Résumé. — Après avoir modélisé l’évolution de la vidéo sur le jeu vidéo sur internet, nous considérons la période actuelle comme une période de « science populaire » dans laquelle les vidéastes médiateurs de savoirs interagissent entre eux, se citent et citent ponctuellement des acteurs des sciences académiques et techniques. A travers le traitement de deux enquêtes, l’une comprenant 11 interviews, l’autre reprenant 17 réponses à un questionnaire, nous constatons que les créateurs se consacrant à l’objet culturel « jeu vidéo » sur YouTube ont un rapport parfois conflictuel avec la légitimité qu’ils s’attribuent ou non. Nous proposons de les catégoriser à travers trois profils théoriques qui partent de leur relation avec la légitimité et qui sont corrélés à des objectifs, des situations de productions et des intentions différentes.
Mots clés. — jeu vidéo, vulgarisation, youtubers, science populaire, vidéaste
Between mediation and militancy about videogaming: a case study about French-speaking youtubers.
Abstract. — After modeling the evolution of informative videos about the video game on the Internet, we consider the current period as a period of « popular science » in which the videomakers mediating knowledge interact with and quote each other, quote academic and technical sciences from time to time. Through the treatment of two surveys, one consisting of 11 interviews and one containing 17 responses to a survey, we found that these creators who devote themselves to the cultural object « video game » on YouTube have a conflicting relationship with the legitimacy that they attribute themselves or not. We propose to categorize them through three theoretical profiles which are based on their relation to legitimacy and which are correlated with objectives, production situations and different intentions toward their audience and their creations.
Keywords. — video games, vulgarization, youtubers, gaming, popular science,
Pour citer cet article, merci d’utiliser la citation de ma communication de colloque :
Giner, E., (2017). Entre médiation des savoirs et militantisme vidéoludique : le cas des vulgarisateur.ice.s francophones sur le jeu vidéo. Communication donnée lors du colloque « YouTubers, YouTubeuses », Université de Tours : Tours.
(une version pdf sera déposée sur HAL prochainnement)
« En effet, il y a deux sortes de jeux vidéo » (Usul, 2011). Cette phrase emblématique de l’émission 3615 USUL, diffusée entre octobre 2011 et janvier 2014 sur jeuxvideo.com marqua les esprits puisqu’elle fut répétée tous les dimanches pendant trois ans. Sans pour autant être la première du genre sur l’internet francophone (la première critique du « Joueur Du Grenier » date de 2009 par exemple[1]), elle est emblématique dans le sens où ce fut jeuxvideo.com[2] dans une démarche de crowdsourcing, d’externalisation d’une fonction d’une entreprise vers une foule d’internautes plus ou moins experts (Pélissier, 2008), qui chargea un amateur souhaitant proposer des réflexions sur le jeu vidéo de réaliser un contenu ad hoc. Ces processus ainsi que la mise à disposition d’outils de partage ont permis à de nombreux vidéastes d’aborder la question de la diffusion des connaissances de multiples manières et avec des intentions différentes.
Concernant le jeu vidéo, cette vulgarisation, cette « activité de diffusion, vers l’extérieur, de connaissances scientifiques déjà produites et circulant à l’intérieur d’une communauté plus restreinte » (Authier, 1982), adopte des modalités diverses. Il est possible de visionner des contenus qui vont être caractérisés comme de la vulgarisation de game design (qui regroupe les méthodes de structuration et de scénarisation des façons de jouer). Doc Géraud est représentatif de cette volonté de vulgariser de manière objective des méthodes et des connaissances. Il se définit dans son descriptif comme game designer, faisant autorité en tant qu’expert[3]. D’autres vidéastes voient à travers les contenus de vulgarisation un espace de militantisme au service d’une idéologie. C’est le cas du vidéaste Tom V.[4] qui a profité de ses connaissances sur le jeu vidéo et de son appétence pour le phénomène « Nuit Debout »[5] pour réaliser une vidéo mêlant les deux sujets (Tom V., 2016).
Par ailleurs, certains vidéastes mobilisent cet espace de médiation afin de servir certaines idées et représentations liées au jeu vidéo. La diffusion de connaissances scientifiques devient alors difficile à distinguer des propos idéologiques du vidéaste. Dès lors, la vulgarisation d’un savoir, d’une recherche devient un outil de diffusion d’une pensée. C’est par exemple le cas de la chaîne « Game Next Door » (GND) qui formule les titres de ses vidéos par des questions rhétoriques dans le but d’argumenter leur point de vue. Leur descriptif établit qu’ils « parle[nt] de jeux vidéo comme on aimerait qu’on [leur] en parle »[6], signifiant le rejet d’une orthodoxie du traitement médiatique des jeux vidéo. Enfin, d’autres ne revendiquent pas leurs intentions tout en faisant preuve de méthode et de rigueur dans leurs travaux. C’est le cas de Pseudoless dont la bannière YouTube[7] est : « vie et opinions de Pseudoless » signifiant alors la volonté de diffuser un avis personnel sur l’objet vidéoludique sans pour autant explicitement chercher à convaincre son audience.
