Le 7 novembre dernier, j’ai présenté lors du colloque « Lusor In Fabula », organisé par l’université de Rouen, ma proposition théorique qui s’intitule : « la narration à n-corps ». C’est une théorie importante pour moi car cela fait maintenant un peu plus d’un an qu’elle mûrit. De même, si j’ai l’impression d’en avoir été le premier instigateur, c’est un travail que j’ai réalisé en réseau, notamment avec mes collègues Rémi Cayatte, Charles Meyer et Martin Ringot. C’est avec eux que j’ai particulièrement échangé durant la formalisation de cette théorie, encore balbutiante, mais je reviendrai là-dessus plus tard.
Pour citer ma communication lors du colloque :
Giner, E. (2019). Pour une théorie radicale et dynamique des récits vidéoludiques : la narration à n-corps. Communication donnée lors du colloque « Lusor In Fabula ». Université de Rouen : les 7 et 8 novembre.
Pour citer ce billet :
Grine, E. (2019). Modéliser les récits de jeu vidéo avec la narration à n-corps. [Carnet de recherches] Les chroniques vidéoludiques. URL :
Note aux lecteur·ice·s : il s’agit ici d’un article qui n’est pas le texte de ma communication. Le texte sera déposé plus tard sur la plateforme HAL probablement et peut-être soumis à une réécriture en vue d’une publication pour des actes ou pour une publication future.
L’objectif de ce billet est donc de proposer un nouveau texte sur cette théorie. Finalement, il aurait pu se nommer : « la narration à n-corps : enjeux et méthodes ». Aussi, il ne s’agit pas du texte de la communication que j’ai donnée lors du colloque. Celle-ci sera publiée plus tard aux Archives Ouvertes et je ne manquerai pas de venir y réinsérer un lien vers sa page de téléchargement.
Ainsi donc, ce billet va suivre l’organisation de ma communication : après avoir formalisé un contexte théorique, je présente la narration à n-corps pour enfin aboutir à ses applications.
Pour bien comprendre le point de départ de la narration à n-corps, il m’est important de rappeler d’où je pars. N’étant ni littéraire, ni narratologue de formation, je m’appuie principalement sur les articles qui se trouvent dans le champs des game studies. Par ailleurs, ce qui m’a fondamentalement toujours intéressé, ce n’est pas un débat de concept. Au contraire, mon objectif est plutôt de modéliser les formes et les trajectoires que peuvent prendre un ou des récits en jeu. Si au passage, cela me permet de faire fi de certaines conventions scientifiques, comme par exemple en me positionnant contre certaines théories qui ont légitimement structurer le champs, c’est un plus.
De fait, la narration à n-corps est partie d’une représentation atypique des récits que je vivais en jeu. Par exemple, plutôt que de tenter une analyse sémiotique poussée du jeu The Witness, je me représente dorénavant son récit comme la figure ci-dessous. Cela ressemble vaguement à un système solaire. De fait, tout le propos de cet article est d’expliquer pourquoi et comment je conceptualise les récits vidéoludiques de cette façon.
Cependant, il m’est d’abord nécessaire de situer le contexte de cela. L’un des premiers phénomènes que je note est que les game studies ont toujours fait un usage poussé des métaphores de sorte à expliciter ce que sont les jeux. Je tire cette conclusion des travaux d’Olivier Caïra (2014). Ce que j’ajoute à son propos est que finalement, on peut aisément agencer ces métaphores sur différents plans de l’existence : de la fiction quantique (Blanchet, 2010) aux « bacs à sable » en passant par la théorie atomique du gameplay (Alvarez, 2018), toutes les métaphores s’inscrivent de sorte à mobiliser des éléments inscrits dans une spatialité à plus ou moins grande échelle.
« Comme l’huile et le vinaigre » : penser les jeux vidéo
Du coup, si nous avons déjà exploré les métaphores de l’infiniment petit, autant aller à l’opposé en optant pour les objets les plus lourds que nous connaissons actuellement : les corps célestes. En particulier, je tire cette théorie d’une lecture de science-fiction : « le problème à 3 corps » de Liu Cixin (2016). Dans ce roman, une planète gravite autour de trois soleils, ce qui lui empêche alors d’avoir une trajectoire stable. Dans la narration à n-corps, cette planète est l’équivalent d’un récit qui se développe : il gravite autour d’astres et même s’il apparait qu’il y a bien un commandant à bord, la gravité exerce une attraction qui oblige ce récit à emprunter une trajectoire plutôt qu’une autre. C’est cette métaphore que je vais garder pendant toute la durée de ce billet.
