Catégorie : Recherches

  • La gourde de Wukong

    La gourde de Wukong

    Si l’on fait attention à l’allure de marche du « prédéstiné », le personnage principal du jeu Black Myth Wukong, sorti en 2024 et édité, publié par Game Science, il est possible de voir un cycle de marche qui illustre à quel point le personnage principal avance avec une allure très assurée. On se rend compte qu’il conquiert l’espace par son simple mouvement. À titre personnel, j’aime beaucoup noter les cycles de marche. En revanche, ce n’est absolument pas le sujet dont j’ai envie de parler dans ce texte. Au bout de 15 heures de jeu, en fait, j’ai fixé un objet en particulier qui est la gourde du personnage principal. Et donc, c’est devenu tellement une obsession que je me retrouve à devoir partager la chose ici aujourd’hui sur les raisons qui font que finalement, l’objet me plaît autant. Donc, pourquoi j’ai envie de parler de la gourde dans Black Myth Wukong ?

    Contextualiser la forme d’un objet modélisé en jeu

    Dans un premier temps, cela vaut le coup de contextualiser l’usage de l’objet. C’est un objet de soin. Il n’y a aucune surprise par rapport à ça. Mais, il y a quelques petites spécificités que l’on verra après. Si l’objet m’a vraiment tapé dans l’œil, dès le début du jeu, c’est tout d’abord à cause de sa forme. Et pour nous, joueurs et joueuses dans un contexte sociohistorique plutôt européen, ce n’est peut-être pas quelque chose de typique. Dans mon expérience, les gourdes n’ont pas cette forme-là. Et là, c’est intéressant, parce que la gourde dans Wukong est donc une gourde qui a la forme d’une calebasse, de la famille des cucurbitacées.

    Mais, pourquoi, du coup, cet objet se démarque dans le jeu ? Quand on joue à des jeux vidéo, on n’est pas forcément habitué à cette forme de gourde et d’outils de restauration de la vie. On va être habitué à des fioles, par exemple, pour boire des élixirs. C’est ce que l’on a dans la plupart des Dark Souls, par exemple. En tout cas, des jeux From Software. On va retrouver ça des formes de fioles dans tous les RPG un peu typiques auxquels on a été habitué, auxquels on a été socialisé. Éventuellement, dans certains jeux d’aventure, on va avoir des gourdes qui vont être faites à partir de peau d’animal. Et donc, on va avoir cette espèce de gourde qui est très malléable parce qu’en fait, elle est juste remplie d’eau et ce n’est que du tissu qui permet de contenir la substance à l’intérieur. De fait, on a cette représentation de la gourde qui est juste l’objet typique que l’on peut se représenter à partir d’un certain imaginaire collectif européen. Dans certains cas, quand les développeurs et les développeuses se permettent de représenter cela, on va avoir des gourdes spécifiques pour des contenants d’alcool, etc. Dans Red Dead Redemption 2, par exemple, on a des flasques. Et donc, on a cet objet de flasque en métal ou en verre qui est vraiment très facile à situer. Dans Black Myth Wukong, nous avons donc une calebasse. On pourrait s’arrêter là. Or, dans une certaine mesure, c’est vraiment quelque chose qui rappelle l’importance d’avoir des jeux vidéo qui représentent des cultures et qui sont produits par les personnes concernées par ces cultures.

    Pourquoi une telle remarque ? Parce qu’un développeur européen, par exemple, n’aurait peut-être pas eu l’idée, s’il n’a pas fait son travail de recherche en amont, de se dire : « tiens, c’est bon, mon jeu, mon setting, ça va se passer en Chine médiévale. Et donc, pas besoin de trop réfléchir à la chose, on va avoir une gourde pour se restaurer de la vie, et donc, on va prendre cette flasque toute mobile en tissu, que sais-je ». Cependant, dans ce cas précis, nous avons un studio chinois qui est très connaisseur, forcément, de sa propre culture, de ses propres cultures, et donc là, on a une calebasse. Dès lors, un enjeu légitime de connaissances pour un joueur européen serait de révéler à quoi fait référence socioculturellement cette gourde.

    Un ancrage sociohistorique de la calebasse

    En Chine, la calebasse a été utilisée comme un contenant pour beaucoup de choses, dont des liquides, mais également, par exemple, des médicaments. C’est pour ça qu’il y a des récits très célèbres chinois, qui portent sur des médecins, qui vont avoir des calebasses contenant des pilules et des breuvages médicinaux. Dans Black Myth Wukong, la gourde va avoir un deuxième usage qui est de capturer des monstres. En tout cas, oui, on va signifier que l’on peut capturer, donc, des essences de monstres. Pour un regard européen qui ne connaît pas forcément l’histoire des pérégrinations vers l’ouest, il ne sera pas possible de reconnaître immédiatement la référence. Cela étant, il faut savoir que dans « Les pérégrinations vers l’ouest », qui est le roman qui présente pour la première fois Sun Wukong, roman qui a été écrit au XVIe siècle, il y a toute une histoire à propos d’une gourde qui permet d’encapsuler, de capturer des monstres. De fait, cela devient merveilleux de savoir que derrière la gourde du jeu se trouve en réalité une référence transmédiatique de plusieurs siècles. Qui plus est, incorporée en jeu de la sorte en tant que mécanique, il s’agit également d’une réappropriation ludique d’un des passages clefs du roman chinois.

