Ce texte a été publié en commentaire de ma vidéo sur le flow. Après avoir contacté l’auteur, j’ai pris la décision, avec son accord, de le publier ici car les critiques sont particulièrement intéressantes. Esteban Grine
Les avantages du registre polémique
Ta vidéo au ton volontairement polémique – à la manière des manifeste politique un peu – m’a donné envie d’ajouter une petite contribution au débat. Cette manière tranchée que tu as d’interpréter la notion de flow et ses usages abusifs a de réels avantages. J’en vois deux. D’abord, elle oblige par sa violence à mettre en question une notion qui est probablement devenue pour beaucoup une sorte d’a priori, dont on use et on abuse, et qui sous cet aspect est un frein à l’analyse et à la conception de jeux vidéos. Ensuite, parce que ton interprétation est extrêmement affirmée, elle donne envie d’amorcer le débat parce qu’il est difficile d’avaler d’un bloc le pavé que tu nous lances. La preuve en est mon commentaire : le deuxième que je poste en 10 ans d’internet ! Je me propose donc d’émietter un peu ton pavé, en espérant que mon intervention ne sois pas inutile et fasse avancer le schmilblick.
Le paradoxe du flow
Il me semble qu’une bonne partie de ton propos, repose sur un présupposé largement implicite dans la vidéo et que tu as formulé clairement dans les commentaires : le paradoxe propre à la notion de flow qui met en avant « un état simultané de « concentration maximale » et de « totale immersion » ». Ce que tu reproches à la notion en elle-même c’est cette contradiction entre une forme d’activité – la « concentration maximale » – et de passivité – la « totale immersion » – qui est pour toi impossible. Toute une partie de ta critique, sur les concepteurs de jeux vidéos se vantant de créer du flow, repose sur ta conception du flow comme pratique passive. D’une pratique donc, qui tient plus du laisser-aller que de l’action véritable, autrement dit : de l’action libre parce que réfléchie, de l’action qui ne se complaît pas dans ce qui va de soi. C’est en ce sens que tu considères que le flow quand il est mobilisé par les créateurs de jeux vidéo est une notion qui vise plutôt à assouvir une soif de domination, de pouvoir, plutôt qu’à susciter une pratique éclairée des joueurs. Parce que dans cette perspective, vouloir créer du flow, c’est vouloir imposer une forme d’inactivité au joueur.
Passivité du flow et passivité politique
Certains n’ont pas compris que tu introduises de la politique à la suite de ça. C’est vrai que la transition est brutale, car tu conserves le même mot de flow pour critiquer cette passivité politique qui se contente de reprendre des idées reçues – Macron et EM c’est « progressiste », « ni de droite ni de gauche », c’est le « renouveau », et je passe d’autres joyeuseté qui nous sont glissés tranquillement dans les oreilles. Et effectivement : tu utilises le concept de psychologie positive utilisé dans les jeux vidéos pour parler politique, laissant penser à tes auditeurs que c’est toujours cette même notion qui pourrit l’action politique. En réalité, c’est plutôt un laisser-aller au sein du flow, et au sein du champ politique que tu attaques. Il n’y a pas de flow en politique, mais il y a une doxa, qui freine la réflexion et l’activité politique, qui en ce sens est l’analogue du flow dans le jeu vidéo.
La sensation de puissance dans le flow
Comme tu peux le voir avec les commentaires sous ta vidéo, certains ne comprennent pas que tu réduise le flow à une expérience de passivité. Et je les comprends parce que certaines expériences de flow – je ne sais pas si elles sont légions ou plutôt rares – se caractérisent, au niveau du ressenti, par une sensation de puissance. Il y a différentes manières de susciter pareille sensation. Une de ces manières pourrait être dite artificielle. Je pense à des jeux comme Assassin’s creed où l’on peut avoir une sensation de puissance à certains moments, sans qu’aucun véritable obstacle ne soit franchit, et cela parce que le personnage réalise des cabrioles impressionnantes sans qu’on ait besoin de s’échiner sur la manette. On serait ici dans une sorte de faux flow, pour la simple raison que nous ressentons une puissance qui nous est donnée d’emblée sans effort, et qui n’implique pas de connaissance profonde du jeu par le joueur. Face à cela, on aurait un flow véritable, où la sensation de puissance que ressent le joueur vient d’une action opportune et fluide qu’il réalise parce qu’il a une compréhension profonde de l’environnement dans lequel il agit. C’est cette expérience du flow, comme expression d’une véritable puissance du joueur, qui pose problème dans ta perspective.
Spontanéité et réflexivité
J’en viens donc au coeur du problème. Il me semble que tu saisis bien quelque chose quand tu distingues passivité et activité, estimant alors qu’il est impossible qu’il y ait activité dans le flow. Ce que tu saisis par ces deux termes j’appellerais ça spontanéité et réflexivité. Je crois que cette division rend mieux compte de l’expérience du flow. Le flow repose essentiellement sur la spontanéité, la fluidité, ce qui n’exclut pas une forme de liberté, d’activité au sens fort. Je pense que le point faible de ta réflexion est que tu identifies presque réflexivité et liberté. Or prenons des grands sportifs ou des grands musiciens : les moments où ils arrivent à une pleine expression de leur potentiel, où ils sont véritablement puissants, libres, actifs, sont des moments où ils ne sont pas réflexifs, où leurs actes précèdent leurs réflexions.
