Lors d’une intervention sur Europe1 partagée le 20 septembre 2019 sur Twitter, Michel Desmurget s’exclamait que toutes les études « faites proprement » constatent que les jeux vidéo ont un effet négatif sur les résultats scolaires, qui sont selon lui un marqueur visible des compétences, de la structuration intellectuelle et émotionnelle et des compétences sociales des enfants. Paradoxalement, Desmurget énonce aussi que les jeux vidéo empêcheraient les enfants d’être concentrés et ce, malgré le fait que ces mêmes jeux vidéo leur apprendraient à être attentifs ou tout ce qu’il se passe dans le monde. Il associe alors cela à la distraction.
Ce type de propos n’est pas nouveau. L’ouvrage de Desmurget, « la fabrique du crétin digital », fait d’ailleurs étrangement écho aux propos de Colas Duflo dans une discussion avec Raphaël Enthoven datant du 19 novembre 2010 pour l’émission Philosophie diffusée sur Arté. Devant une photographie de joueurs prise lors d’une gamescom, Duflo, répondant à Enthoven, s’exclame : « cette image est pathétique, ils ont des têtes d’abrutis, c’est terrifiant ». Le site TricTrac fait état d’un droit de réponse de Duflo publié sur Arté mais il semble que la page n’existe plus aujourd’hui.
Cette mise en contexte pourrait suffire mais de manière plus générale, j’ai envie d’aborder la question des impacts des jeux vidéo sur leurs audience puisque fondamentalement, c’est de cela dont il est question. Pourtant, il convient de s’attaquer autant aux discours évangélistes que dénonciateurs, en particulier lorsqu’il s’agit d’interroger les jeux vidéo comme supports d’apprentissage. Il me semble qu’à partir des discussions que je lis sur internet (Twitter principalement), il y a de véritables lacunes qui nécessitent d’être corrigées pour faire avancer un débat empêtré dans des postures bien plus que dans des travaux scientifiques. Les réponses au tweet d’Europe1 sont d’ailleurs relativement intrigantes. De fait, j’ai un peu envie de partager quelques clefs de compréhension sur les controverses autour des impacts positifs et négatifs des jeux vidéo.
Quelques études « faites proprement »
A ce jour, les principales recherches portant sur les questions d’impact sont issues d’une littérature en psychologie sociale. En fait, c’est socialement marqué de parler « d’impacts des jeux vidéo ». J’ai accumulé plus d’une trentaine d’articles identifiés formellement comme des études visant à constater les effets des jeux vidéo.
L’un des travaux les plus anciens que j’ai identifié est une étude de Joseph Dominick qui écrit : « school performance was not significantly related to home or arcade videogame playing. Those who spend a lot of time in the arcades did not necessarily perform badly at school » (Dominick 1984:146). Il constate également une très maigre corrélation entre jouer à des jeux vidéo et comportements violent : « the correlations between the videogame playing variable and the aggression measures were modest (as were the correlations between the viewing of television violence and aggression) and were influenced by sex » (Dominick 1984:146). Pourtant, deux années plus tard, Craig Anderson et Catherine Ford énoncent une corrélation importante entre la violence ingame et les comportements agressifs des joueurs : « the highly agressive game led to increased hostility and anxiety, relative to the no-game control. The mildly agressive game incresed ont the hostility of the game players. » (Anderson & Ford, 1986:398).
En 2004, Jeanne Funk revient sur les travaux de la décennie précédente (dont les siens. Funk, 1993) : « a positive relationship between empathy and prosocial behavior is typically identified (Miller & Eisenberg, 1988; Krevans & Gibbs, 1996; Roberts & Strayer, 1996; Hastings, Zahn-Waxler, Robinson, Usher, & Bridges, 2000)» (Funk et al 2004:26). Elle conclut dans son étude à une plus grande précision des corrélations potentiellement en jeu puisque au lieu de parler de comportement violent, elle énonce notamment que la violence représentée en jeu est associée non pas à des comportements violents en dehors du jeu mais plutôt à des attitudes légitimant socialement la violence de certains individus dans certains cas. On passe donc d’une corrélation vague à une corrélation bien plus précise : « as anticipated, exposure to video game violence was associated with lower empathy and stronger proviolence attitudes. This finding provides further support for concern about children’s exposure to video game violence, particularly if granted that lower empathy and stronger proviolence attitudes indicate desensitization to violence » (Funk et al 2004:34).