    Donc, à un moment, Sun Wukong se promène et il tombe sur des monstres. En fait, ces monstres veulent le capturer à l’aide d’une calebasse magique. Sun Wukong est bien plus malin que ce à quoi on peut penser quand on se représente d’autres types de personnages qui reposent sur Wukong, comme Son Goku ou encore Luffy dans One Piece. En fait, Sun Wukong, c’est vraiment quelqu’un de futé. C’est un singe malin, malicieux. Et donc, il va jouer un tour à ces monstres qui essaient de le capturer. D’abord, il va se transformer en humain, puis il va aller les voir et leur dire : « Mais votre gourde est fantastique, j’aimerais bien l’avoir. Est-ce que vous ne voudriez pas l’échanger contre la mienne ? »

    Et là, il va leur dire un mensonge : « Regardez ma gourde. En fait, la mienne permet de capturer l’intégralité du ciel alors que la vôtre ne permet que de capturer des monstres. Donc, si vous y pensez, vous voyez bien que votre gourde, elle est nulle en comparaison de la mienne. Mais dans ma grande sympathie, je vous propose la chose suivante : vous me donnez votre gourde qui capture des monstres. Et moi, je vous donne la mienne qui capture l’univers. »

    Forcément, les monstres ne sont pas totalement dupes. Ils se disent « Mais peut-être qu’il y a Anguille sous roche. » Mais c’est là où Sun Wukong a été plus malin puisque, en amont, il a joué de ses relations avec le ciel pour faire croire ce mensonge. Donc, il est allé voir ses copains dans le ciel (Nezha, de mémoire). Il leur dit « Écoutez, je vais jouer ce tour à ces monstres. Est-ce que vous pouvez jouer ce tour avec moi ? »

    Alors, je simplifie clairement le récit tel qu’il est raconté dans l’ouvrage, mais je crois tout de même avoir conservé l’essence de ce passage. Et à titre personnel, voici l’une des références qui font que j’ai autant cristallisé mon regard sur cette gourde. D’un côté, il y a donc cet objet, vraiment la forme de l’objet, cette calebasse qu’on ne voit pas régulièrement dans les jeux qui nous parviennent sur le marché européen, sur le marché américain, Amérique du Nord, etc. Mais si on s’arrête juste à la surface, on ne comprend pas, en fait, tous les niveaux qu’il y a derrière l’objet. Et donc, ce n’est pas pour rien que cette gourde permet de soigner, en fait. C’est parce que c’est justifié dans l’histoire du jeu, mais également dans les pratiques sociotechniques chinoises. C’est un objet qui a réellement été utilisé pour transporter des médicaments. Et en plus, on s’aperçoit qu’en fait, c’est complètement raccord à la mythologie des pérégrinations vers l’ouest. Puisque Wukong, au cours de son voyage, met la main sur un objet qui permet de capturer des monstres, choses qu’on retrouve, du coup, dans le jeu. Et ça, je trouve ça absolument fantastique de pouvoir montrer qu’en fait, cette mécanique ne vient pas de rien, elle n’a jamais été gratuite. Elle vient vraiment d’une légende et d’une histoire qui est ancrée dans la culture chinoise.

    Vers un multivers des gourdes ?

    Il est même possible d’aller encore plus loin. Le récit de Sun Wukong, c’est un récit qui se déroule au 7e siècle après Jésus-Christ, évidemment, en Chine. Ce qui est remarquable, c’est qu’à cette même époque, dans la réalité, il y a une coutume qui commence à émerger. En tout cas, les historiens et historiennes ont été en mesure de la documenter à partir de cette période. C’est la collection d’insectes et en particulier, le fait d’avoir des criquets, notamment comme animaux de compagnie. C’est quelque chose que l’on peut voir, notamment, dans des films comme Mulan de Disney. Et ce qui est fantastique, c’est que, pour garder ces insectes, ce sont des calebasses ou des gourdes qui sont utilisées. Nous avons, donc, dans le récit de Sun Wukong, une calebasse qui permet de capturer des monstres. À la même époque, dans la réalité, cette fois, il y avait une coutume qui était constatée et qui était de capturer des insectes et de les conserver dans des cages en forme de gourdes. Peut-être que cela remémorera d’autres jeux, en l’occurrence Pokémon.

    Voici possiblement l’une des origines du mythe expliquant pourquoi on capture aussi des monstres, des Pokémon, avec des Pokéballs, pokéballs provenant également d’un fruit (le noigrume) ayant une forme de calebasse. Loin de moi, l’idée de vouloir défendre un lien absolument direct entre Sun Wukong et la licence Pokémon. Ce n’est pas du tout mon objectif. Cependant, je ne peux pas m’empêcher d’y voir, quand même, une connexion au sein d’un même espace où circulent des idées similaires qui se ressemblent et qui échangent.

    Ce que j’aime particulièrement dans cet exercice, c’est de montrer qu’un détail au semblant insignifiant se révèle absolument passionnant et que tout objet a une histoire qu’il est intéressant de documenter. À travers la gourde de Sun Wukong, il se révèle un monde de merveilles et de choses absolument fantastiques à expliquer et à connaître. Et j’aime bien cette idée que vous avoir partagé cette hyperfixation du moment me concernant, cela vous aura évoqué une envie d’aller découvrir ce qui se cache derrière l’insignifiant qui est finalement signifiant. ■

    esteban grine, 2025.


    Quelques références qui m’ont été utiles pour ma connaissance mais que je ne mobilise pas directement dans ce texte :

    China Zone – English (Réalisateur). (2020, juillet 28). Journey to the West1986 EP12 |Treasures Recovered in Loutus Cave| 西游记 [Enregistrement vidéo]. https://www.youtube.com/watch?v=cjXeg_DxxwY

    Durand-Dastès, V. (s. d.). Littérature narrative et religions chinoises du XIIe au XIXe siècles : Un surnaturel bien de ce monde. [Habilitation à diriger des recherches].

    Gast, M. (1992). Calebasse ou gourde. Encyclopédie berbère, 11, Article 11. https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.2038

    Mizer, N. (2014, décembre 18). “Of Crickets and Gourds : Pokemon as Ancient Chinese Folk Game”. The Geek Anthropologist. https://thegeekanthropologist.com/2014/12/18/of-crickets-and-gourds-pokemon-as-ancient-chinese-folk-game/

    Sun, H. (2018). Transforming Monkey : Adaptation and Representation of a Chinese Epic. University of Washington Press.

