Il faut abattre le flow. Ce concept revient régulièrement dans les discours que l’on peut entendre sur les jeux vidéo : « il faut que le game design installe le joueur dans le flow », « quand je joue à ça, c’est comme quand je suis dans le flow », « la force du jeu est de mettre immédiatement son joueur dans le flow ». Tous ces lieux communs montrent des approximations sur cette notion et on en vient à penser qu’elle veut tout dire et son contraire. Le flow est-il synonyme de bien-être dans ces cas-là ? de concentration ultime du joueur ? Il convient donc de remettre un peu d’ordre dans tout cela afin de partir sur de nouvelles bases saines.
Bonjour Internet, c’est Esteban Grine et aujourd’hui, nous allons déconstruire le concept de « flow ».
Battre le flow…
La première chose qu’il faut énoncer est la suivante : le flow n’est pas un concept de game design. C’est une notion de psychologie positive, c’est-à-dire la psychologie qui s’intéresse au bien-être des individus, le bonheur, l’optimisme et la façon que l’on a de surmonter des épreuves.
Le flow est alors une zone, un espace mental dans lequel un individu fait corps avec son activité. Cela signifie donc qu’il est complétement immergé, qu’il est totalement engagé, qu’il est motivé pour réussir et que sa concentration est maximale. C’est tout. Rien de plus. Ainsi, il faut arrêter de dire qu’un jeu « met son joueur dans le flow ». Ce n’est pas vrai. Il n’y a pas une façon de game designer un jeu qui serait plus efficace qu’une autre pour forcer un joueur à être dans le flow. Cela n’est pas possible car ce concept ne s’applique pas à l’activité ou à un objet mais à un être vivant.
Dès lors, la recherche du flow ne doit pas se faire en observant la structure du jeu mais bien en se focalisant sur le joueur. Cela veut alors dire que ce n’est pas parce que vous, en tant que joueur, vous êtes dans le flow quand vous jouez à Spelunky que cela va être la même chose pour toutes les personnes jouant à Spelunky. Pourtant la structure, le gameplay et le game design sont les mêmes. Alors pourquoi ne sommes-nous pas tous dans le flow quand on y joue ? Que l’on aime ou que l’on n’aime pas ? Si les jeux avaient réellement ce pouvoir, le joueur n’aurait pas cette possibilité de dire s’il est ou pas dans sa zone de flow. Avec ce simple questionnement, le raisonnement actuel autour du flow s’effondre. Cela montre de manière flagrante que le flow ne s’observe pas en analysant les jeux.
Certes Jenova Chen, le créateur de Flow justement et de journey, a écrit un court mémoire sur cette notion appliquée aux jeux vidéo et il se trouve que ce mémoire, ou cette pensée, a particulièrement plu aux game designers. Pourquoi ? Parce que cette notion est plaisante à l’oreille des développeurs. Elle leur donne un pouvoir immense : celui de contrôler l’expérience du joueur. Désolé. Cela ne fonctionne pas comme ça. Tout au plus, le développeur sera capable de susciter au joueur certaines façons de se comporter mais c’est bien ce dernier qui s’installera dans sa zone de flow et personne ne peut l’y faire rentrer sans son accord. Il me semble donc qu’il s’agit bien d’une chimère que de prêter aux jeux vidéo ce type de capacités.
…Tant qu’il est chaud.
Ainsi, nous venons de déconstruire la première partie du mythe du flow comme concept tout puissant. Et plus précisément, nous venons de déconstruire le discours côté « développeur ». Désolé, je vous aime sincèrement, mais ce n’est pas vous qui décidez si le joueur est dans le flow ou pas. Vous n’avez pas ce pouvoir et cette notion prend en compte bien plus de paramètres que seulement le gameplay et le game design.
Maintenant, que tout cela est dit, il faut désormais abattre les discours côté joueurs. Ces discours vantent les mérites du flow. Les phrases typiques sont par exemple : « un bon game design est un game design qui nous met dans le flow » ou encore « une expérience optimale est une expérience de flow ». Tous ces discours ne reflètent absolument pas la réalité des choses. La réalité, c’est que le flow est terriblement ennuyant. C’est même désolant lorsque l’on comprend que la recherche du flow peut se définir comme la recherche de l’ennui. Le flow, c’est le contraire absolu du mémorable. On ne se souvient pas des moments de flow. Au contraire, une situation difficile, insurmontable durant laquelle nous sommes stressés, voilà quelque chose de bien plus intéressant. Voilà quelque chose qui va s’ancrer dans la mémoire des joueurs. Posez-vous cette question : lorsque l’on joue à jeu, est-ce que l’on se souvient précisément des moments où nous sommes dans le flow : c’est-à-dire les moments où nous arrivons à parcourir une map sans problème voire à la répéter en boucle pour farmer quelque chose ? Mon hypothèse est que l’on se souviendra de l’expérience globale : on se souviendra avoir fait ça de manière générale mais en aucun cas nous ne nous souviendrons de chacune des runs singulières. Or, ce qui nous marque dans les jeux vidéo, ce sont des moments précis soit par leur difficulté, soit par la mise en récit qu’ils impliquent soit parce qu’ils ont été vécus dans des contextes très précis.