Nous pourrions résumer ces profils sous la notion de pro-amateurs, des consommateurs experts (Leadbeater et Miller cités par Divard, 2010), ou de public expert, un public ayant un certain degré de familiarité avec une culture technique déterminée (Leveratto, 2003, 2017) mais il apparait que ces médiateurs de connaissances sur le jeu vidéo ont des objectifs, des identités et des centres d’intérêts différents. Nous proposons donc de définir plus précisément les vidéos JV sur YouTube et leurs évolutions. Puis, nous nous focalisons sur ces acteurs, leurs postures et leurs systèmes de représentations et idéologiques liés à l’artefact culturel « jeu vidéo ».
Méthodologie
Pour répondre à ces questions, nous avons mené une étude sociologique comprenant deux terrains. Le premier, mené en août 2017, est constitué d’entretiens composés de questions ouvertes auprès de 11 vidéastes sélectionnés selon des marqueurs pragmatiques nous permettant de les assimiler à des vulgarisateurs : présence ponctuelle de sources scientifiques, techniques ou journalistiques dans le descriptif de leurs vidéos et volonté exprimée formellement de diffuser des connaissances sur leur page ou dans leurs productions. Cet échantillon est composé de 8 hommes et 3 femmes. Nous avons ensuite mené un deuxième terrain en septembre 2017 au moyen d’un questionnaire diffusé sur le réseau social Twitter. Un paratexte l’accompagnait afin d’expliquer la démarche[8]. 1 femme et 16 hommes ont répondu, permettant d’élargir le nombre total d’enquêtés à 28 vidéastes.
Notre recherche repose sur un cadre théorique dont la première hypothèse est que les vulgarisateurs peuvent être considérés comme des entrepreneurs, des « hommes d’actions » au sens de Schumpeter (1926) : ils s’extraient de leur condition d’agents passifs pour devenir des leaders d’opinion, des personnes qui influencent leurs entourages, leurs communautés (Béji-Bécheur et Gollety, 2007). Nous supposons qu’ils ont pour objectif de diffuser, voire imposer, un système idéologique sur l’objet culturel « jeu vidéo ». Une deuxième hypothèse est d’énoncer qu’ils se considèrent compétents et légitimes pour parler de leur culture vidéoludique. Ils seraient alors des lead-users (Von Hippel, 1986), des utilisateurs passionnés de technologies et avides de nouveautés. Une troisième hypothèse est qu’ils ont souhaité créer une forme militante de renouvellement idéologique vis-à-vis des média mainstream[9]. Ils se seraient alors positionnés en tant que critique militante contre ces médias à l’instar de ce qu’a pu être la Nouvelle vague pour la presse cinématographique au début des années 1960[10]. Enfin, nous faisons l’hypothèse d’une volonté de diffuser des connaissances dans une forme d’économie collaborative (Tapscott, 2007) favorisant l’échange et le partage d’informations. En ce sens, les vidéastes vulgarisateurs auraient l’objectif de créer un « lieu » dans lequel une communauté, présentant des affinités idéologiques et identitaires, peut se retrouver. Etant donné la quantité d’informations qui a dû être traitée, nous avons fait le choix de synthétiser les réponses en limitant les citations.
