Lorsque l’OMS intègra le trouble du jeu vidéo au sein de la classification internationale des maladies (CIM-11), ce fut à la fois l’aboutissement d’une controverse sur « l’addiction au jeu vidéo » et son renouvellement. En France particulièrement, certains médias sont fautifs d’avoir alimenter cette controverse en jouant sur les mots «trouble» et «addiction» qui ne signifient pas les mêmes choses. Cette décision de l’OMS fait suite à de nombreuses publications dans les recherches biomédicales à ce sujet qui illustrent cette controverse. Par exemple les travaux de Jiménez-Murcia et al (2014) observent des corrélations entre usage des jeux vidéo et gambling disorder sans pour autant que cela joue sur la sévérité du trouble . Le groupe de chercheurs et chercheuses observent également que les patients souffrant d’un gambling disorder sont «plus jeunes et présentent davantage de traits de personnalité dysfonctionnels » (Jiménez-Murcia et al, 2014)[1]. Avec ce type de conclusions, il y a un terreau propice pour des controverses scientifiques, qui passent par la dénomination des choses (Colder-Carras et al, 2018)[2], et pour des paniques morales plus générales ; paniques morales notamment dues à la casualisation des risques (Ross, Nieborg, 2021)[3].
Play economy et hasardisation des jeux vidéo
C’est dans ce contexte que le jeu vidéo évolue également. Deux tendances sont particulièrement centrales pour comprendre les directions prises dans les jeux-services, qu’ils soient des AAA ou des jeux mobiles. Premièrement, certaines pratiques des audiences indiquent de plus en plus une marchandisation de l’acte de jouer. Cela passe toute une économie nouvelle associée à la création d’un jeu. Si Bruno Vétel avait observé les façons dont des joueurs, les « travailleurs pauvres » des jeux vidéo, vendent le fruit de leur grinding (2018), depuis des années il est également question de pratiques spéculatives à travers les paris esportifs et le skin gambling (Wardle, 2019)[4]. Par ailleurs, de nombreux signaux indiquent pour certain·e·s la maturation d’une play economy basée sur l’idée de creator economy (Schram, 2020)[5], c’est-à-dire l’idée selon laquelle les utilisateurs et utilisatrices d’un média social sont de plus en plus capables de produire et de monétiser un contenu qu’ils et elles auront créé. De même, depuis les premiers les premiers modders jusqu’aux jeux-service comme Minecraft ou Roblox, il est possible de monétiser ses propres créations, créations ne fonctionnant que dans ces écosystèmes précis.
Avec toutes ces tendances, il semble de plus en plus incontournable pour les game studies de se rapprocher de l’économie et des gamble studies. C’est en tout cas la thèse défendue par Tom Brock et Marc Johnson qui ont étudié avec leurs co-auteur·ice·s une tendance particulière qui est la gamblification des jeux vidéo (Brock & Johnson, 2021)[6]. Il s’agit d’une notion qui intègre un processus de hasardisation (l’ajout d’éléments aléatoires) et de spéculation. En particulier, ce travail, publié sous la forme d’un dossier du Journal of Consumer Culture, a pour objectif d’examiner «the growing role of gambling systems within gaming and more broadly how’real-money gameplay’ cuts across these boundaries to reconstitute and transform the production and consumption of ludic experiences» (Brock & Johnson 2021).
Gamble Studies, Game studies & Productive Play
En effet, comme l’évoque les coordinateurs de ce numéro, les game studies et les gamble studies « abordent les jeux à partir de points de départs épistémologiques très différents. Dans le premier cas, les game studies ont eu tendance à mettre l’accent sur la narration, la conception, la philosophie ou la phénoménologie du « jeu ». En revanche, les gamble studies considèrent inévitablement que tout jeu en argent réel est le signe d’une pathologie, ou d’un risque de pathologie » (Brock and Johnson 2021). Il est d’ailleurs intéressant de noter ici la difficulté du français à distinguer les deux champs. Or, les tendances observées précédemment dans ce billet – et l’on n’évoque pas encore ici la question des jeux sur blockchains qui fonctionnent parce qu’ils permettent de spéculer – indiquent qu’il est nécessaire, autant pour les chercheur·euse·s et créateur·ice·s, de se pencher sur ces rapprochements entre économie et ludique.
La première raison qui peut être invoquée concerne les futurs régulations que ces activités ludiques mais « valorisables » vont engendrer. Jennifer Whitson et Martin French, à travers deux études de cas (Daily Fantasy Sports et Pokémon Go), se sont penché·e·s sur le flou actuel entre jeux vidéo et jeux de hasard de sorte qu’iels concluent à la nécessité d’une forme de régulation : « si un jeu n’est pas classé par les autorités de réglementation comme un jeu d’argent, les chances de gagner peuvent être obscures, non déclarées et modifiées pour chaque joueur afin d’augmenter les dépenses des joueurs et le temps passé sur l’appareil » (Whitson et French, 2021)[7]. Pour ces auteur·ice·s, il est d’autant plus important de rapprocher le gaming du gambling dans le sens où dans les deux cas, il s’agit d’un jeu mobilisant des compétences très précises.
Parallèlement, les game designers jouent sur cette ambiguïté pour créer des systèmes s’adressant directement à des whales ou créer des designs qui pourraient être considérés comme des dark patterns. D’où l’importance de parler d’avantage de productive play comme étant un régime lucratif de jeu.