L’action libre et spontanée
Ces expériences de flow dans le jeu vidéo, je pense qu’on pourrait appeler ça « action libre » d’un point de vue philosopohique, et alors on pourrait ramener des penseurs comme Tchouang-tseu, Spinoza, Bergson, Deleuze, voir même un Bourdieu, pour comprendre ces actions qui semblent involontaires – dans lesquelles le sujet semble se dissoudre, s’oublier lui-même – et qui n’en sont pas moins des moments de grande liberté. Cela suppose de se défaire d’une vision de la liberté comme étant liée indissociablement à la conscience (exit Descartes par exemple). Il y a une forme de liberté qui passe par l’action de l’individu sans passer par sa conscience réflexive, une action non consciente qui exprime une grande puissance de compréhension chez l’individu. On pourrait dire en suivant le vocable de Bourdieu que c’est une « connaissance par corps ». En suivant Spinoza et l’interprétation qu’en fait Deleuze, on pourrait dire que c’est une action qui repose sur une « notion commune » : sur un mouvement commun à deux corps. Par exemple le mouvement électronique d’un jeu vidéo parfaitement assimilé par le joueur qui va, à partir de cette notion commune, pouvoir agir librement dans cet environnement vidéo ludique. En reprenant Bergson, on pourrait dire que l’action libre est celle qui, dans le présent de l’action, actualise le maximum de mémoire. Par exemple, dans un combat avec un boss, le joueur va mobiliser tous les échecs qu’il a mémorisé, au bon moment, et effectuer une action libre, puissante, qui va détruire son adversaire.
Les soubassements laborieux de l’action libre
Ce qu’on voit dans tous ces cas c’est que l’action libre est spontanée, donc non-réflexive. Ce qu’on voit aussi c’est que cette action repose sur compréhension forte, et ce genre de compréhension n’arrive pas sans efforts. C’est une compréhension qui passe par la pratique, par l’échec, par la réflexivité, par la remise en question, par du déplaisir. En ce sens, ces moments de liberté sont la pointe de l’iceberg, et cette pureté de l’action parfaite n’est rendue possible que par un travail bien plus trouble, bien plus laborieux. L’action libre est la pleine expression d’acquis, et ces acquis ne se constituent pas tout seuls, ils ne se font pas sans réflexivité. Mais le moment de pleine expression de ces acquis ne laisse pas de place à cette réflexivité, parce que l’action libre et spontanée est brouillée par la réflexivité, qui elle, est une mise à distance, un pas de côté, rendant impossible un plein engagement. Là on pourrait mobiliser toute une critique taoïste (Tchouang-tseu, et l’interprétation d’un de ses meilleurs commentateurs : Billeter) de l’intentionnalité, de la conscience humaine, qui interfère et rend impossible l’action libre, parce qu’elle est extérieure à la situation dans laquelle l’individu est inscrit.
En conclusion
Je suis peut-être parti un peu trop dans des considérations philosophiques précises au détriment de l’expérience vidéoludique. Mais en tout cas si je devais condenser mon propos, je dirais d’abord, dans une perspective philosophique : il y a une forme d’action libre qui n’est pas réflexive ; cette forme d’action est la pleine expression de la puissance d’un individu dans une situation donnée ; cette puissance individuelle est le fruit de la compréhension des forces dans lesquelles l’individu est pris ; elle repose donc sur un travail préalable qui inclut nécessairement l’échec et donc une forme de réflexivité ; cette action libre et spontanée n’est donc pas facile d’accès.
Et ensuite, en mettant ça en rapport avec l’objet jeu vidéo : si le flow est simplement compris comme sentiment de plaisir – j’y inclus le sentiment de puissance – générée par une action fluide alors c’est une notion qu’il faut abattre ; le qualificatif valorisant de flow – on peut lui préférer un autre terme – peut-être légitimement utilisé s’il s’agit d’une action impossible à réaliser sans une compréhension spontanée et forte de mécaniques de jeux élaborées ; en conséquence de quoi, ces actions libres sont impossibles sans des phases d’apprentissages des mécaniques constitutives du jeu, donc de phases impliquant échec et réflexivité.
Post-scriptum : un exemple personnel
Aussi, j’ai cherché vaguement des expériences de ce type dans ma maigre expérience vidéoludique, et les plus éclatantes j’ai du les avoir en jouant à Fifa. Parce que je passais des centaines d’heures dessus, que j’assimilais le fonctionnement de la machine, jusqu’à arriver à lâcher des actions parfaitement fluides qui finissaient en lucarne. Dans ces moments là, j’étais libre – sur Fifa donc il faut relativiser – j’étais à la fois totalement immergé dans le jeu et pleinement actif. Mais tout ça supposait de l’échec et des heures de pratiques.
Georges Peretz, 2017.