La pluralité des contenus vidéo sur le jeu vidéo
Les contenus vidéo disponibles sur YouTube sont aujourd’hui répartis entre plusieurs genres que nous proposons de définir. Ceux-ci n’ont pas encore été formalisés mais il est possible de les distinguer à partir de certains codes et marqueurs pragmatiques permettant leur classification. Ainsi, selon nos interviewés, il existe deux catégories de contenus : le gaming, qui montre les jeux vidéo comme des expériences et des comportementset le reste qui observe les jeux vidéo comme des objets techniques et culturels. Cela englobe réflexions, opinions, interviews, proto-documentaires, etc. Le gaming (Tableau 1a) regroupe trois genres de vidéos : les walkthroughs, les playthroughs et les let’s play. Les walkthroughs sont des vidéos détaillées dont l’objectif est d’aider les joueurs à parcourir un jeu. C’est par exemple le cas d’ExServ, vidéaste connu pour ses séries sur Dark Souls. Les playthroughs sont quant à elles des vidéos ou des séries commentées ou non et sans intention explicative formalisée de la part du vidéaste. Ces vidéos ont généralement pour objectif de dévoiler le jeu partiellement ou dans son intégralité et de suivre la progression d’un joueur (le vidéaste) dans le jeu. Ce genre regroupe par exemple des aventures suivies reprenant les codes de la série télévisuelle : des épisodes d’une durée définie, parfois organisée en saisons. C’est ce que propose le vidéaste Benzaie[11]. Les let’s play sont quant à elles des vidéos mettant en récit l’acte vidéoludique, en filmant ou non le ou la joueuse-vidéaste et/ou en faisant un travail de montage a posteriori, comme c’est le cas pour les productions de Squeezie ou des vidéastes Laink & Terracid[12]. Dans ce dernier cas, il semble que le jeu vidéo est surtout le support d’une forme d’expression et d’une volonté de susciter l’émotion chez le public qui dépassent l’objet même.
La seconde catégorie de vidéos (Tableau 1b) comprend divers types de contenus informatifs : (1) Des tests et des présentations de jeux (c’est le cas d’Avorpal ou de Oumy de la chaîne PowerPop) ; (2) Des contenus d’opinion comme des tribunes à l’instar de Game Next Door et des « 2 minutes pour convaincre » du collectif « Un Drop Dans La Mare » ; (3) Des analyses du game design d’un jeu en tant qu’objet technique et ludique (les chaînes de MissMyu, « La Développeuse Du Dimanche » et Doc Géraud sont évocatrices) ; (4) Des analyses de jeux vidéo en tant qu’objets médiatiques, ludiques et culturels (Damastès, Pier-re, « Plein Les Pixels », Olbius & Tom V. par exemple) ; (5) De la vulgarisation au sens stricte d’Authier (la chaine de Sébastien Genvo, enseignant-chercheur et vidéaste) ; (6) Des vidéos oscillant entre le trivia (présentation d’anecdotes scénarisées selon certains formats comme celui des Tops), la chronique-dossier (Mister Flech propose des vidéos consacrées à un jeu ou une série retraçant son historique, présentations et opinions sur l’objet et mise en récit de sa création) et enfin des patrimonialisations de la culture vidéoludique tels que l’évoque Urbas (2016), notamment avec des chaines tenues par des collectionneurs avertis (RetrOxydia par exemple).
Notre échantillon est constitué principalement de vidéastes qui peuvent être catégorisés dans ce second groupe. Cependant, si leurs activités étaient clairement statuées et identifiables auparavant, il apparait que les vidéastes interrogés en 2017 ont présenté de nombreuses difficultés à définir eux-mêmes ce qu’ils font. Il convient donc de présenter l’évolution de la vidéo de vulgarisation afin de définir la vulgarisation et la médiatisation culturelle sur YouTube à propos du jeu vidéo.
Proposition d’identification des vidéastes francophones
La vidéo sur le jeu vidéo (JV) date des premiers sites de presse spécialisés sur le sujet. Sur jeuxvideo.com, la toute première vidéo uploadée date de 1998 : il s’agit d’une bande annonce du jeu The Legend of Kyrandia[13]. Jusqu’en 2006, le site alterna entre des vidéos de bande-annonce et de gameplay non commenté (« gameplay » fait alors référence à une séquence de jeu). Dans un dossier de 2009[14], le site revient sur ses débuts : la vidéo commentée y apparait en 2006 avec l’émission Gaming Live et uniquement avec une captation audio puis ensuite avec les journalistes dans le cadre. Olbius, un vidéaste, considère alors que ces contenus représentaient les vidéos culturelles de l’époque tandis qu’aujourd’hui, on les assimilerait plutôt à des vidéos gaming. En parallèle, des vidéastes indépendants comme PuNkY commencent en 2007 leur activité : celui-ci déclarera rétrospectivement qu’à cette époque « on faisait surtout des ‘tests vidéo’ ». Il y a donc eu une évolution de ce que signifie la vidéo « culturelle »[15] sur le JV. Jusqu’en 2009, la première phase semble se résumer principalement à la mise en ligne de vidéos soit de gameplay, soit promotionnelles, soit de tests. Sébastien Genvo estime que la vidéo sur le JV a traversé plusieurs étapes qui ont été nécessaires avant d’atteindre la forme qu’elle a aujourd’hui. De la vidéo journalistique et promotionnelle, elle a évolué vers des contenus humoristiques et d’opinion mobilisant des contenus de vulgarisation sans avoir une intention de populariser des connaissances scientifiques. Il note aussi que la popularité de ces contenus a été possible grâce à des vidéastes humoristes comme « Le joueur du grenier ». A défaut de nuire parfois au message et à la diffusion de connaissances, ceux-ci ont diffusé des notions de game design.