Durant la première partie de ma communication, je suis revenu sur plusieurs propositions théoriques qui semble, à mon sens, faire consensus dans le champs des game studies. J’ai le sentiment que l’on structure nos conceptions des jeux vidéo en nous reposant systématiquement sur des dichotomies qui viennent soit positionner deux termes en oxymores, soit positionner deux termes dont l’un serait le contenant de l’autre. Bien entendu, j’entends que l’on reste permissif et qu’il ne s’agit pas ici de cloisonner de manière exclusive les termes. J’interprète généralement ces lectures comme des continuums entre par exemple récits encastrés, présents dans les jeux, des récits émergents (ceux qui apparaissent du fait de l’action du joueur ou de la joueuse. J’ai aussi le sentiment que ce type de conceptions, en plus de reposer sur la façon dont le faux débat « ludologie – narratologie » qui structura les chercheurs et les chercheuses en fonction de prises de positions marquées, fait référence à une certaine tradition McLuhanienne de la conception des médias dont les plus récents contiennent toujours ceux qui les précédent.
Dès lors, on pourrait pousser cette analyse en formalisant de facto un tableau à double entrée qui agencerait ces théories en fonction des dichotomies qu’elles proposent pour définir les jeux vidéo. D’un côté, il y aurait les théories reposant sur une dichotomie game/play et celles s’appuyant sur une distinction entre narrativité et ludicité. De fait, la naissance de la théorie des n-corps repose aussi sur une volonté personnelle de tenter de « penser autrement » : est-ce que cela est possible ? Comment formaliser cela ? J’avoue qu’il y a aussi une volonté de ma part de me challenger. En tout état, on peut avoir dans la figure ci-dessous un exemple de ce que je veux établir : une théorie ne reposant sur aucune dichotomie pour formaliser et modéliser les récits vidéoludiques.
Aussi, il est important de noter, car il m’a semblé que c’est quelque chose que j’aurai dû préciser durant le colloque : je suis assez flexible lorsqu’il s’agit de changer de cadre théorique de sorte à appréhender un objet d’une nouvelle façon. Je ne considère absolument pas la narration à n-corps comme une théorie plus vraie que les autres, que j’emploie toute autant dans mes travaux.
Modéliser les récits vidéoludiques avec la narration à n-corps
En tout état, lorsque je présentais cette théorie comme étant « radicale », c’était pour précisément signaler mon intention de remercier les auteur·ice·s me précédant de sorte à mieux leur fermer la porte, et ce, uniquement dans le cadre de cette théorie qui reste une construction n’ayant pas pour objectif de formaliser une réalité : il s’agit d’un modèle, qui je l’espère, permet de mieux appréhender cette réalité.
De fait, l’adjectif radical fait aussi principalement référence à la façon dont je définis le « récit ». Celui-ci est dans cette théorie le résultat d’un enchaînement de controverses entre la machine et l’opérateur et ce, dans un contexte socialement ancré de jeu. Positionner le récit de cette façon aboutit à deux effets importants.
Tout d’abord, je m’extraie de la définition du récit de Gérard Genette : « l’énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements » (Genette, 1972). De facto, le récit en tant que telle ne précède pas l’expérience de jeu dans la théorie des n-corps. Tout au plus, il existe des éléments de langage, des événements mais le récit, en tant que tel, repose alors sur une co-construction entre machine et opérateur·ice.
Le deuxième effet de cette conception est que dans le cadre de la théorie de la narration à n-corps, je refuse systématiquement de distinguer le récit, de l’expérience et de la narration. Je précise cela car cela m’a été demandé à la suite de mon intervention. En effet, à partir du moment où je réintègre ce type de distinctions, cela contredit l’intention initiale de la proposition de s’extraire d’une conception typique de la narration, du récit, etc. Je comprends que cela puisse frustrer certaines personnes qui considéreraient alors que ce modèle n’a aucune valeur. Je ne peux que leur répondre que leur frustration ne me dérange pas, au contraire, tout en précisant qu’il ne s’agit pas de la seule conception des récits que je considère avec intérêt et que je n’ai aucun mal à m’appuyer sur des conceptions typiques. Ici, je recherche précisément une façon dont laquelle je peux m’extraire de tout cela. C’est pourquoi on peut aussi envisager la narration à n-corps comme simplement un exercice de style qui apporte des éléments intéressants de compréhension et de formalisation.
Le deuxième concept important de la narration à n-corps est celui des corps vidéoludiques que je définie comme des ensembles homogènes de situations-séquences rencontrées dans les jeux vidéo. De fait, je laisse libre les utilisateur·ice·s du modèle de formaliser et de sélectionner les critères d’homogénéité. Par exemple, je m’appuie personnellement sur des événements communicationnelles (voir le continuum persuasif-expressif, Giner, 2019) mais dans d’autres contextes, j’aurai pu m’appuyer sur les médias qui composent ce corps ou encore sur les ludèmes, etc. L’objectif est de rendre le modèle relativement plastique et applicable à des questions variées de recherches.