    Voon, C. (400apr. J.-C., 30:00). In Ancient China, Pet Crickets Spent the Winter in Opulent Gourds. Atlas Obscura. http://www.atlasobscura.com/articles/what-are-cricket-gourds

  • The eyes of Cyberpunk 2077

    The eyes of Cyberpunk 2077

    Iel a les yeux cyberpunk, iel a le regard qui tue.

    Je me promène sous les regards observateurs de Kiroshi, la mégacorporation qui produit les meilleurs yeux du marché. Je prends en photo les regards de ses personnages non-joueurs qui fixent mon avatar à chaque fois que je m’approche trop près. Je songe au possible sujet de recherche qu’il y aurait pour adresser le nombre important de textures qui a probablement couté une petite centaine de milliers de n’importe quelle devise pour CD Projekt.

    Se promener dans la ville de Night City signifie croiser de nombreuses individualités qui ont fait usage des technologies pour modifier leurs corps. de manière générale, il est connu que les corps révèlent les contextes sociaux, mais également les aspirations des individus.

    Les yeux des habitants de Night City ont cela de remarquable qu’ils permettent de révéler et d’incarner la situation socio-économique de chacun des personnages non joueurs. Étonnamment, après plusieurs heures à ne faire qu’observer des yeux numériques, il est nécessaire de reconnaître que la plupart des yeux de Night City sont tout à fait biologiques. Peut-être que la modification de cette partie du corps n’est pas si accessible économiquement à toutes et tous que ce que l’on pourrait croire.

    Lorsqu’ils sont modifiés, certains yeux de Night City révèlent des usages finalement pratiques, liés dans une certaine mesure à l’activité professionnelle des personnages non joueurs. C’est ainsi que l’on peut voir des ouvriers régulièrement avec des visières qui se superposent à leurs yeux modifiés. parfois, les yeux ne servent qu’un objectif esthétique, c’est comme cela, que de nombreux combattants de Night City, porte des yeux avec des symboles de tête de mort.

    Cyberpunk 2077 incarne bien cet imaginaire que nous avons à l’égard du Transhumanisme dans une perspective cyberpunk, mais surtout libertarienne. Certaines salariées d’hôtel ont leurs yeux complètement uniformisés, probablement par une demande expresse de leur employeur. Mais en réalité, c’est également tout leur corps qui est adapté en fonction des besoins imposés ou identifiés par leur patron.

    C’est pour toutes ces raisons que les yeux cybernétiques de Night City révèlent également dans une certaine mesure la liberté dont disposent ses habitants. C’est en se plongeant dans les yeux de ces personnages non joueurs que l’on peut révéler ou plutôt imaginer ce que serait leurs histoires. ■

    esteban grine, 2025.

  • Absolute Brainrot : ce que l’exposition aux contenus de mauvaises qualités fait à la création artistique et vidéoludique

    Absolute Brainrot : ce que l’exposition aux contenus de mauvaises qualités fait à la création artistique et vidéoludique

    Du 6 au 9 janvier 2025, la Brainrot Game jam a eu lieu à l’école GOBELINS Paris. Avec une petite centaine de participants et participantes, la jam portait sur la création de jeux correspondant à cette tendance provenant d’internet.

    Brainrot est le mot de l’année selon les équipes de recherche en lexicographie et autres du dictionnaire Oxford, ce n’est plus quelque chose d’obscure. Pour ses utilisateurs et utilisatrices, le terme définit les contenus qui sont produits volontairement de mauvaise qualité et qui peuvent heurter la sensibilité et la santé mentale des personnes qui en deviennent le public, selon les brainroté·e·s enquêté·e·s qui ont répondu à mes questions. Cela a été l’occasion également de découvrir que nous avions de véritables connaisseurs et connaisseuses sur ce sujet. L’un des ressentis qui s’est avéré sur le terrain est que pour les étudiants et les étudiantes, ce thème est particulièrement proche de leur quotidien explique un tel engouement.

    Tous les jeux produits lors de la jam sont accessibles ici : https://itch.io/jam/brainrot-gamejam/entries

    Cet article, c’est un peu une façon qui me permet de transcrire les premières conclusions que j’ai de ce travail que j’ai mené à la fois dans une perspective pédagogique et dans une perspective de recherche sur les pratiques numériques d’adultes entre 18 et 28 ans finalement : la fameuse skibidi generation. Tout au long de cette Game jam, la question qui tournait en boucle systématiquement dans ma tête était : mais comment les contenus de mauvaise qualité exposés auprès des plus jeunes populations influencent leurs pratiques créatives, et en l’occurrence ici, le Game design ?

    A partir de mes observations sur le terrain, des huit entretiens menés à ce jour et d’une analyse comparée des contenus, cet article retranscrit donc les premières réponses qui peuvent être apportées à cette question.

    Image du clicker game « pafleucha.exe », crédits : https://breeefff.itch.io/maxwellexe

    Définir le brainrot en 2025

    Tout d’abord, il est peut-être nécessaire de tout de suite répondre ou plutôt adresser la question : y a-t-il des jeux vidéo Brainrot ? Si je m’attache aux 8 premiers entretiens donnés pendant la jam et qui me serviront à la production de connaissances populaires et scientifiques, la réponse est tout simplement non. En revanche, il était intéressant d’apprendre que des jeux servent quand même de parangons lorsqu’il s’agit de définir rapidement des jeux Brainrot ou de mauvaise qualité. Et il faut bien tout de suite comprendre qu’il ne s’agit pas d’un corpus homogène. Par exemple, le jeu getting over it est revenu régulièrement dans les propos des enquêté·e·s. En revanche, ces derniers ne positionnent pas forcément ce jeu-là en l’associant forcément à du brainrot. Pour ce qui le concerne, c’est davantage les mécaniques qui rendent le jeu difficile qui en font le support d’un contenu identifié Brainrot sur les réseaux par la suite. Nous avons donc là un premier élément de réponse à la question. Il y a très probablement une corrélation entre la difficulté d’un jeu dans la façon dont elle est game designée et le marqueur sémantique « brainrot » faisant référence à une certaine compréhension partagée du phénomène. On parle ici d’une difficulté qui n’est pas forcément légitime ou rationnelle ou scientifique, mais bien d’une difficulté qui suscite des émotions comme la rage, l’incompréhension, et cetera.