Pour de nombreux enquêtés, le collectif « NesBlog »[16] a lui aussi beaucoup contribué à la vulgarisation francophone sur le JV. Usul, cocréateur de l’émission « 3615 Usul », est une figure dont le nom revient régulièrement chez les vidéastes interrogés. L’essor de la vidéo de vulgarisation semblerait donc avoir été rendu en partie possible par ce groupe de vidéastes qui apparait entre 2009 et 2011 et qui est très vite suivi par une nouvelle vague. En parallèle, certains vidéastes francophones émergent en dehors de ce collectif. Les interrogés expliquent aussi que parmi ces modèles et en plus des vidéastes déjà cités figurent des Let’s Players (tableau 1a) comme Diablox9 ou encore TheFantasio974 alors spécialisés dans la série Call of Duty et Minecraft.
A partir de 2013, de nouveaux vidéastes apparaissent et proposent un contenu plus proche dans la forme, l’ambition et le contenu de ce que proposait le groupe précédent. Ainsi, on voit l’apparition d’émissions telles que celles de Doc Géraud (2013), « Pause Process »(2015), « La Développeuse du Dimanche » et MissMyu (2016) vulgarisant des sciences techniques[17] et informatiques. D’autres considèrent faire, entre autres, de la « critique vidéoludique » que nous interprétons de manière très large étant donnée la pluralité des formats et leurs diverses explorations : présentations, critiques argumentées ou satyriques de jeux, prises de position par rapport à un phénomène d’actualité sur le ou autour du jeu vidéo, volonté de susciter des émotions par des créations atypiques, etc. C’est le cas entre autres de Monsieur Plouf (dont la première vidéo date de fin 2012), de Tom V. (2014[18]) d’Olbius, de Damastès et & Pier-re (2015). L’une des distinctions que nous pouvons formuler en comparant ces deux groupes est que les créateurs apparus à partir de 2013 font preuve d’une plus grande plasticité des contenus. Si certains d’entre eux cherchaient à s’inscrire dans une forme de critique des précédentes productions, notamment celles humoristiques ou produites par des sites spécialisés, ils ont progressivement pris des libertés vis-à-vis de leurs créations en explorant de nouveaux formats et discours. Il est fréquent aujourd’hui d’observer des contenus mélangeant les codes des différentes vidéos liées aux jeux vidéo sur ces chaînes.
Il en résulte que très peu de vidéastes parmi ceux que nous avons interrogés considèrent faire de la vulgarisation[19] même s’ils reconnaissent que celle-ci est inhérente à leur activité. Les terrains menés indiquent aussi que nos hypothèses ne peuvent être maintenues. S’ils se retrouvent en majorité dans la définition de Lead-User, ils rejettent la définition de Leader d’opinion puisque celle-ci rentre en contradiction avec leur posture qui s’intègre dans des formes de relativismes épistémologiques. Par ailleurs, les vidéastes citent ponctuellement des chercheurs et des professionnels mais aussi régulièrement d’autres vidéastes contemporains francophones et des anglophones tels Extra Credit et Mark Brown.
Selon nos observations, il est intéressant de nommer la phase actuelle des vidéos sur le JV (Tableau 2) sous l’appellation de « science populaire » au sens de Bensaude-Vincent (2010) : une science qui se développe à côté des sciences académiques, tout en considérant les éventuels liens dressés par ces vidéastes de manière ponctuelle. L’émergence progressive d’un système de citations internes aux créateurs de vidéos constate cette hypothèse de « science populaire » plutôt que de vulgarisation. Un exemple évocateur de ce phénomène est l’apparition du concept d’immersive sim dans le vocabulaire des vidéastes. Utilisé par Mark Brown en août 2016[20], il a ensuite été repris par GND le mois suivant dans leur vidéo sur le jeu Dishonored[21] puis par Pseudoless en mai 2017 dans une vidéo à propos du jeu Prey[22]. Ces phénomènes sont similaires à ceux observés par Meunier (2017) à propos de la recherche scientifique française sur le jeu vidéo. A ce jour, les vidéastes francophones se connaissent et échangent régulièrement à propos des travaux des uns et des autres.
