V., Minassian, H. T., & Noûs, C. (2020). Les mondes de production du jeu vidéo.  Reseaux, N° 224(6), 9‑29.

    [3] Browaeys, C. (2019). Chapitre 5. La matérialité digitale : Une nouvelle matérialité liée au numérique. In La matérialité à l’ère digitale. Presses universitaires de Grenoble. https://www.cairn.info/la-materialite-a-l-ere-digitale–9782706142499-page-91.htm

    [4] Schmoll, P. (2017). Être amoureux d’un artefact. La fabrique du sentiment dans les jeux vidéo. Revue des sciences sociales, 58, 86‑99. https://doi.org/10.4000/revss.312

    [5] Deetz, J. (1996). In Small Things Forgotten : An Archaeology of Early American Life (Revised, Expanded, Subsequent édition). Anchor.

    [6] « Material culture is usually considered to be roughly synonymous with artifacts, the vast universe of objects used by humankind to cope with the physical world, to facilitate social intercourse, and to benet our state of mind. »

    [7] Besson, A. (2018). Matérialisation et immatériel : Livres et world building. Actes du XLe Congrès de la SFLGC, 171‑180.

    [8] Bréan, S. (2014). Des états fictionnels superposés ? Virtualités des artefacts narratifs de la science-fiction. Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, 0(9), 87‑99.

  • Les « À Peu Près Awards » 2020

    Les « À Peu Près Awards » 2020

    La fin d’année se dessinant enfin, il est temps de révéler les lauréats de cette première édition des « À Peu Près Awards », véritable cérémonie s’il en est et tout à fait légitime. Sans plus attendre, voici donc les gagnants : jeux, studio, joueurs et joueuses, commentateurs et commentatrices qui ont marqué l’année 2020.

    L’Award des plus beaux ours vidéoludiques

    Immortal Fenyx Rising, par sa superbe modélisation des ours améliore fondamentalement l’expérience de jeu que l’on pouvait avoir avec les ursidés. Surtout si l’on compare le jeu avec son prédécesseur, Zelda Breath Of The Wild, nul doute que IFR remporte haut-la-main cet award clairement mérité (en plus du fait qu’il s’agit d’un excellent jeu si vous y jouer dans sa version originale en anglais).

    L’Award du jeu où caresser un chien est plus intéressant que de draguer des dieux et des déesses

    Hadès par son gameplay intransigeant permet à chacun de ses joueurs et joueuses de caresser, non pas une ou deux, mais bien TROIS têtes de chien avec ce bon gros toutou de Cerbère. Clairement le personnage le mieux écrit du jeu également. Félicitation donc à SuperGiant pour enfin avoir innover lorsqu’il s’agit de répondre à la question ; can you pet the dog ?

    L’Award de la plus gentille des grands-mères

    Ici, le comité avoue profiter d’un vice de procédure puisque c’est Granny du jeu Moon The Remix RPG sorti originellement en 1997 mais réédité en 2020 sur Nintendo Switch qui remporte cet award. Parce que Granny est toujours à l’écoute pour également nous offrir des cookies avant de partir à l’aventure et ce, depuis plus de vingt ans maintenant, elle mérite amplement cet award.

    L’Award du personnage le plus explosif de l’année 2020

    Dans l’excellentissime Paper Mario The Origami King , Bob-Omb n’est pas comme les autres Bob-Omb. en plus de régulièrement permettre aux protagonistes de briser le quatrième mur, il se révèle drôle et attachant et ce, avec un véritable arc de rédemption qui fera pleurer chacun et chacune à chaude larme. Clairement un personnage qui nous a fait exploser de rire.

    L’Award de la coupe de cheveux la plus cyberpunk de 2020

    Encore une fois, le jury a saisi l’opportunité de ne pas récompenser des jeux qui, parce qu’ils possèdent un nom générique, semblent destinés à recevoir tous les awards concernant la catégorie dans laquelle ils s’inscrivent. Donc, pour l’award de la coupe de cheveux la plus cyberpunk, le jury a décidé de récompenser Sam Porter Bridges qui en 2020 a porté des lunettes, une valve et même un crabe.

    l’Award de l’hommage en jeu le plus cool fait à un artiste décédé

    Assassin’s Creed est un jeu merveilleux pour plein de bonnes raisons. L’une d’elles concerne la quête « The Prodigy » durant laquelle un prêtre empêche un artiste de chanter sa musique « satanique ». Une fois le prêtre vaincu, l’artiste nous remercie et se met à chanter « Smack My Bishop ». L’hommage est évidemment fait à Keith Flint (The Prodigy), décédé l’an dernier.