    Doomscroller, un jeu du type « escape the monster », dans lequel il faut scroller du contenus sur son smartphone pour rester engagé, mais en faisant attention tout de même afin de ne pas avoir d’hallucination. Crédits : https://xtinxy.itch.io/doomsc

    Un deuxième jeu est également revenu systématiquement et il s’agit du pavé dans la mare : Roblox. Ici, l’association entre Roblox et Brainrot n’est pas fonction à la difficulté, mais davantage au contexte de production des expériences accessibles via la plateforme Roblox. En tout cas, c’est ce que suggère mes enquêté·e·s. En somme, l’association entre « brainrot » et Roblox existe du fait de l’exploitation de genre qui résulte de la structure même de Roblox en tant que plateforme permettant à la fois une création extrêmement accessible à toutes et à tous et Roblox en tant que place de marché dans laquelle il n’y a aucun coût relatif à l’entrée d’une expérience. Ce qui fait que tout peut être partagé dessus, théoriquement, et tout peut être laissé également en jachère sans aucun maintien, sans aucune update, sans aucune amélioration.

    À partir de ces deux premières observations, peut-être que nous avons là le fondement de la relation entre jeux vidéo et brainrot. D’un côté, des expériences extrêmement injustes du fait de leurs difficultés ou d’une fonctionnalité suggèrent une affordance pour la viralité sur les réseaux. De l’autre, l’absence de barrière à la création et au partage d’expériences aboutit à des phénomènes d’exploitation de genre et de productions culturelles laissées en jachère.

    Ce que le brainrot fait aux jeux vidéo ?

    Ce qu’il a ensuite été intéressant d’observer lors de cette Game jam, c’est également les productions mêmes des étudiants et des étudiantes. En effet, à l’issue de la Game jam, 20 jeux ont été produits et uploadés sur la plateforme itch.io. Ces 20 jeux sont les artefacts d’une certaine prise de température de ce qu’est le Brainrot aujourd’hui finalement.

    Pafleucha.exe (illustré plus haut) est par exemple un jeu assez remarquable dans la façon dont il esthétise une idée du brainrot. Ici, il est question d’une esthétique très internetcore avec des dégradés de couleur assez violents, des fenêtres clairement identifiées comme provenant de l’esthétique ou Windows avant XP. Rotbuster lui est un jeu qui nous propose globalement une expérience proche du mode zombie de Call of Duty, mais opte pour des espaces liminaux comme les backrooms. DoomScroller est peut-être le jeu qui à mes yeux de millennial boomer représente le plus l’idée du ludique que je me fais chez les générations plus jeunes : nous sommes sur une map et devons échapper à un monstre qui nous poursuit sans arrêt. Kaizen est quant à lui un jeu à la façon d’un only up, qui est déjà une reprise de Getting Over It.

    Image tiré de « Kaizen ». Crédits : https://mr-blook.itch.io/kaizen-gamejam-brainrot


    D’un point de vue purement relatif au discours, peut-être que l’expérience qui m’aura le plus marquée est Lobo Tommy, habile jeu de mots qui prend en compte une pratique numérique qu’il a fallu m’expliquer longuement durant mes entretiens : le lobotomycore. Contrairement aux expériences précédentes, ce jeu fonctionne à la façon d’un Paper, Please. L’intérêt de cela et que cela positionne l’audience joueuse dans une situation dans laquelle elle a pour obligation de faire des choix moraux. En effet dans ce jeu on incarne Tommy, un psychiatre qui doit déterminer si les patients sont brainroté·e·s. En fonction de ce que nous disent les patients, on doit déterminer s’ils sont sains d’esprit ou s’il est nécessaire de les lobotomiser (ce qui est tout somme particulièrement violent, reconnaissons-le).

    Une image du jeu « Lobo Tommy », on y voit les boutons nous obligeant à un choix moral. On voit également que Tommy, le psychiatre (vue FPS) est également sujet à la consommation de contenu brainrot. Crédits : https://thebardofmaiden.itch.io/lobo-tommy

    Un dernier jeu qu’il est intéressant d’évoquer est Memelord Give Me Strength. Il s’agit d’un jeu de cartes physiques qui met en scène les conflits intergénérationnels à la façon d’un pierre-papier-ciseaux. Dans ce jeu les boomers insultent les X qui insultent les Z qui insultent les alphas qui enfin insultent les boomers, et la boucle est bouclée. On y obtient également différents pouvoirs qui font référence évidemment à de nombreux mêmes sur internet. À ce gameplay, le côté Brainrot n’est donc plus propre forcément à un style de contenu, mais prend également en compte les locuteurs et locutrices ainsi que leurs propres connaissances et références. Finalement le Brainrot cela peut alors être tout et n’importe quoi, mais surtout du contenu de mauvaise qualité et produit par l’autre.

    3 personnes jouant à « Memelord give me strength » . Crédits : https://memelord-give-me-strength.itch.io/memelord-give-me-strenth

    Ce n’est que le début

    Alors forcément, il s’agit ici d’un très court article qui ne prend pas en compte tout ce qui a été fait lors de la Game jam et tout ce qu’il y a à dire sur les relations entre les contenus de mauvaise qualité et les pratiques créatives qui aboutissent à des expériences vidéoludiques. Mais en conclusion, on a quand même quelques observations pertinentes. La première et que la notion de Brainrot est associée a la viralité et surtout aux plateformes médiatiques qui suggère la création de contenu potentiellement viral.