Position épistémologique des vidéastes en 2017
Il apparait que les vidéastes, aujourd’hui et contrairement à notre hypothèse initiale, ne s’inscrivent plus dans la critique d’un « système médiatique mainstream »[23]. Cette position réflexive sur leurs travaux s’encastre dans un système de représentations plus large autour des questions de légitimité et d’objectivité. A propos de cette dernière notion, il apparait que les vidéastes rejettent globalement sa recherche dans leurs créations et dans leur volonté. Ils l’assimilent entre autres à la notion de « test », contenu se distinguant de la critique par la mise en place de critères sélectionnés (gameplay, histoire, durée de vie, qualité du code informatique) et parfois quantifiables. L’une des critiques les plus véhémentes est celle de Mr. Plouf :
« Moi l’objectivité, je m’en fiche un peu. Ce n’est pas très intéressant l’objectivité quand on donne un avis sur une œuvre culturelle, être objectif ça va être ennuyant. On va s’ennuyer devant quelqu’un qui va te dire objectivement ce jeu vidéo… Qu’est-ce que toi tu en as pensé ? Construis une argumentation sur ce que toi tu en as pensé ! » (Mr. Plouf, 2017)
Ironiquement, la position des vidéastes est proche de ce que disait Baudelaire en 1846 : « pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons » (1990). C’est aussi une façon pour les vidéastes d’aborder la question de leur légitimité pour diffuser des connaissances sur le jeu vidéo. Cette dernière est fluctuante et nous concluons à l’existence de trois profils théoriques plus ou moins perméables et fonction des vidéastes et qui se répercutent dans leurs productions.
Le premier profil se considère légitime ou défausse la question parce qu’il circonscrit sa compétence vidéoludique en tant que public expert : passionné, connaisseur et joueur. Cette légitimité concorde aussi avec les objectifs de partage du vidéaste sans prétendre à la compétence (au sens de savoir-agir complexe[24], Tardif, 2006) technique ou scientifique. On peut catégoriser leur compétence au niveau deux de la littératie vidéoludique selon Zagal (2010) : ils ont une compétence d’appréhension du jeu vidéo en tant que support d’un message et peuvent reprendre, adapter et créer des discours sur celui-ci. A la question « vous considérez-vous légitime pour parler de votre sujet ? », Pierre de « Plein les Pixels » répond : « aussi légitime que n’importe qui je pense, le sujet est ouvert à qui veut (et qui peut monter une vidéo) ». DonatsuTV énonce : « Je ne prétends avoir aucune légitimité en dehors de ma passion pour les JV. La sincérité est pour moi la seule compétence qui légitimerait un vidéaste sur les JV ». Pour les vidéastes qui se rapprocheraient de ce profil, la sincérité et la transparence de l’information deviennent une composante essentielle. Un vidéaste énonce : « Je suis un être humain, donc je suis légitime. Je ne donne ni leçon, ni éducation, ni solution à un problème. Je partage un vécu, que j’essaye de faire ressentir chez les autres ». De manière générale, la volonté de partager sur un sujet de passion est importante chez les personnes interrogées, mêmes si ces dernières reconnaissent ne pas avoir de compétences certifiées en pédagogie ou en didactique. Nous pouvons alors rapprocher ce profil de celle de l’entrepreneur schumpétérien dans le sens où ces vidéastes ont une appétence pour « faire » même lorsque de nombreux paramètres restent inconnus. Cela se retrouve aussi dans leurs intentions initiales mais aussi parfois par des anecdotes ayant eu lieu avant ou après leur arrivée sur les sites de diffusion de vidéos. Pseudoless évoque : « J’avais rédigé à la main pendant les heures de permanence une solution d’Ocarina Of Time que je faisais passer à la main à mes camarades [de classe] ». Un autre exemple est celui de Mister Flech qui a lancé une chaîne dédiée à l’informatique et ce, toujours dans un objectif de partage.
Le deuxième profil se considère lui aussi légitime mais cette fois en justifiant de compétences professionnelles, techniques ou scientifiques, valorisées soit par un diplôme, soit par des créations ou soit par des expériences professionnelles. Mr. Plouf se considère légitime en mettant en avant ses compétences journalistiques. Aurélien Montero, vidéaste et sound designer, écrit : « Je me sens totalement légitime d’en parler car c’est mon métier, je parle de projet que je connais comme ma poche. Les compétences nécessaires pour moi c’est le ton et l’écriture, être capable de transmettre une idée de façon claire, et parler également de façon claire ». Un autre, professeur en lycée et vidéaste, tient un propos similaire et évoque son métier et le jeu vidéo qu’il pratique en tant que joueur averti tout en mentionnant l’humilité. Fëataur de la chaîne Gaïa Team écrit : « Oui, je me sens légitime. J’ai une passion pour les jeux vidéo et une expérience de joueur de plus de 25 ans. Je suis ergonome diplômé depuis 5 ans et j’exerce mon métier tous les jours ».