    A noter également : Keith dans AC Valhalla aurait pu également remporter l’award de la coupe la plus cyberpunk de 2020.

    L’Award du Jeu Vidéo ayant fait un parallèle approximatif et douteux entre son récit et le conflit israélo-palestinien

    The Last Of Us Part 2 n’est pas un jeu très gentil avec son audience. Nul doute qu’il est cependant mémorable tant la violence exprimée dans son game design martèle la rétine de ses audiences. C’est pourquoi dans un monde où tout le monde est méchant, on a toujours besoin de gens encore plus méchants. Pour y arriver, rien de plus simple, il suffit de les objectifier et d’empêcher toute forme d’empathie à leur égard. C’est ce que parvient à faire TLOU2 avec les séraphites, dépeints comme des archétypes de fanatiques religieux.

    L’Award du jeu qui a été associé à Hitler par un·e journaliste probablement bien intentionné·e mais dont le message est brouillé par un titre complétement aux fraises

    Garrett martin, Cyberpunk 2077 et Paste Magazine remportent à eux trois cet award, très spécifique, mais qui permet de rappeler que faire des parallèles entre un jeu et un dictateur est probablement problématique, même quand le message sous-jacent n’est pas cela ou que cela n’en a pas été l’intention de l’auteur·ice. Félicitations à eux trois pour ce travail collaboratif probablement involontaire.

    L’Award du management ayant prouvé que le crunch faisait perdre de l’argent aux actionnaires.

    Par sa gestion désastreuse du mois de décembre, CD Projekt Red est sous le feu de la rampe. Bad Buzz is still a Buzz, as they say. Une perte de 29% de l’action a suivi à la sorti du jeu selon Gameblol (source : gameblog . fr/ news/ 94149-cd-projekt-red-l-action-chute-en-bourse-apres-la-sortie-de-c). Cependant, comme disent les jeunes : eat the rich. et pour citer Adam Kiciński, finalement, le crunch, c’est pas si mal.

    L’Award du commentateur ayant fait en live un commentaire ultra beauf et sexiste pour considérer les violences sexuelles comme étant la marque des grands jeux alors que c’est bien évidemment complétement con, faux et dangereux.

    Pour son travail dans la banalisation des violences sexistes, le jury couronne la carrière de JC. Après avoir débuté la décennie par le harcèlement d’une créatrice (que nous ne nommerons pas ici, mais que nous saluons sincèrement) de jeux vidéo, JC termine 2020 en beauté.

    https://twitter.com/JulienChiezeOOC/status/1336005822934036487?s=20
  • Pas de preuve ou preuves pas assez solides ? Retour critique sur une méta-analyse à propos des effets de la violence des jeux vidéo

    Pas de preuve ou preuves pas assez solides ? Retour critique sur une méta-analyse à propos des effets de la violence des jeux vidéo

    Aujourd’hui, j’entame une section dans ma rédaction : les impacts du #JV selon la psychologie sociale ! Mais avant, ce matin, j’avais envie de me remettre à jour avec ce nouvel article, publié en juillet et qui propose de synthétiser 30 années de recherche sur le sujet !

    Bon déjà, on remarque quand même les auteur·ice·s de l’article. On y retrouve C. Ferguson que j’avais déjà évoqué.

    Qui sont vraiment les membres du Gamergate ?
    https://www.chroniquesvideoludiques.com/qui-sont-vraiment-les-membres-du-gamergate/

    Tout d’abord, l’article commence par rappeler les bases de ce qui devrait être systématique dans les propos des personnes qui se définissent comme étant des chercheurs et chercheuses : en 40 années de recherches, il n’y a toujours pas de consensus scientifique en psychologie sociale.

    Par ailleurs, il y a d’autres problèmes : la présence de biais dans les recherches, la difficulté de mesurer des impacts à court terme et le peu d’étude longitudinale qui ont elles aussi leurs problèmes.Il faut aussi apprécier quand même l’ouverture des auteurs qui distinguent les effets à court et long termes, les effets épiphénomène et les effets qui peuvent devenir systémique.

