Jeux vidéo & digital labor

En attendant les robots, le dernier ouvrage d’Antonio A. Casilli (publié en 2019) porte sur les enjeux de ce qu’il nomme le digital labor. Cette notion définit selon lui le travail « du doigt ». Plus spécifiquement, il opère par cette notion une nouvelle forme de division sociale du travail. Originellement, cette division s’est faite par métier au sein des sociétés puis au sein d’un même métier. Casilli présente ce digital labor comme une forme de travail rémunéré ou non à la tâche. Cependant, les tâches étant tellement morcelées que celles-ci ne définissent dorénavant que des séries de manipulations d’un clavier ou de clics. Dans un chapitre d’ouvrage antérieur, il définissait de manière ouverte le digital labor de la façon suivante :

Par digital labor, nous désignons les activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles. Néanmoins, chaque post, chaque photo, chaque saisie et même chaque connexion à ces dispositifs remplit les conditions évoquées dans la définition: produire de la valeur (appropriée par les propriétaires des grandes entreprises technologiques), encadrer la participation (par la mise en place d’obligations et contraintes contractuelles à la contribution et à la coopération contenues dans les conditions générales d’usage), mesurer (moyennant des indicateurs de popularité, réputation, statut, etc.) (Casilli 2015:25).

C’est cette définition que nous retiendrons pour la suite de ce billet. Ce qui attire particulièrement notre regard, c’est que le digital labor décrit un processus de captation des richesses (informationnelles, etc.) créées par des usagers d’un service. Ces usagers peuvent être rémunérés ou non, comme dit précédemment. Dans la suite de ses travaux, Casilli questionne alors les formes d’aliénations plus ou moins heureuses auxquelles les technologies contribuent mais ce n’est pas la direction que je veux aborder maintenant. La question qui anime ce billet est la suivante : quelles sont les formes du digital labor qui sont aujourd’hui associées à nos pratiques vidéoludiques ?


Article mis à jour le 10/03/2019 : corrections orthographiques et grammaticales. Merci à Ryker pour sa relecture.


La plateformisation des écosystèmes et des jeux

Le marché actuel du jeu vidéo semble se concentrer autour des stores (Steam, Epic, Origin, Uplay, Itch, Ps Store, Twitch, Discord, etc.). En se basant sur les travaux de Casilli, nous énonçons que ces stores sont des plateformes dans le sens où ce sont des mécanismes multifaces. Elles ont la charge de coordonner, par algorithmes, et de mettre en relation des usagers produisant de la valeur. Ces usages sont alors réunis en catégories en fonction de ce qu’ils viennent chercher en utilisant ces plateformes.

Pour entreprendre une proposition de réponse, il convient de reprendre l‘explication de Casilli sur le monopole qu’exercent aujourd’hui ces plateformes de ventes dématérialisées. Casilli part d’un double constat. Premièrement, il observe une défaillance de la part des entreprises traditionnelles à extraire et analyser les données que les individus consommateurs produisent. Secondement, il considère que les marchés typiques ne permettent pas la meilleure allocation des ressources. Autrement dit, il y a une « production » (d’informations) non exploitée autant par les entreprises que par les marchés. Les plateformes sont alors des phénomènes permettant de valoriser ce qui était des pertes sèches causées par les entreprises et les marchés traditionnels. Typiquement, une situation telle que cela dans le jeu vidéo correspondrait à la période 1990-2006 puisque durant cette période, aucune production d’information n’arrivait à être captée par les éditeurs de jeux : une fois la copie d’un jeu acheté, plus personne ne se souciait donc de ce qu’il pouvait arriver (nous raccourcissons les traits ici). Dorénavant, des phénomènes comme l’intégration de méta-games tels que les succès sont une façon pour les propriétaires des plateformes de capter les informations produites en jouant.

