Interdit
Richard Norbauth
Je peux encore la sentir. L’odeur de cette maison qui n’est pas la mienne. Familière mais étrangère. Et cette sensation, cette occasion unique de pouvoir légalement s’approprier l’interdit.
Ma mère a toujours été très stricte avec les jeux vidéo. Profil d’amoureuse des livres, fidèle lectrice de Télérama, documentaliste dans l’Éducation nationale. Pour elle, l’informatique était un outil formidable, notamment dans son propre travail. Mais les jeux vidéo, c’est autre chose : c’est abrutissant, c’est violent, c’est écran, c’est pan-pan.
Comme beaucoup d’enfants de mon âge, j’avais la chance d’avoir un petit voisin avec qui je rentrais de l’école et que je pouvais retrouver le soir et les mercredi après-midis. Nous avions toutes sortes de jeux, bien sûr, dont beaucoup de jeux de plein air. Mais il y avait chez lui quelque chose d’encore mieux : une Megadrive.
D’aussi loin que je me souvienne, les jeux vidéo m’ont toujours fascinés. En revanche, ce que je n’arrive pas à savoir, et toujours pas aujourd’hui, c’est s’ils m’ont intrinsèquement fascinés ou si c’était l’interdit qu’ils représentaient qui me fascinait. Sans doute un peu des deux. Alors, pendant mon enfance et mon adolescence, je jouais chez les amis, par petits shoots. Mario Kart par-ci, Tekken 3 par-là. Donkey Kong Country par-ci, Worms par-là. Ces petites bulles étaient de vraies sources d’excitation.
« Je vais chez François ce dimanche, génial, on va se faire deux heures de Perfect Dark ».
Plus tard, le voisin avait eu une Playstation, mais sa Megadrive est le tout premier contact avec le jeu vidéo dont je me rappelle. Je me souviens du poli du plastique, de la sensation de l’appui sur les boutons, de la forme de la manette dans ma main d’enfant de 6 ou 7 ans.
Mais surtout, je me souviens de mes jeux préférés de sa collection : Sonic, Aladdin et Streets of Rage.
Entre les doses, le manque était tel que que j’avais reproduit des versions papiers de mes jeux vidéo préférés, pour pouvoir se rapprocher de ce goût vidéoludique que j’aimais tant, sans avoir la console qui va avec. J’ai par exemple le souvenir d’un Crash Team Racing papier très réussi, où j’avais reproduit les circuits en tracés à cases. Le joueur avançait à coup de dés, comme un jeu de l’oie, et pouvait récupérer des objets spéciaux à utiliser contre ces adversaires. Comme dans le jeu original, on pouvait ramasser des pommes pour améliorer ses objets et donner des bonus à ses jets de dés. Bref, tout y était. La console en moins.
Bien sûr, Sonic, Aladdin et Streets of Rage étaient trop durs pour nos maigres capacités d’enfants. Mais nous allions aussi loin que nous pouvions, une vie chacun (ou les deux en même temps sur Streets of Rage). C’est donc les trois premiers niveaux que nous faisions en boucle. Nous connaissions les ennemis, les bonus, les obstacles par cœur. Ça ne nous empêchait pas de perdre quand la difficulté augmentait aux niveaux suivants.
Sur l’ordinateur familial, j’ai fini par avoir mes propres jeux. J’ai le souvenir d’un Age of Empires Collector’s Edition, offert pour mes 11 ans (sans doute choisi pour ses atouts “historiques”), puis d’un Warcraft III, qui ont forgé mon goût pour les jeux de stratégie. Mais toujours pas de console. Même quand un camarade de classe me prête sa Gameboy (oui, team UNE Gameboy) pour que je puisse découvrir, fasciné, le légendaire Pokémon, une mère en colère me la fait éteindre et rendre à son propriétaire.
Avec le recul, je crois que c’est la musique de ces premiers niveaux qui m’a le plus marqué, comme c’est souvent le cas avec ces œuvres sentimentales que nous avons tous. Aujourd’hui encore, entendre les thèmes des premiers niveaux de Sonic, Aladdin ou Streets of Rage rempli de joie l’enfant de 7 ans qui sommeille en moi, enfoui sous les années et le cynisme.
Alors, sans console, adolescent, je me suis tourné vers autre chose. Les cartes Magic, dont je connaissais les règles sur le bout des doigts en fin de collège (je ne suis plus trop à jour). Puis Donjons & Dragons. Nous jouions avec mes compagnons quasiment tous les dimanche après-midi. Nos personnages sont montés du niveau 1 au niveau 25 à force de missions et d’années. J’étais un joueur très productif et fournissais à mon Maître de Jeu mes propres classes de personnage, sorts, bâtiment et créations diverses. Ne pas avoir de console, ça donne du temps pour autre chose.
Et puis il y a eu ce jour. Un mercredi ou un samedi, sans doute. Je suis allé chez le voisin. Sa maman m’ouvre. Il n’est pas là.
“Mais tu peux venir jouer à la console si tu veux.”
Le cœur bondit. Bien sûr que je veux. J’entre dans la maison, je suis le couloir qui rentre dans la chambre. J’allume la télé.
Sonic.
Aladdin.
Streets of Rage.
Tous y sont passés. À la mesure des capacités, donc les 3 premiers niveaux de chaque, vraisemblablement. Ça n’a pas forcément duré très longtemps. Deux ou trois heures tout au plus. Mais j’étais seul devant cette console. Libre.
Plus tard, étudiant, j’ai eu mon premier ordinateur à moi. J’ai un peu rattrapé le temps perdu grâce aux émulateurs. Pokémon (enfin), Super Smash Bros., Street Fighter… Un genre majeur n’a pourtant jamais eu sa place au panthéon de mes favoris : le jeu d’aventure. Pour moi, c’était trop tard. Je n’ai jamais connu, enfant, cette sensation de plonger dans un monde avec mon personnage et de me laisser bercer par son histoire et ses découvertes. Les jeux d’aventure m’ennuient profondément. J’associe cet ennui à l’absence du genre dans mon enfance. Il faut vraiment s’être retrouvé seul pendant des heures face à sa console pour apprécier un Zelda.
Je sorti de cette chambre ivre d’images et de sons, les yeux plein d’étoiles. Je me revois marmonnant la musique en marchant sur le trottoir menant jusqu’à chez moi. Ma mère avait dû vaguement grogner lorsqu’elle eut compris que le voisin n’était pas là et que j’avais passé l’après-midi à jouer à la console. Ça n’avait aucune importance. C’était une très bonne après-midi.
Je suis aujourd’hui game designer. Tous les jours, je fabrique des expériences de jeu. Si je suis conscient de tout ce que j’ai manqué du fait de l’absence de console, je suis aussi conscient de tout ce que j’ai dû faire pour pallier au manque. Je suis convaincu que cette absence a, paradoxalement, joué un rôle majeur dans mon orientation professionnelle, et m’a permis, très tôt, de me frotter aux Jeux, grand J, sous un angle très différent.
Merci, maman.