Le troisième et dernier profil est plus complexe dans le sens où malgré le constat de compétences observables (en termes de réalisation de contenus mais aussi en termes de littératie vidéoludique), le ou la vidéaste ne se considère pas forcément légitime vis-à-vis de certaines connaissances ou compétences qui lui seraient manquantes comme celle de maîtriser un élément de la production d’un jeu vidéo. Cette remise en question peut à l’inverse se faire concernant les compétences supposées nécessaire à la vulgarisation. En ce sens, MissMyu dit : « Je me sens légitime dans le jeu vidéo en tant que game designeuse, en tant que scénariste aussi, pas forcément en tant que vulgarisatrice, ironiquement ». D’autres évitent cette question puisqu’elle peut bloquer le processus créatif et peut devenir ponctuellement anxiogène. Il n’est pas rare de voir un ou une vidéaste renier son propre contenu en effaçant ses anciennes vidéos de la plateforme. Doc Géraud et Tom V. ont tous les deux eu ce comportement. Enfin, la légitimité peut aussi être considérée en fonction des valeurs comptables de YouTube : nombre de vues et d’abonnés. Si certains de nos interrogés considèrent ces valeurs comme des indices pertinents d’autres y voient des éléments d’injustice sociale puisqu’ils et elles pensent que cette légitimité n’est pas caractérisée par la qualité des contenus mais est plus le reflet d’un système de cooptation fortement présent chez les vidéastes (tous·tes confondues). S’il y a bien une critique du système proposé par YouTube, c’est aussi une façon pour ces vidéastes de rester humbles vis-à-vis de leurs créations, de leurs publics et des autres vidéastes. En ce sens, il y a de nombreuses corrélations à dresser entre ce profil, les orientations politiques au sens large et l’humilité recherchée et contradictoire avec leur statut de personnalité publique. Nous interprétons cela comme un conflit présent chez ces vidéastes entre leurs identités de lead user et de leader d’opinion. Pseudoless énonce notamment : « J’essaie de parler à des gens comme si je les connaissais, je n’essaie pas de prêcher, même si cela peut en avoir l’air ». C’est d’autant plus conflictuel que nous avons remarqué chez ces vidéastes, pour reprendre les propos de Damastès, « un rapport aux armes dans les jeux, ou aux jeux contemplatifs, qui semble aussi suivre un gradient politique ou de déconstruction ». Enfin, ils et elles ont une volonté de proposer un endroit sur Internet pour donner de la visibilité à certains messages politiques vis-à-vis de l’objet culturel « jeu vidéo » (en donnant des indices à propos de leurs affinités en la matière) et à certaines minorités telles que les joueurs·euses LGBT, racisé·e·s ou non, certain·e·s vidéastes étant proches des mouvements féministes.
Conclusion
Nous avons observé des corrélations entre la motivation, le sentiment de légitimité des vidéastes, leur méthode de création, les recherches qu’ils mènent et l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Ainsi, il apparait qu’un·e vidéaste se considérant légitime est aussi capable de motiver clairement son comportement concernant ses objectifs soit de vulgarisation, soit militants vis-à-vis de l’objet culturel jeu vidéo, soit militants sur d’autres sujets, et ce, auprès de son public. Il ou elle a aussi tendance à n’effectuer que peu de recherches issues de sources journalistiques, techniques et encore moins scientifiques. Au contraire, un·e vidéaste se considérant peu légitime présente un éthos paradoxal entre son statut de leader d’opinion et son statut de lead user. Sa démarche créatrice, sans être chaotique, présente des variations d’une vidéo à une autre, oscillant entre volontés politiques, scientifiques et artistiques.