Par exemple, j’ai représenté le récit de Super Mario Bros (Nintendo, 1985). Pour ce jeu, j’ai identifié trois corps principaux. J’aurai pu en ajouter d’autres dans l’objectif d’être plus précis mais il s’agit surtout ici clarifier un propos. Dans ce jeu, il y a donc un corps correspondant aux niveaux, un corps correspondant aux « briefs de mission » qui sont les écrans noirs disposant des informations avant chaque niveau et les cinématiques/cliffhangers qui sont les cinématiques reposant sur un texte à l’issue de chaque monde (et nous indiquant généralement que la princesse Peach se trouve dans un autre château).
De fait, la trajectoire du récit prend la forme d’une rosace sur la figure ci-dessous (gauche). Sans revenir sur les implications de la chose, je fais l’hypothèse que plus un jeu va proposer des récits ayant des trajectoires géométriques et plus le récit sera stable. A l’inverse, plus la trajectoire semblera désorganisée et plus je considérerai le récit comme chaotique. J’ai poussé un peu le vice en réalisant six runs de SMB et même si je ne suis pas mort aux mêmes endroits, on remarque que le récit est relativement stable.
Là où le jeu Undertale propose finalement un récit plus chaotique. Après avoir séquencé les vingt premières minutes d’une run pacifist et d’une run genocide, je me suis à formaliser l’ensemble en reprenant la méthodologie que je propose. Cette fois, j’ai identifié huit corps principaux plus deux autres qui émergent du fait du comportement génocidaire du joueur ou de la joueuse (figure ci-dessous, à droite). De fait, voici dans la figure ci-dessous (à gauche) les représentations que je propose des récits d’Undertale du début jusqu’à l’apparition du titre après le combat contre Toriel.
Avant de présenter les applications du modèles en conclusion, voici dans les grande lignes les éléments essentiels de la théorie de la narration à n-corps :
- Les jeux vidéo sont considérés comme des systèmes dans lesquels un ou des récits, qui nécessitent l’action et l’agentivité du joueur ou de la joueuse, gravitent autour de corps vidéoludiques.
- Penser les jeux vidéo comme des systèmes ne présuppose pas les relations entre les éléments le composant. Ceux-ci sont fonction d’un réagencement suivant les actualisations progressives faites par le ou la joueuse.
- L’objectif de la narration à n-corps est de représenter la spatialité et la temporalité d’un récit. Il est donc d’avantage question de représenter la trajectoire d’un récit plutôt que d’en connaitre sa teneur.
- Les corps vidéoludiques sont définis par les observateur·ice·s et ce, en fonction de leur question de recherches.
- Un même jeu peut être représenté par plusieurs systèmes de corps vidéoludiques déterminés finalement en fonction des questions de recherches.
- La teneur métaphorique de la narration à n-corps ne se substitue pas à une méthodologie de recherche reposant notamment sur l’usage de séquenciers de sorte à proposer un travail falsifiable.
- Il est possible de présenter un système « ouvert » dans le sens ou celui-ci va intégrer des « corps médiatiques » qui ne sont pas présents dans le jeu vidéo étudié. Par exemple, on pourrait intégrer un corps « réseaux sociaux » pour formaliser la trajectoire d’un récit qui s’effectue à l’intérieur et à l’extérieur d’un jeu (et donc, on rapproche cette théorie de la transmédialité et de l’intermédialité).
Conclusion
Il me semble qu’avec ce billet, la modélisation du récit du jeu The Witness semble plus clair : il gravite autour du corps « exploration » de l’île et ponctuellement, on résout des énigmes.
A ce jour, l’application principale de cette théorie est de pouvoir objectifier des interprétations particulières d’un jeu, faisant le pont entre game et play. Durant ma communication, j’ai présenté aussi les prémisses d’une typologie de jeux vidéo à un corps, deux corps, trois corps, à n-corps, des récits stables, des récits chaotiques. C’est quelque chose que je n’ai pas encore formaliser plus en détails.
Par ailleurs, la narration à n-corps semble être un outil de modélisation de sorte à constater la persuasivité et l’expressivité des jeux vidéo, ce qui défait est totalement raccord avec mon travail de thèse. Aujourd’hui, la principale limite est que je n’arrive pas encore à respecter la temporalité de l’expérience à l’échelle de l’expérience effective. De fait, on a l’impression que les corps semblent équivalant à tout moment d’une expérience, or je vois les choses beaucoup plus en mouvement. En tout état, les séquenciers permettent tout de même de prendre en compte cela. Enfin, une représentation qui semble efficace et utilisable semble celle que j’ai mobilisée pour le cas d’Undertale. C’est aussi une représentation que je vais prolonger et améliorer. Une excellente proposition de Martin Ringot durant le colloque fut aussi de représenter l’attractivité des corps entre eux en plus des trajectoires des récits et cela un nouvel axe de travail. Cependant sur ce, je m’arrête là, car si mon modèle nécessite de nouvelles améliorations, mon train arrive en gare : l’heure tourne, en plus de mon modèle. Ce sera donc pour de prochains billets.
Esteban, Grine, 2019.