Rétrospectivement, il est possible de supposer que l’enjeu organisationnel des éditeurs de jeux à partir de 2006 (et donc de la septième génération de consoles) a été de transformer leur activité par une plateformisation de leurs contenus. Cette plateformisation est notamment passée par la mise en place de « launcher » uniques pour les jeux d’un même éditeur. Valve, Origins, Epic et Uplay sont les grands représentants commerciaux mais nous pouvons aussi évoquer Battle.net qui fait l’office pour la société Activision-Blizzard. Ainsi, avec ces launchers, il devient plus aisé d’observer les comportements des joueurs et des joueuses, mais aussi leurs productions.  Ce que l’on entend alors par productions, dans ce cas précis, concerne les évaluations, les notations, l’animation des communautés organisées autour d’un jeu et bien entendu, les contenus vidéoludiques sous la forme de mods ou d’add-ons.

En tout état, il semble que les plateformes sont aujourd’hui les lieux de rencontres principaux entre les acteurs concernés par le jeu vidéo : éditeurs, créateurs, créatrices, joueurs et joueuses. Cette réflexion tient aussi pour les consoles puisque sans parler de stores, il est bien question de médiacenters dont l’environnement permet au propriétaire de capter toutes les formes de digital labor réalisées par les joueuses et les joueurs en jouant. Ainsi donc, dans ce billet, nous soutenons l’idée que si les jeux n’ont pas fondamentalement changé (dans le sens où il n’y a eu que peu de ruptures), ce sont surtout les écosystèmes de jeux vidéo qui ont été plateformisés.

Dès lors, penser les stores et d’une manière général les écosystèmes vidéoludiques comme des plateformes permet de considérer l’acte de jouer (par le biais de ces plateformes) à des jeux vidéo comme des formes de digital labor (Rayna Stamboliyska évoquait le #playbor (notion empruntée à Bruno Vétel) pour parler de cela dans une conversation sur le réseau twitter). Ou plutôt, l’acte de jouer à un jeu vidéo contient désormais une part non négligeable de digital labor, c’est-à-dire une forme de travail qui n’est pas obligatoirement rémunérée reposant sur la production d’informations produites par les joueurs et les joueuses, informations alors captées et traitées par les entreprises.

Le jeu comme digital labor

Casilli identifie trois formes de digital labor : le microtravail, le digital labor à la demande et le travail social en réseau. Dans la suite de cet article, nous allons voir la façon dont s’articulent ces formes de travaux appliqués aux jeux vidéo, notamment en incluant dans notre réflexion les recherches de Bruno Vétel et de Mathieu Cocq qui font aujourd’hui référence sur le sujet.

Le travail social en réseau est potentiellement la forme de digital labor la plus facile à associer à notre objet, le jeu vidéo. Casilli associe cette forme à la production de contenus et à leur partage au sein d’une communauté. On peut alors identifier des pratiques qui rentrent alors dans ce cadre. Par exemple, Steam se repose principalement sur ses features communautaires centralisés sur les pages « hub de la communauté ». Ces pages rassemblent l’ensemble des productions faites par les joueurs : partage des photos prises en jeu, billets sur le forum du jeu, mais aussi des guides, les évaluations, etc. Aucune de ces productions, faites sur la base du volontariat, n’est rémunérée. Il y a alors une confusion ou une difficile distinction entre ce qui relève du travail rémunéré et du travail non rémunéré (hobbys, jeux, etc.). Pour rappel :

la sociologie du travail a de longue date montré le lien qui pouvait unir passion et travail (Loriol et Le Roux, 2015 ; Sarfati, 2012), et c’est dans ce cadre qu’ont pu être pensées les activités des vidéastes sur YouTube ou des blogueur-euses (Flichy, 2010) (Cocq 2018:3).

En jeu, certaines mécaniques mettent en scène des actes productifs dans le seul but d’alimenter des contenus disponibles dans le jeu. Par exemple, Red Dead Redemption 2 propose un mode photo fortement contraignant puisque relié au Social Club de Rockstar. Assassin’s Creed Odyssey propose aussi cela et je me suis retrouvé à prendre plaisir à photographier et à partager des clichés qui apparaissent sur la carte du monde d’autres joueurs qui peuvent à leur tour signaler leur appréciation par un like. Ces exemples de digital labor communautaire sont le constat de nouvelles formes de valorisation de capitaux possédés par des personnes qui décident de mettre ces capitaux à disposition des plateformes. Lorsque je partage une photo prise d’Assassin’s Creed Odyssey, dans le jeu ou auprès de mes réseaux (Twitter, Facebook, etc.), je m’inscris dans une volonté de partage mais aussi dans une recherche d’une valorisation d’une de mes productions.