Dans une étude de 2009, Douglas Gentile et al (dont Craig Anderson, le citer a son importance car il revient très régulièrement dans cette littérature et plusieurs controverses le suivent), les chercheurs et chercheuses arrivent à une conclusion plus optimiste puisqu’ils observent une corrélation entre exposition à des jeux vidéo prosociaux et des comportements prosociaux de la part des joueurs exposés, et ce, sur le long-terme : « in the short-term players’ behaviors were predicted by the prosocial and violent content of the games they played. In the long-term, players with high prosocial game exposure had higher prosocial traits and behaviors » (Gentile et al 2009:761).
J’ai principalement recensé ici des études portant sur les comportements prosociaux ou violents mais cela n’a pas empêcher d’autres études d’impacts sur d’autres sujets d’être menées. Par exemple, en 2013, Sandro Franceschini et al observent une corrélation entre pratiques du jeu vidéo et une amélioration de la lecture chez des enfants dyslexiques.
En 2018, Benoit Bediou et al publient une méta-analyse dont l‘une des conclusions est que les jeux vidéo ont « a medium size impact of habitual action video game play on cognition and a small-to-medium size effect of training young adults with action video games on a few cognitive domains » (Bediou et al 2018:103).
Je n’ai cité ici qu’une infime partie de mon corpus. Cependant, il me semble que ces études révèlent que globalement, les chercheurs et chercheuses ont de grandes difficultés à appréhender la question des impacts avec une méthodologie reposant sur des études quantitatives. Et lorsque ces chercheurs et chercheuses proposent des conclusions, celles-ci semblent alimenter un ensemble de controverses. Cela amène aussi une grande partie de ces études à proposer des conclusions en demi-teinte qui ressemblent à ceci : un protocole constate des corrélations faibles entre les jeux vidéo et un comportement, une caractéristique, une attitude, et ce , peu importe si la conclusion se montre positive ou négative. A mon sens, ce qui est important ici est qu’aucune étude en psychologie sociale n’a apporté de réponses formelles et catégoriques et ce, peu importe l’impact discuté (que cela soit un apprentissage, la violence, etc.). Là où justement, d’autres disciplines amènent des constats bien plus éclairants. Je passe aussi sur le fait que la plupart des études que j’ai lue ne s’attache que trop peu à définir les concepts employés (entre autres : « violence, jeux de combat, jeux violents ») par les chercheurs et chercheuses. Cela fera l’objet d’un prochain billet.
Réencastrer les controverses sur la question des impacts des jeux vidéo
Une conclusion plus globale de l’état de l’art que j’ai mené serait d’énoncer qu’à ce jour, la psychologie sociale n’est pas en mesure d’appréhender la question des impacts : elle est limitée par sa propre méthodologie. Pourtant, d’autres disciplines développant d’autres méthodologies de recherches sont susceptibles d’apporter des réponses plus catégoriques. L’anthropologie et la sociologie sont particulièrement en mesure de révéler des récits de joueurs et de joueuses qui formalisent des impacts et des apprentissages que des joueurs et joueuses ont pu conscientiser. A deux reprises j’ai notamment mené ce type de travail. L’objectif de l’ouvrage collectif « Madeleines Vidéoludiques » (Giner et al, 2017) et de l’appel à textes « Sans/Regrets » demandaient précisément aux auteurs et autrices de formaliser des récits narrant l’importance d’un jeu pour son joueur ou sa joueuse.
De manière plus générale, les réalités statistiques construites par les études d’impact se heurtent aux récits pragmatiques des joueurs et joueuses de jeu vidéo. Ce qui fait que la controverse ne porte pas seulement sur ce qui doit être observé mais aussi sur la méthodologie pour mener l’observation. Un autre problème provient aussi de l’absence de complexité de ces causalités dans le sens où elles font abstraction de nombreux paramètres. Dans les études de psychologie sociale, les chercheurs et chercheuses tentent de réduire un changement de comportement (ou d’une caractéristique) à un seule et unique cause : le jeu vidéo. Pour se faire, on se retrouve avec des protocoles qui tentent de produire une situation en laboratoire, ex situ. Ainsi, on se retrouve avec des hypothèses telles que : « les jeux vidéo enseignent des connaissances à leurs joueurs et joueuses », « on n’apprend pas en jouant » ou encore « les jeux vidéo rendent violent » (si l’on reste dans la lignée de l’état de l’art que j’évoquais). Scientifiquement, ces hypothèses sont aberrantes dans le sens où on les pose tout en les sachant fausses ou alors vraies mais avec des conditions ad hoc interminables. De fait, tenter de tisser des causalités directes n’est probablement pas une direction intéressante sauf si on souhaite se retrouver avec des conclusions en demi-teintes et finalement peu intéressantes.