Aussi, plutôt que de parler de « vulgarisation », nous avons constaté que la notion de « science populaire » correspond à la période actuelle. Aujourd’hui, les vidéastes connaissent les travaux des autres et se citent fréquemment. De manière plus ponctuelle, ils et elles font références aux auteurs·ices issu·e·s des sciences académiques. Cela peut se faire de manière intéressée afin de servir un discours politique sur l’objet culturel précis ou plus largement. Cependant, ces médiateurs ont des difficultés à définir leur activité mais aussi à accepter leur statut de personnalités publiques ayant un impact sur une audience. Nous faisons l’hypothèse que cette difficulté est fonction du rapport que les vidéastes ont avec l’objet « jeu vidéo » et avec un discours critique ou non qu’ils ont à propos de leur contenu et de YouTube et de leur volonté à légitimer leurs réalisations (notamment en citant et en référençant leurs productions). En ce sens, il nous est difficile d’assimiler le·a vidéaste vulgarisateur·ice à des lead users, à des leaders d’opinion ou tout simplement des entrepreneurs·euses au sens de Schumpeter puisque ces personnes se définissent partiellement par rapport aux notions que nous avons proposées.
Une piste de recherche complémentaire serait alors de considérer un corpus plus large de vidéos et d’observer leurs éthos et de les comparer aux discours tenus par ces vidéastes. Aussi, les interrogés ne peuvent être considérés comme représentatifs de ce qu’est la vidéo sur le jeu vidéo dans son ensemble. Il peut être alors intéressant de poursuivre notre étude en questionnant cette fois les vidéastes réalisant plutôt du contenu gaming et la façon qu’ont ces derniers de militer, volontairement ou involontairement, à propos de l’objet, et ce afin d’observer des différences par rapport aux postures des vidéastes que nous avons observé·e·s.
Il en ressort malgré leur propos que ce sont des acteurs qui participent à la légitimation du jeu vidéo en tant qu’objet culturel en proposant des discours spécialisés et ce, paradoxalement, sans une volonté affirmée de faire autorité sur ce que le jeu vidéo doit être. Ainsi, pour compléter Meunier (2017), une piste de travail serait d’observer les échanges réciproques entre ces vidéastes et les milieux techniques et académiques.
Références
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Baudelaire Ch., 1990, « À quoi bon la critique ? » (1846), in : Curiosités esthétiques. L’Art romantique, Paris, Bordas.
Béji-Bécheur A. et Gollety M., 2007, « Lead user et Leader d’opinion : deux cibles majeures au service de l’innovation », Décisions Marketing, 48.
Bensaude-Vincent, B., 2010, « Splendeur et décadence de la vulgarisation scientifique », Questions de communication, 17, pp. 19–32
Divard R., 2010, Le marketing participatif, Paris, Dunod.
Hippel E. von, 1986, « Lead-users: A source of novel product concepts », Management Science, 32, pp. 791-805.
Leontsini M., Leveratto J.-M., 2012, « Internet et la construction du goût littéraire : le cas de critiqueslibres.com », Sociologie de l’Art OPuS, 7, pp. 63–89.
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Leveratto, J-M., 2017, « Public expert», Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/public-expert/.
Meunier S., 2017, « Les recherches sur le jeu vidéo en France », Revue d’anthropologie des connaissances, 11/3, pp. 379–396.
Pélissier C., 2008, « Le crowdsourcing, une intermédiation hybride du marché », 5èmes Doctoriales du GRD TIC & Société, Faculté des Sciences Economiques de l’Université de Rennes 1, 24 et 25 juin 2008.
Schumpeter J., 1926, Théorie de l’Evolution Economique, Paris, Dalloz.
Tapscott D., 2007, Wikinomics, Paris, Pearson.
Tardif, J., 2006, « L’évaluation des compétences : Documenter le parcours de développement », Montréal, Chenelière.
Urbas B., 2016, « Mémoires d’une culture vidéoludique sur la plateforme Youtube », Les Cahiers du numérique, 12, pp. 93–114.
Zagal J., 2010, Ludoliteracy: Defining, Understanding, and Supporting Games Education, Pittsburgh, ETC.
Vidéographie
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Joueur Du Grenier, 2009, « Joueur du grenier – Tintin au Tibet – Megadrive ».
Mark Brown, n.d., “The Comeback of the Immersive Sim | Game Maker’s Toolkit ».
PsEuDoLeSs1, n.d., « And Now For Something Completely Different – Ep. 6 : Prey vs. Prey »
Tom V. “Ixost,” 2016. « Nuit Debout & Jeu Vidéo ».
Usul Master, 2013, « 3615 Usul – Les intros ».