    Une capture d’une partie de RotBuster. Crédits : https://leophyte.itch.io/rotbuster

    Secondement, la notion de contenu Brainrot est associée à partir des entretiens que j’ai menés à l’idée que la facilitation de création sur les réseaux fait émerger davantage de contenu de mauvaise qualité ou qui ne seront pas entretenus dans le temps. Au niveau des jeux vidéo même, il est difficile de dire qu’il existe des gameplays clairement Brainrot. Cependant si l’on parcourt les jeux produits lors de cette jam, il y a des redondances : l’usage des mêmes et des références internet, des gameplays qui vise l’accomplissement de choses extrêmement difficiles à réaliser ou encore des phénomènes sociaux plus généraux comme les conflits générationnels ou le sens des choses (au travail, dans la vie). Il n’y a qu’un pas à faire pour suggérer que finalement, le brainrot questionne fondamentalement la pertinence de notre existence.

    Assurément, je n’ai pas pu parlé de tout les jeux développés, ni même vraiment encore pu rendre honneur aux entretiens que j’ai menés. Ce sera pour de prochains travaux. ■

    esteban grine, 2025.

    Post-Scriptum

    Originellement, la jam devait porter sur un thème bien plus « intelligent ». En effet, avec les autres enseignants coordinateurs, j’avais proposé de donner aux étudiants et étudiantes le thème « On ne parle pas du thème de la Game Jam ». Dans une certaine mesure, j’espérais donner aux étudiants un thème qui les oblige à adopter une posture méta réflexive qui les aurait forcés à penser des expériences dans lesquelles on ne doit pas faire référence à ce dont il est question en jeu.

    D’un point de vue purement artistique et de design, être contraint de créer des objets dont il ne faut pas designer la signification est une problématique formidable. En revanche, dun.de, vue purement pédagogique. Et peut-être aussi qu’au regard du quotidien des étudiants, il s’agissait d’un sujet trop éloigné qui les aurait perdus dans des considérations qui nous auraient également dépassés au niveau de la coordination.

    En contrepoint, l’idée du Brainrot semblait complètement résoudre ce problème. Et c’est une intuition qui s’est avérée pertinente. Surtout si je m’attache aux premières observations que nous avons faites. En effet à l’annonce du thème, je ne m’attendais pas à ce que l’assemblée éclate de joie et une semaine après je regrette de ne pas avoir pu filmer ce moment.

    Une carte du jeu « Memelord give me strength », basé sur ma propre personne et Martin Scorsese, crédits : PASTEWSKI Clara (@oxiseau) https://memelord-give-me-strength.itch.io/memelord-give-me-strenth

  • Speedons et Marathons, retour sur le speedrun de jeux vidéo: grand entretien avec Sacha Bernard

    Speedons et Marathons, retour sur le speedrun de jeux vidéo: grand entretien avec Sacha Bernard

    L’édition 2024 de SpeeDons s’apprête tout juste à démarrer et cette année, les attentes à l’égard du plus grand marathon français de speedruns sont hautes. Si l’an dernier, l’événement avait pu franchir la barre symbolique du million d’euros récoltés, certain·e·s espèrent bien que cette barrière sera franchie à nouveau et, pardonnez le langage, explosée. Cependant, ce n’est pas parce que l’événement réunit qu’il est un rassemblement connu de toutes et tous au-delà des communautés de joueurs et de joueuses. C’est pourquoi j’ai eu la chance de recueillir les propos de Sacha Bernard, chercheur consacrant ses travaux à l’étude des pratiques autour du speedrun. Il a eu la sympathie de partager ses connaissances pour faire, en quelque sorte, un état des lieux de ce qu’il se joue aujourd’hui avec SpeeDons, avec le speedrun et bien sûr, avec les runners et les runneuses.

    Sacha BERNARD (il/lui) est doctorant à l’Université de Liège et membre du Liège Game Lab. Son sujet de recherche porte sur le speedrun qu’il étudie à travers le prisme de la médiation des connaissances. Son travail consiste à interroger la pratique où l’information, de sa création à réception, est au cœur de son écosystème. Il analyse le speedrun en tant qu’objet documentaire et propose une lecture ludico-informationnelle de la pratique. Son carnet de recherche se trouve ici.

    (suite…)
  • D’un besoin de comprendre quelques jeux vidéo à la proposition d’une ludologie socio-constructiviste : sentier et défense d’une (petite) thèse de doctorat

    D’un besoin de comprendre quelques jeux vidéo à la proposition d’une ludologie socio-constructiviste : sentier et défense d’une (petite) thèse de doctorat

    Tout d’abord, avant de véritablement commencer cet ultime exercice dans la trajectoire d’un doctorant, permettez-moi de saluer formellement chacun et chacune des membres du jury et de les remercier une nouvelle fois. Merci à madame Bonenfant et monsieur Gheeraert d’avoir accepté le rôle de prérapporteuse et prérapporteur. Merci à madame Monnier et monsieur Dozo pour vos rôles d’examinatrice et examinateur et enfin, merci à monsieur Genvo qui m’a accompagné durant toutes ces années de recherches.

    Je remercie également les personnes présentes dans l’assistance qui sont venues me soutenir durant ces quelques heures que nous allons passer ensemble. Non sans humour, cela me conforte dans l’hypothèse que ce travail doctoral ne fut possible que par le soutien d’un réseau d’actants dont un échantillon, certes non représentatif, mais présent dans mes remerciements, se trouve ici.

    Cet ici et maintenant est une occasion privilégiée pour un jeune chercheur, mais également un exercice complexe puisqu’il doit à la fois présenter son travail scientifique, mais également son cheminement en tant qu’humain acteur de sa recherche. À titre personnel, ce qui enclencha la préparation de cette soutenance, c’est une remarque de mon fils. Il venait me voir avec son nouveau carnet, un petit agenda offert par sa grand-mère et s’exclama alors en regardant mon manuscrit : « ah bah moi, j’ai un petit carnet et toi papa, ton carnet, il est très grand ! »

    Cette exclamation me rappela un de mes articles : « ma thèse, c’est mon blog ! ». Je soutenais alors qu’une production scientifique à l’instar de cette soutenance peut, dans une certaine mesure, également être identifiée comme un document biographique. C’est pourquoi ma responsabilité aujourd’hui est donc de présenter comment, de questions quotidiennes, je suis venu à formuler des questions scientifiques nécessitant la construction d’un appareil théorique suffisamment flexible pour être diffusés, pour enfin aboutir à des méthodologies d’analyse qui ambitionnent d’être réappropriées dans le quotidien de futurs chercheurs et chercheuses, dans les milieux académiques et industriels.