A l’inverse, il me semble important de considérer les jeux vidéo, non pas comme des éléments perturbateurs aux effets tellement significatifs qu’ils occulteraient tout le reste. Il me semble bien plus pertinent de présenter les jeux vidéo comme éléments d’un système social comprenant de nombreux autres éléments humains et non humains. Avec ce cadre, il devient possible de formuler des hypothèses significativement plus précises. Si l’on prend la question des apprentissages, on pourrait formuler qu’un enfant est susceptible d’apprendre des notions d’histoire en jouant si le système social dans lequel il est déjà favorable à ce type d’apprentissages. Autrement dit, un enfant d’une élite culturelle (par exemple des professeurs d’histoires) est susceptible d’apprendre des notions d’histoire en jouant. Le parallèle est le même d’ailleurs pour ce qui est relatif à l’école : un enfant d’une élite sociale a probablement plus de chances d’apprendre d’un professeur d’histoire. Les travaux de Pierre Bourdieu à propos de la reproduction sociale constatent au moins cela.
Une conclusion nonchalante pour ce débat
Ce que j’essaie de dire, peut-être de manière maladroite, c’est que décontextualiser un élément, ici un jeu vidéo, d’un système social (c’est-à-dire une structure composée de relations sociales entre des éléments (non)humains) n’a pas fondamentalement de sens. Énoncer que les jeux vidéo ont un impact ou non n’est donc pas pertinent. Tout comme essayer de prouver une causalité directe entre « un bon prof » et l’apprentissage d’un élève. Les causes d’un apprentissage sont tellement complexes qu’il semble bien présomptueux d’envisager des causalités depuis une perspective individualiste qui tendrait à mettre en exergue quelques éléments d’un système par rapport à d’autres, et ce, de manière quantifiée. Il est bien plus intéressant de formaliser les contributions des jeux vidéo à un système sous la forme de renforcements ou d’atténuations. En ce sens, un jeu vidéo peut par exemple renforcer un apprentissage ou tout simplement un propos tenus dans le cadre d’une autre communication au sein d’un système.
A défaut de prétendre à une vérité absolue, le cadre théorique du système et les hypothèses que je déroule brièvement ici me semblent bien plus soutenables scientifiquement : un jeu vidéo contribue au système social dans lequel il est joué. Cette théorisation est particulièrement compatible avec les théories sociopragmatiques. Dès lors, plus que le jeu vidéo, ce sont les interactions que celui-ci génère au sein d’un système qui devraient être considérées comme vecteurs d’apprentissages, de communications, d’impacts et de modifications du système.
Esteban Grine, 2019.
Bibliographie indicative
Anderson, Craig A., et Catherine M. Ford. « Affect of the Game Player: Short-Term Effects of Highly and Mildly Aggressive Video Games ». Personality and Social Psychology Bulletin 12, no 4 (1986): 390‑402. https://doi.org/10.1177/0146167286124002.
Bediou, Benoit, Deanne M. Adams, Richard E. Mayer, Elizabeth Tipton, C. Shawn Green, et Daphne Bavelier. « Meta-Analysis of Action Video Game Impact on Perceptual, Attentional, and Cognitive Skills. » Psychological Bulletin 144, no 1 (janvier 2018): 77‑110. https://doi.org/10.1037/bul0000130.
Dominick, Joseph R. « Videogames, Television Violence, and Aggression in Teenagers ». Journal of Communication 34, no 2 (juin 1984): 136‑47. https://doi.org/10.1111/j.1460-2466.1984.tb02165.x.
Funk, Jeanne B, Heidi Bechtoldt Baldacci, Tracie Pasold, et Jennifer Baumgardner. « Violence Exposure in Real-Life, Video Games, Television, Movies, and the Internet: Is There Desensitization? » Journal of Adolescence 27, no 1 (février 2004): 23‑39. https://doi.org/10.1016/j.adolescence.2003.10.005.
Gentile, Douglas A., Craig A. Anderson, Shintaro Yukawa, Nobuko Ihori, Muniba Saleem, Lim Kam Ming, Akiko Shibuya, et al. « The Effects of Prosocial Video Games on Prosocial Behaviors: International Evidence From Correlational, Longitudinal, and Experimental Studies ». Personality and Social Psychology Bulletin 35, no 6 (1 juin 2009): 752‑63. https://doi.org/10.1177/0146167209333045.