    Bref, vous l’aurez deviné : c’est toujours la hess académique.

    Ce qui intéresse véritablement les auteurs de ce papier, ce sont les méthodologies employées par les équipes de recherches qui sont variables en fonction des époques, des équipes elles-mêmes, des paramètres contrôlés et la taille des effets observés, variables également. L’une des raisons qui explique aussi l’existence du présent article est qu’il s’inscrit dans une controverse avec un article publié par Prescott et al (2018). Donc il est important de garder en tête que les méta-analyses ne sont pas non plus dédouanée de biais et de controverses.

    D’ailleurs, c’est intéressant ici de voir les études que Drummond et al opposent au travail de Prescott et al :
    trois d’entres-elles sont signées par Ferguson, ce qui est à la fois normal (il publie tout le temps) et à interroger car cela met en exergue les conditions sociales des productions scientifiques dans la psychologie sociale anglosaxonne. L’objectif ici n’est pas de critiquer mais de prendre en compte : sous couvert de neutralité scientifique, on retrouve régulièrement les chercheurs au sein des mêmes groupes qui « s’opposent ».

    Je mets « s’opposent » entre guillemets surtout pour dire qu’il ne s’agit pas de versus fighting dans un octogone. Il y a toute une dimension systémique à intégrer, proximité géographique… En vrai, l’un de mes rêves est de formaliser le réseau de la recherche en psycho sociale… Je me garde cela pour après la thèse : je prends toutes les biblio et je fais regarde qui cite qui, comment, qui co-publie avec qui…

    Donc voilà la vrai take du papier : le débat ne porte pas que sur les résultats mais fondamentalement sur les méthodes et les cadres de ces analyses. C’est totalement légitime de questionner cela et depuis ma perspective d’observateur, les bagarres de méthodes sont passionnantes.

    Et dans le paragraphe suivant, on comprend l’un des véritables enjeux du papier : militer pour les « pre-registered studies » puisque selon les auteurs, les méta-analyses sollicitant ces PR studies contiennent bien moins de biais que les autres méta-analyses.

    Honnêtement, cette position prise par les auteurs est plutôt ambivalente à mon humble opinion :

    – d’un côté, cela renforce la scientificité des études selon une certaine doxa académique.
    – de l’autre, cela peut aussi être interprété comme une forme de gatekeeping.

    Petite note annexe : il me semble que le débat sur le pré-enregistrement des études est importants dans le contexte de la psychologie sociale. Cela étant, c’est une exigence de solidité des preuves qui reste sujette à débat, surtout si on l’utilise pour hiérarchiser les sciences.

    Cela étant, maintenant que tout cela a été abordé (les biais, les problèmes des tailles d’effet, le pré-enregistrement des études), on peut enfin aborder le sujet central de cette méta-analyse : La ViOlEnCe DeS JeUx ViDéOs.

    Ci-dessous, les hypothèses soutenues par les auteurs :

    pour tester ces hypothèses, Drummond et al. ont sollicité 28 études qui répondent aux critères d’exigence qu’ils ont établi et l’énonciation de leur méthode m’interpelle car très intéressante.

    Tout d’abord, le formulaire de pré-enregistrement est accessible.

    On y apprend notamment que l’article analyse les études sollicitée par Prescott et al (2018). Cela a été complété par une recherche de mots-clefs sur PsycINFO osf.io/gbx4w

    La section méthodologie de l’étude contient aussi une section « best practices » et je trouve cela intéressant dans le sens où le papier met en place des critères d’évaluations d’études. Cela reste cependant très discutable.

    Par exemple, le point 2 met en défaut la parole des audiences pour légitimer académiquement les systèmes ESRB et PEGI qui sont des systèmes privés d’évaluation des jeux vidéo. Le biais de citation tel que définit par Drummond et al. est également sujet de discussion puisqu’il est simpliste :si l’étude intègre un papier contradictoire, cela suffit pour qu’il soit encodé sans biais de citation.

    On aurait pu aisément établir des critères plus intéressants comme le nombre d’auto-citations, le ratio pro/con… bref, la méta-analyse de Drummond et compagnie aurait pu faire ici beaucoup plus.