Ludographie
Call Of Duty (série), 2003, Activision
Dishonored, 2012, Arkane Studio
Dark souls (série),2011, From Sowtware
Legend Of Kyrandia, 1992, Virgin Games
Minecraft, 2009, Mojang
Zelda Ocarina Of Time, 1998, Nintendo
Chaînes des vidéastes interviewés :
Mr. Plouf | https://www.youtube.com/user/ChroniquesMrPlouf |
Olbius | https://www.youtube.com/user/MrOlbius |
Tom V. | https://www.youtube.com/user/XxIxostxX |
Damastès | https://www.youtube.com/channel/UCeLaThEwJRMUg_4HSp8KZEQ |
MissMyu | https://www.youtube.com/user/Myuchan67 |
Mister Flech | https://www.youtube.com/user/MisterFlech |
Doc Géraud | https://www.youtube.com/user/DocGeraud |
Oumy | https://www.youtube.com/channel/UCGC_55TkgH38j5p0mEiqhXQ |
Sébastien Genvo | https://www.youtube.com/user/SebastienGenvo |
La Développeuse du Dimanche | https://www.youtube.com/channel/UCVf2py0nEmhiUH7pryhZdyg |
Pseudoless | https://www.youtube.com/user/PsEuDoLeSs1 |
Chaînes des vidéastes ayant répondu au questionnaire :
[1] Accès : https://www.youtube.com/watch?v=AwNn5tPgKg8 (vu pour la dernière fois le 14/06/2017)
[2] Classement effectué le 27 avril 2017 par l’Agence Française pour le Jeu Vidéo. Accès : http://www.afjv.com/news/7499_classement-des-sites-internet-de-jeux-video-avril-2017.htm (vu pour la dernière fois le 15/06/2017)
[3] Accès : https://www.youtube.com/user/DocGeraud/about (vu pour la dernière fois le 14/06/2017)
[4] Accès : https://www.youtube.com/user/XxIxostxX/featured (vu pour la dernière fois le 14/06/2017)
[5] Accès : https://www.youtube.com/watch?v=zsJ4U_gu7qE (vu pour la dernière fois le 15/06/2017)
[6] Nous faisons ici référence au descriptif faisant figure de paratexte nécessaire à la compréhension de leur intention en tant qu’auteurs. Accès : https://www.youtube.com/channel/UCIN4UmOd7x7Q3SRCo8quGzw/about (vu pour la dernière fois le 14/05/2017)
[7] C’est-à-dire l’image servant de bandeau sur la page d’accueil de la chaîne. Accès : https://www.youtube.com/user/PsEuDoLeSs1 (vu pour la dernière fois le 14/06/2017)
[8] La page du questionnaire du questionnaire se trouve à cette adresse : https://www.chroniquesvideoludiques.com/entre-mediation-des-savoirs-et-militantismes-videoludiques/ (vue pour la dernière fois le 14/12/2017)
[9] Les contours de cette notion sont peu définis dans les discours de nos enquêtés mais cela fait globalement référence à la presse internet consacrée au jeu vidéo.
[10] Source : Larousse, n.d. Encyclopédie Larousse en ligne – Entrée « Nouvelle vague ». Accès : http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/nouvelle_vague/148007 (vu pour la dernière fois le 15/06/2017)
[11] Il y diffuse ce qu’il appelle les rediffusions de ses sessions de jeu passées en Live sur des sites de streaming tels que Twitch.
[12] Malgré nos propos, il convient tout de même d’énoncer que les vidéastes mentionnés ici ne s’inscrivent pas forcément dans un seul et unique type de production.
[13] Accès : http://www.jeuxvideo.com/videos-editeurs/0001/00015112/the-legend-of-kyrandia-malcolm-s-revenge-pc-le-mal-est-ne-00010362.htm (vu pour la dernière fois le 05/10/2017)
[14] Accès : http://www.jeuxvideo.com/dossiers/00011660/les-debuts-de-jeuxvideo-com.htm (vu pour la dernière fois le 05/10/2017)
[15] A défaut de vulgarisation.
[16] Qui en réalité est plutôt une association.
[17] Incluant alors les techniques de game design.
[18] Après un premier lancement en 2011, Tom V. a relancé son activité entre 2014 et 2015, ce qui peut nous amener à le considérer à cheval sur les deux périodes que nous distinguons.
[19] Ici, les définitions de chacun des enquêtés ne respectent pas la définition proposée par Authier.
[20] Accès : https://www.youtube.com/watch?v=kbyTOAlhRHk (vu pour la dernière fois le 05/10/2017)
[21] Accès : https://www.youtube.com/watch?v=xIA5zCVUToc (vu pour la dernière fois le 05/10/2017)
[22] Accès : https://www.youtube.com/watch?v=I01Ze1Nq9WY (vu pour la dernière fois le 05/10/2017)
[23] Qui restent des termes récurrents mais peu définis précisément.
[24] La définition complète des compétences selon Tardif prend en compte la mobilisation et la combinaison de ressources internes et externes au sein d’une même famille de situations.