    Pour citer cet article :
    Giner, E., (2023). D’un besoin de comprendre quelques jeux vidéo à la proposition d’une ludologie socio-constructiviste : sentier et défense d’une (petite) thèse de doctorat. Communication donnée à la soutenance de thèse d’Esteban Giner. Metz, Université, le 13 novembre.

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  • En attendant les robots joueurs.

    En attendant les robots joueurs.

    There’s a bear down there. I almost went down without looking. Hello Mr bear, how did you get here and what do you eat to survive ? Give me answers! Silly me, bears don’t talk but Stones do. (Self-Aware Lara Croft, 2023, épîsode 1)

    Self Aware Lara Croft, épisode 1 (FoxMaster, 2023)

    Depuis août 2023, une série de vidéos publiées régulièrement sur YouTube expérimente les usages des intelligences artificielles dans les façons de mettre en récit, en fiction, le fait même “de jouer”. Cette série, nommée “Self Aware Lara Croft Plays Tomb Raider”, propose déjà un peu moins d’une dizaine d’épisodes narrant le playthrough, c’est-à-dire la session jouée, d’une IA incarnant Lara Croft. Cela semble être le premier fait d’armes de son auteur, FoxMaster, au-delà de sa communauté. Ce qui est passionnant avec cette série, c’est qu’elle renégocie l’intérêt des IA et leur pertinence dans le divertissement. C’est pourquoi aujourd’hui il en est question. Nous avons là un premier exemple de contenus dont la création vient ouvrir un tout nouveau champ de possibles pour la fiction et ce, sans objectif de remplacer l’humain dont le contexte de sa production. Il s’agit potentiellement d’une toute nouvelle forme de régime d’expérience pour le jeu vidéo qui va au-delà de la consommation de contenu diffusé par d’autres joueurs et joueuses. En somme, l’expérimentation donne vue sur un futur plausible et même engageant pour les jeux vidéo, car cela ne vient pas remplacer, mais bien s’ajouter à tout le reste : c’est une nouvelle richesse qu’il convient alors de documenter de manière critique.

    (suite…)
  • Aujourd’hui, j’ai déposé ma thèse. Ou peut-être hier, je ne sais pas.

    Aujourd’hui, j’ai déposé ma thèse. Ou peut-être hier, je ne sais pas.

    Aujourd’hui, j’ai déposé ma thèse. J’avais pourtant prévu de jouer à Baldur’s Gate 3 dès le réveil et pourtant, j’ai déposé ma thèse.

    Une erreur de click. Ou encore, j’ai simplement vrillé. Au lieu de lancer le jeu, j’ai ouvert le document « 2023.09.01. MANUSCRIT ESTEBANGINER – Gold Edition Version Finale 14 – Sans Commentaire – FR – avec Résumé FR et Ang – relecture SG Validée Ultimate Edition ».

    Que voulez-vous, on croit passer une bonne journée, qui s’annonce pleine de jeu vidéo, et non. En réalité, j’ai passé cette journée à faire une ultime relecture, vérifier les dernières virgules, checker les caveat suprêmes; corriger les citations définitives, exporter la version finale, voir une nouvelle faute ou un nouvel oubli et recommencer.

    Il est 21h23, c’est la troisième fois que je dépose le document.

    A 21h30, je dormirai probablement.

    « Quelle aventure. Quelle aventure » pourrait s’exclamer le capitaine Haddock.

    « Mais enfin capitaine, ce n’est que la PREMIERE thèse » pourrait répondre Tintin. « Et l’HDR ? Et les Livres ? Et la Qualif’ ? »

    « Et qu’en est-il du second petit-déjeuner ? » couperait enfin Pippin, posant ultimement les seules questions qui comptent.

    Aujourd’hui, ma thèse est déposée. Ou peut-être hier, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je suis plus qu’heureux de ces 650 pages. Cela ne signifie pas encore que je vais soutenir, mais je suis heureux de pouvoir dire qu’elle a été remise en bonne et due forme. J’ai hâte de lire les retours de mon jury. J’ai hâte de tout ce qui va suivre, positif ou négatif. Je suis juste impatient pour ce qui vient. De retrouver mes projets laissés de côté à cause de la rédaction (dont ce carnet de recherches) et des futurs livres, vidéos, etc. j’ai bien quelques idées…

    Merci infiniment à toutes les personnes qui m’ont suivi pendant toutes ces années. 8 ans de ma vie passée à l’étude des jeux vidéo. D’abord sous la forme d’une chaine YouTube, puis d’un blog et enfin un projet doctoral. 8 années passées à se construire en tant que chercheur et en tant qu’être humain, le quart d’une vie à l’instant présent. 8 révolutions calendaires à avoir la chance merveilleuse d’être entouré par tant de personnes fantastiques. 7 ans véritablement passés dans le milieu académique. Je n’ai pas pleuré en déposant ma thèse. Mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux en écrivant ces lignes. Je réalise tout le chemin parcouru, chemin qui s’est fait assurément en marchant.

    esteban grine, 2023.