    Cela étant, voici résumé sous la forme d’un graphique en forêt l’ensemble des études analysées par Drummond et al. Je la partage car j’adore ces graphiques là. Il synthétise les corrélations observées entre gameplay agressif et comportements agressifs.

    (le point est la corrélation observée et la ligne horizontale est son intervalle de confiance. Donc par exemple, pour Anderson et al (1), il faut lire une corrélation à 0.125 mais avec une certaine marge d’erreur observable)

    On arrive enfin aux conclusion du papier. Bon tout d’abord, rien d’alarmant : la méta-analyse ne peut pas supporter l’hypothèse d’effets à long termes des gameplay agressifs sur les audiences.

    C’est important de dire que l’agressivité est à comprendre au sens stricte d’un comportement. Drummond et al ne s’intéresse ni aux émotions, ni aux sentiments, ni aux pensées.

    Autrement dit, cet article ne propose pour l’instant aucune réflexion sur la perpétuation d’un système de violences comme celui des oppressions systémiques ou toute autre violence qui sort du cadre d’un comportement direct entre deux individus.

    En tout état, les auteurs s’interrogent clairement sur la question de la signification statistique et comment prendre en compte des tailles d’effets relativement petite dans un bruit statistique.

    A titre personnel, mon opinion est que c’est inhérent aux méthodes quantitatives employées en psycho-sociale qui prouvent ce qui semble des évidences : bien sûr que sur X personnes, une infime minorité va devenir agressive à cause des jeux vidéo.

    Cela étant, il suffit d’aller ouvrir un bouquin de socio ou des témoignages pour tout de suite révéler l’inverse. Aucun scientifique ne peut réfuter les propos d’Anders Breivik, terroriste ayant massacré 70 jeunes, qui disait s’être entraîné sur Call Of Duty. Est-ce que c’est à cause de Cod que Breivik est devenu aggressif ? Non. C’est un système dans lequel il était à ce moment et où les JV étaient présent.

    Anders Breivik ‘trained’ for shooting attacks by playing Call of Duty https://www.theguardian.com/world/2012/apr/19/anders-breivik-call-of-duty

    Tout cela renforce quand même ma sympathie pour le papier car comme je l’énonçais au début de cette discussion, il a deux objectifs :
    1 – augmenter la solidité des preuves comme quoi les gameplay agressifs ne corrèlent pas à des comportement agressifs et

    2 – militer pour une élévation de la qualité et de la rigueur des études dans une discipline qui peut bien vite déraper en délire full raciste.

    De fait, les conclusions vont quand même majoritairement dans le sens des objectifs de l’article : la qualité de l’étude et l’absence de biais de citation sont corrélées à l’observation d’un effet nul ou quasi nul.

    Pareillement, au-delà de toute vérité à un moment donné, Drummond et al. observent la tendance de la discipline à toujours réduire la taille d’effet.

    Le dernier paragraphe est cependant fort chocolaté puisque selon le papier, les méta-analyses actuelles observent un effet égal ou proche de zéro. Et si cet effet n’est pas zéro ou proche de zéro, ce serait à cause de biais et autres problèmes méthodologiques.

    Voilà, j’en ai terminé avec cette lecture commentée d’article. Comme toujours, ma lecture ne vaut que pour moi et celle-ci s’est faite dans l’instant. Il y a donc peut-être des erreurs de ma part. Cela étant, j’ai plusieurs remarques globales.T out d’abord, cette méta-analyse est appréciable non pas par ses résultats (il n’y avait aucun enjeu en vrai) mais par son ambition à solidifier les preuves et les travaux académiques dans le champs. Donc au-delà de l’absence de corrélation entre gameplay agressif et comportements agressif, c’est surtout une tentative d’ordonner le champs afin que les futurs travaux se plient aux exigences proposées par Drummond et al. Honnêtement, je n’ai pas d’avis sur le sujet si ce n’est que c’est annonciateur, je l’espère, de belles futures controverses.

    esteban grine, 2020.


    Drummond, A., Sauer, J. D., & Ferguson, C. J. (s. d.). Do longitudinal studies support long-term relationships between aggressive game play and youth aggressive behaviour? A meta-analytic examination. Royal Society Open Science, 7(7), 200373. https://doi.org/10.1098/rsos.200373