La notion de productive play est particulièrement pertinente lorsque l’on rapproche les jeux vidéo de ce qui va concerner l’économie des écosystèmes comme steam qu’il faut dorénavant considérer
« un processus continu de plateformisation qui accorde des associations de réseau entre les consommateurs et les détenteurs de plateforme. En termes simples, Valve exploite un gigantesque écosystème de plates-formes organisé autour de quelques produits médiatiques populaires, construit sur la volonté d’une efficacité et d’un contrôle toujours plus grands. Ceci a pour conséquence que la participation à la plateforme produit un profit éventuel, que ce soit par l’activité des consommateurs ou par la collecte de données » (Zanescu, Lajeunesse, French, 2021)[8].
Dans ce cadre, les auteurs pointent d’avantage une lecture en réseau de ces écosystèmes inspirée de l’acteur-réseau de Callon et Latour. Cette perspective permet de percevoir les jeux de pouvoir inhérents à ces réseaux : par exemple, Daniel Joseph «soutient la thèse que les battle passes sont une façon pour les entreprises d’aliéner les consommateur·ice·s du contenu d’un jeu (Joseph, 2021)[9]. Cela permet également d’observer que l’agentivité économique des audiences qui s’exprime au-delà du jeu simple. En témoignent par exemple les pratiques de skin-betting de CS:GO (Thorhauge, Nielsen, 2021)[10]. Pour elleux, il s’agit d’un processus « qui encourage les actes de prosommation [,] le micro-entrepreneuriat [et qui] transforme les consommateurs en spéculateurs de marché ainsi qu’en agents de change » (propos reformulés par Brock et Johnson, 2021).
Conclusion
En guise de conclusion, le dossier proposé par Brock et Johnson adresse des problématiques sociales et économiques très actuelles en soulevant également de nouveaux canevas et modèles de compréhension pour les études des jeux à la croisée entre gamble studies et game studies. Le dossier met en exergue l’importance de cet angle étant donné certaines directions prises par les jeux mainstream. Il pointe également les nombreuses controverses qui vont émerger à l’avenir. « Gaming-gambling convergences will continue to both evolve and multiply and thus represents an essential area of study for scholars from all three of these disciplines » (Brock et Johnson 2021).
Loin d’une perspective seulement critique, le dossier porte également un certain optimisme notamment à travers l’article de Josh Jarrett, qui a travers l’étude d’une économie basée sur l’affect dans League Of Legends, met en exergue les processus de commodification et de décommodification des objets mis en vente et donc comment un sens nouveau se coconstruit entre les studios et les audiences (Jarrett, 2021)[11]. C’est alors l’occasion d’interroger les façons dont les joueurs et joueuses se créent de nouveaux espaces de libertés au sein de ces expériences contraintes économiquement. ■
Esteban grine, 2021.
[1] Jiménez-Murcia, Susana, et al. « Video Game Addiction in Gambling Disorder: Clinical, Psychopathological, and Personality Correlates ». BioMed Research International, vol. 2014, Hindawi, juillet 2014, p. e315062. www.hindawi.com, doi:10.1155/2014/315062.
[2] Colder Carras, Michelle, et Daniel Kardefelt-Winther. « When Addiction Symptoms and Life Problems Diverge: A Latent Class Analysis of Problematic Gaming in a Representative Multinational Sample of European Adolescents ». European Child & Adolescent Psychiatry, vol. 27, no 4, avril 2018, p. 513‑25. PubMed, doi:10.1007/s00787-018-1108-1.
[3] Ross, A., & Nieborg, D. (2021). Spinning is winning: Social casino apps and the platformization of gamble-play. Journal of Consumer Culture. https://doi.org/10.1177/1469540521993931
[4] Wardle, H. (2019). The same or different? Convergence of skin gambling and other gambling among children. Journal of gambling studies, 35(4), 1109-1125.
[5] Schram, R. (2020). The state of the creator economy. Journal of Brand Strategy, 9(2), 152-162.
[6] Brock, Tom, et Mark Johnson. « The Gamblification of Digital Games ». Journal of Consumer Culture, SAGE Publications, mars 2021, p. 1469540521993904. SAGE Journals, doi:10.1177/1469540521993904.
[7] Whitson, J., & French, M. (2021). Productive play: The shift from responsible consumption to responsible production. Journal of Consumer Culture. https://doi.org/10.1177/1469540521993922
[8] Zanescu, A., Lajeunesse, M., & French, M. (2021). Speculating on Steam: Consumption in the gamblified platform ecosystem. Journal of Consumer Culture. https://doi.org/10.1177/1469540521993928
[9] Joseph, D. (2021). Battle pass capitalism. Journal of Consumer Culture. https://doi.org/10.1177/1469540521993930
[10] Thorhauge, A. M., & Nielsen, R. K. L. (2021). Epic, Steam, and the role of skin-betting in game (platform) economies. Journal of Consumer Culture. https://doi.org/10.1177/1469540521993929
[11] Jarrett, J. (2021). Gaming the gift: The affective economy of League of Legends ‘fair’ free-to-play model. Journal of Consumer Culture. https://doi.org/10.1177/1469540521993932