  • De GTA RPZ à Roblox : comprendre ces futurs expériences que sont les métaverses

    De GTA RPZ à Roblox : comprendre ces futurs expériences que sont les métaverses

    Du 21 avril au 4 mai dernier, ZT production (l’entreprise du streamer ZeratoR) a mis à disposition un serveur Grand Theft Auto Roleplay. Il s’agit tout simplement d’un serveur hébergeant le jeu GTA Online et dont les joueurs et joueuses acceptent de jouer des rôles particuliers et non pas d’être simplement joueurs ou joueuses. En parallèle, j’explore de plus en plus des expériences qui se définissent elles-mêmes comme des métaverse. Le terme apparait pour la première fois dans Snow Crash, un romande science-fiction de Neal Stephenson :

    Hiro is approaching the Street. It is the Broadway, the Champs Elysées of the Metaverse …. [I]t does not really exist. But right now, millions of people are walking up and down it …. [O]f these billion potential computer owners, maybe a quarter of them actually bother to own computers, and a quarter of these have machines that are powerful enough …. [T]hat makes for about sixty million people who can be on the Street at any given time.[1]

    Il s’agit d’une notion que de nombreux éditeurs utilisent pour faire référence à leur proposition phare de sorte à la positionner humblement comme un futur du jeu vidéo. Plus généralement, il s’agit d’une notion particulièrement vague qui fait également référence à ce que pourrait être un successeur d’internet basé sur une réalité virtuelle plus ou moins ludique ou ludifiée (voir : Sweeney, 2019)[2]. Fortnite, Roblox et Minecraft sont des jeux qui nourrissent l’ambition de devenir des métaverse. Les deux derniers font actuellement partie de mon quotidien actuel et ce, sans compter les récits autour d’EVE Online ou encore Elite Dangerous qui font état de jeux ayant des systèmes politiques ou des pratiques à cheval entre ludiques, politiques, salariales, etc.

    À partir de ce corpus loin d’être exhaustif, il est possible de dégager des game studies quelques constats qui peuvent venir nourrir de futurs réflexions sur les jeux vidéo en ligne. Cory Ondrejka énonce :

    «[Qu’un] monde en ligne est désormais possible si ses utilisateurs ont le pouvoir de créer en collaboration le contenu qu’il contient, si ces utilisateurs reçoivent des droits étendus sur leurs créations et s’ils sont en mesure de convertir ces créations en capital et en richesse du monde réel. Ce serait le Métaverse de l’imagination de Stephenson.» (Ondrejka, 2004 : 83, ma traduction)[3]

    La question central de cet article porte donc sur les façons qu’ont ces expériences d’interroger les fondements de jeux vidéo aspirant à devenir des métaverse ou plutôt des mondes virtuels multivers (multivers virtual world, Peckham 2020)[4]. Autrement dit : au-delà des définitions particulièrement sommaires que nous pouvons avoir des métaverse, est-il possible de proposer un ensemble de caractéristiques nécessaires à une expérience vidéoludique pour pouvoir prétendre au statut de métaverse ?

    Afin de répondre à cela, il est cependant nécessaire d’adresser des questions plus restreintes.

    (suite…)
  • Pourquoi Papyrus a la voix de Skeletor ? (vraie question)

    Pourquoi Papyrus a la voix de Skeletor ? (vraie question)

    En ce moment, je rédige un segment à propos de ma thèse sur ce que j’appelle la co-construction des discours. J’associe les discours à des interprétations coconstruites et issues de controverses au sein d’un réseau composé d’acteurs : le jeu, les joueur·euse·s, le studio, les audiences secondaires, etc. Tout cela se structure notamment à travers internet par la production de documents, des relations sociales et parasociales, des clusters d’intérêt, etc. Or si ma thèse se concentre effectivement sur des objets que l’on catégoriserait comme «discours», il m’est impossible de ne pas réfléchir également à la co-construction d’autres phénomènes. C’est là que je fais intervenir un principe de circulation des discours qui fonctionnent à partir de plusieurs processus dont les détournements, réappropriations, etc.

    Dans tout ce lot de questions, pourtant, une est particulièrement structurante et heuristique lorsqu’il s’agit d’interroger tout cela : pourquoi et comment la communauté s’est coordonnée de sorte que la voix de Papyrus, lorsqu’il est doublé, soit toujours similairement nasillarde, avec des intonations et des expressions récurrentes ? Si la question semble ridicule, ce n’est pourtant pas la première fois qu’elle est adressée. En effet, dans un post publié sur le subreddit[1] dédié à Undertale, un internaute demandait : « pourquoi tous les acteur·ice·s de doublage s’étaient accordé·e·s pour décider d’associer la voix de Papyrus à celle de Skeletor[2] ?» Bien que le nombre d’interactions qu’ait reçu ce post[3] fut limitée, il s’agit d’une association récurrente que l’on retrouve également sur la partie communautaire de la page Steam du jeu[4] ou encore sur Tumblr[5]. Il existe également une capture vidéo du comédien de doublage de Skeletor, Alan Oppenheimer, en train de dire «I’m the great Papyrus» avec la voix de l’ennemi juré de He-Man[6].

    Si l’on appréhende cette question depuis une perspective structuraliste, il est possible de faire l’hypothèse que les sons utilisés dans le jeu pour signifier le timbre, les intonations, le débit et l’intensité de la voix de Papyrus ont été codés de sorte à signifier un èthos similaire aux deux personnages. Outre leurs voix,  une étude comparée des deux personnages révèle d’autres similitudes puisque les deux squelettes sont des antagonistes[7] au personnage principal et lui tendent des pièges. Ils sont également tous les deux dans des postures paradoxales puisque bien qu’antagonistes, il leur arrive d’être considéré comme «gentil». Si pour Papyrus, c’est observable très rapidement (du fait des descriptions faites par son frère Sans), cela est moins visible pour Skeletor[8]. Leurs objectifs s’inscrivent également dans un certain alignement puisque Papyrus souhaite kidnapper l’humain, Frisk, et Skeletor souhaite tout simplement perpétrer le mal. Enfin, il est également intéressant de considérer plus largement la médiasphère et certaines productions indépendantes. Par exemple, dans la vidéo Fabulous Secret Powers (Slackcircus, 2007)[9], il est possible d’entendre Skeletor s’exclamer «Myaah !» tandis que Papyrus est connu pour son rire commençant par «Nyeh».