Dans la pensée de Csikszentmihaly, le flow, c’est aussi lorsque l’on arrête de penser à ce que nous faisons, lorsque tout devient automatique. Or lorsqu’on joue, nous sommes censés être toujours en train de réfléchir à ce que nous sommes en train de faire, plein de chercheur mette l’accent sur le côté méta-réflexif du jeu, or le flow, c’est l’absence de réflexivité, c’est l’immersion absolue. Le flow n’est pas le jeu. Les moments de flow sont précisément les moments où le joueur est en pilotage automatique.
Le flow en philosophie et en politique.
Vous direz peut-être que je suis intransigeant avec cette notion, que je suis en train de dresser un réquisitoire. Et c’est vrai. Je le fais car plus j’y réfléchie, et plus le flow est un concept que je réprouve. Mais pour comprendre cela, il faut que j’affirme à nouveau que le flow n’est pas un concept de game design, c’est un concept issu de la psychologie qui comprend d’énormes enjeux philosophiques et politiques. Et je ne suis pas sûr que ces enjeux sont perçus par les personnes employant ce concept.
Le flow est un concept philosophique car il implique que l’on peut augmenter la difficulté d’une situation sans problème pourvu que les personnes se trouvant à l’intérieur de cette situation ne la considère pas trop difficile, ou trop facile. Formulé de la sorte, il apparait que le flow est un mécanisme de contrôle des individus. Un patron peut augmenter indéfiniment la charge de travail pourvu que son salarié l’accepte. Un président peut changer le code du travail pourvu que ses citoyens soient trop occupés à faire autre chose que venir en conflit.
Ainsi, le flow n’est pas le symbole du progressisme et de l’innovation. Au contraire, il ne faut pas changer les habitudes des individus, il faut les maintenir à leur place pour maintenir la cohérence de l’ensemble. Le flow, c’est l’idée du conservatisme par excellence : soyons conservateur pour vivre bien. Voilà le propos du flow. Ne cherchons pas à changer les idées au contraire, il faut maintenir le plus longtemps celles du vieux monde. De toute façon, aujourd’hui, on ne peut plus rire de rien. On ne peut plus être le mouton noir. Le flow est éminemment politique. En parler dans les jeux vidéo sans prendre conscience des implications philosophiques de cette notion est une terrible erreur.
Le flow est donc politique avant d’être vidéoludique. Les élections et la victoire d’Emmanuel Macron illustre parfaitement la mise en place de ce mécanisme est comment le flow sert les discours dominants et orthodoxes. Il faut se mettre en marche ! Car l’avenir ne va pas être drôle ! il faut accepter son destin, accepter que l’on va payer plus, qu’il va y avoir plus d’inégalités entre les classes moyennes et populaires. Marine Le Pen est hors du flow, non, elle c’est le racisme et l’homophobie immédiat, trop difficile à accepter pour les citoyens français, mieux vaut commencer par placer des ministres homophobes et des députées racistes dans les partis de la république marcheuse, y aller progressivement pour ne pas effrayer. Mélenchon ? l’idéal de société qu’il propose est beaucoup trop facile. En plus cela va aider des gens que nous ne voulons pas aider, les mauvais profiteurs, ceux qui ont du mal à vivre, non… par contre, il faut glorifier les bons profiteurs, ceux qui exploitent le Crédit d’Impôt Recherche par exemple. La victoire de monsieur Macron illustre parfaitement la façon dont le flow, conservateur, régit nos modes de fonctionnement lors des élections.
Le flow est mort, longue vie au flow.
Pour toutes ces raisons, il faut abattre le flow, il faut sortir ce concept de notre vocabulaire. Le flow crée des expériences répétitives et behavioristes. Il faut cesser d’encenser le conservatisme et l’état végétatif de totale acceptation qu’il implique. Il faut sortir du flow. Le flow ne s’applique pas au game design mais aux joueurs. Les expériences qu’il crée ne sont pas mémorables dans leurs individualités. Son emploi n’est que paresse d’esprit. ■
Esteban Grine, 2017.