    image issue de l’extraordinaire recherche intitulée : « pourquoi Papyrus est probablement un meilleur petit ami que Sans ». URL : https://argentdandelion.tumblr.com/post/177249398716/papyrus-is-probably-a-better-boyfriend-than-sans

    Bien entendu, si l’on appréhende cette question depuis une perspective sociologique, il est nécessaire de mettre en place de nombreuses précautions en créant un protocole permettant effectivement de produire une donnée constatant que la communauté organisée autour du jeu attribue aux personnages un éthos similaire et s’accorde dans l’imaginaire collectif sur l’idée que «la voix de Papyrus est effectivement proche de celle de Skeletor». Pour cela, il faudrait constituer un échantillon représentatif des joueurs et joueuses de Undertale et leur poser cette question, formulée de sorte à ne pas non plus les influencer. On peut déjà supposer les résultats d’une telle recherche comme étant non conclusif puisque hormis les anglophones, il est tout de même peu probable qu’une personne joueuse de Undertale ait déjà entendu la voix anglaise de Skeletor. Cependant, cela n’explique pas pourquoi il y a eu une sorte de consensus entre des productions comme celle de Timber Puppers[10], les Game Grumps[11] ou encore Jacksepticeye[12] qui lui donne une voix typique d’un stéréotype de méchant. Même les doublages réalisés pour développer le personnage lors des routes génocidaires s’inscrivent dans les mêmes registres[13].

    La façon qu’a Undertale d’orienter mes recherches fait que j’appréhende les discours depuis une perspective socio-constructiviste. Cette perspective positionne les discours comme étant des constructions issues de situations de communications variées entre acteurs qui peuvent être humains ou des documents comme les jeux vidéo ou des productions en ligne comme des vidéos. Par ailleurs, ces discours sont doublement situés. Ils sont situés car premièrement : ils se développent au sein d’un réseau particulier et secondement : parce que même en étant existant au sein d’un réseau, il n’est pas dit qu’un acteur va le transférer dans un autre réseau. De fait, s’il y a un discours qui est de considérer une causalité entre la voix de Skeletor et celle attribuée à Papyrus par des acteur·ice·s créateur·ice·s de contenus en ligne, alors il s’agit de situer ce discours au sein d’un réseau particulier, hypothétiquement celui des let’s play voire des communautés de shitposts. Il est plus prudent en effet de rester sur une interprétation nasillarde directement issue de la structure du jeu. Savoir si la voix nasillarde donnée à Papyrus est effectivement due à Skeletor, la structure de jeu, les let’s player ou un mix de ces acteurs (sans compter l’infinité d’autres) est un dilemme sans fin. Mais scientifiquement parlant, il m’est tout à fait acceptable d’accepter une variété infinie d’éventualités. Nyeh heh heh ! ■

    Esteban grine, 2021.


    [1] C’est-à-dire une page dédiée à un centre d’intérêt sur le média social Reddit.

    [2] L’antagoniste principal de la série animée Les maitres de l’Univers.

    [3] URL : https://www.reddit.com/r/Undertale/comments/9okwtu/why_did_all_the_voice_actors_unanimously_decide/ (consulté le 01/05/2021)

    [4] URL : https://steamcommunity.com/app/391540/discussions/0/490123938435443377/ (consulté le 01/05/2021)

    [5] URL : https://the-quiet-kid-dark.tumblr.com/post/629612096780386304 (consulté le 01/05/2021)

    [6] URL : https://www.youtube.com/watch?v=wcN0TbhRRWE&ab_channel=SadCena (consulté le 01/05/2021)

    [7] Bien que Papyrus devienne possiblement un allié en fonction des choix de l’audience joueuse.

    [8] URL : https://www.youtube.com/watch?v=FjUtGTGrWfg&ab_channel=EmmaDenton (consulté le 01/05/2021)

    [9] URL : https://www.youtube.com/watch?v=FR7wOGyAzpw&ab_channel=slackcircus (consulté le 01/05/2021)

    [10] URL : https://www.youtube.com/watch?v=oERgRizceRs&ab_channel=TimberPuppers (consulté le 01/05/2021)

    [11] URL : https://www.youtube.com/watch?v=OFi7dMq7UtQ&ab_channel=SettMetabolik (consulté le 01/05/2021)

    [12] URL : https://www.youtube.com/watch?v=6k3YGxjSj6g&ab_channel=the-septic-actress (consulté le 01/05/2021)

    [13] URL : https://www.youtube.com/watch?v=zt0Gc3Uc8So&ab_channel=DarkV (consulté le 01/05/2021)

  • Pourquoi Etudier la gamblification des jeux vidéo ?

    Pourquoi Etudier la gamblification des jeux vidéo ?

    Lorsque l’OMS intègra le trouble du jeu vidéo au sein de la classification internationale des maladies (CIM-11), ce fut à la fois l’aboutissement d’une controverse sur « l’addiction au jeu vidéo » et son renouvellement. En France particulièrement, certains médias sont fautifs d’avoir alimenter cette controverse en jouant sur les mots «trouble» et «addiction» qui ne signifient pas les mêmes choses. Cette décision de l’OMS fait suite à de nombreuses publications dans les recherches biomédicales à ce sujet qui illustrent cette controverse. Par exemple les travaux de Jiménez-Murcia et al (2014) observent des corrélations entre usage des jeux vidéo et gambling disorder sans pour autant que cela joue sur la sévérité du trouble . Le groupe de chercheurs et chercheuses observent également que les patients souffrant d’un gambling disorder sont «plus jeunes et présentent davantage de traits de personnalité dysfonctionnels » (Jiménez-Murcia et al, 2014)[1]. Avec ce type de conclusions, il y a un terreau propice pour des controverses scientifiques, qui passent par la dénomination des choses (Colder-Carras et al, 2018)[2], et pour des paniques morales plus générales ; paniques morales notamment dues à la casualisation des risques (Ross, Nieborg, 2021)[3].

    (suite…)