Dans tous les cas, les plateformes et les jeux eux-mêmes mobilisent des mécanismes incitant au digital labor communautaires. Mathieu Cocq apporte cependant un éclairage particulièrement intéressant pour expliquer les rapports commerciaux implicites ou explicites qui peuvent s’instaurer entre les producteurs de contenus et les plateformes. A partir d’une analyse des mécanismes de Twitch, il met en exergue la notion de capital communautaire qu’il définit comme :

la réputation et la relation de proximité construite par chaque streamer auprès de son audience, matérialisées dans des indicateurs et métriques fournis par la plateforme et gérés par le streamer. Le concept nous permet de comprendre la manière dont l’audience, mais plus encore la relation de proximité avec l’audience du streamer est réifiée (Cocq 2018:11).

Il semble donc plausible que la rémunération de ce digital labor soit fortement corrélée au capital communautaire d’une personne. Ce qui peut expliquer le comportement des personnes non rémunérées, en revanche, peut alors être le fait de vouloir partager (dans une perspective candide donc) et le hope labor, « c’est-à-dire la participation volontaire sur les plateformes dans l’espoir ( hope) d’opportunités professionnelles ultérieures » (Cocq 2018:7).

Le digital labor à la demande et le microtravail sont potentiellement plus complexes à saisir dans le cadre des stores vidéoludiques et des jeux vidéo. Pourtant, des travaux sur ces sujets ont déjà été menés et méritent une attention toute particulière. Pour poursuivre notre réflexion, nous allons principalement nous reposer sur Bruno Vétel. Dans le cadre de ses recherches de thèse, Vétel a observé les farmers, c’est-à-dire des joueurs et de joueuses qui se consacre à des actions répétitives dans le jeu pour ensuite revendre le fruit de ces actions. Cela peut-être des loots, mais aussi d’autres valeurs incrémentales propres à un jeu : de l’expérience ou encore des quantités de monnaies diégétiques (2016). En 2018, il publie une enquête ayant porté sur la situation de joueurs de dofus qui revendent la monnaie diégétique sur des marchés parallèles à des joueurs et des joueuses ne souhaitant pas farmer :

Cette monnaie est revendue sur internet contre des euros à la fraction des joueurs qui ne veulent pas « farmer » pour progresser. Ceux-ci veulent surpasser plus facilement d’autres joueurs, ou tenir le rythme de progression qu’un groupe qui consacre plus de temps qu’eux à jouer en collectif. Sans ce service lucratif, ces joueurs moins persévérants seraient contraints d’abandonner le jeu et en conséquence de cesser de payer leur abonnement mensuel, perdant l’accès complet à ce jeu freemium. (Vétel 2018:209).

Les recherches de Vétel nous permettent de constater que les mécanismes de farming (l’accumulation d’une valeur diégétique) et de grinding (gain d’expérience, etc.) sont des mécaniques particulièrement propices à l’émergence de microtravaux, et donc de digital labor. Bien que nous n’ayons pas fondamentalement exploré le digital labor à la demande, on peut cependant aisément constater son existence. Le jeu vidéo Guild Wars était un terreau pour ces pratiques puisque certains joueurs « haut level » se rendaient spécifiquement dans les premières zones du jeu pour proposer aux joueurs débutants leurs services : accompagnement dans les quêtes, découvertes de nouveaux lieux permettant par la suite de s’y téléporter, etc. Nous faisons ici l’hypothèse que l’instauration d’un système économique dans le jeu est susceptible d’aboutir à des formes de digital labor dans le jeu principalement, mais aussi à des pratiques qui peuvent dépasser le cadre du jeu pour devenir des échanges commerciaux en devise.

En attendant la conclusion

Dans le cadre de ce billet, il semblait important d’illustrer la porosité entre actes vidéoludiques et digital labor. Partant de la typologie des digital labor proposée par Casilli, nous avons tenté de constater la façon dont ce phénomène s’intégrait à l’acte de jouer. Les travaux de Cocq et Vétel, mobilisés ici, sont aussi le constat d’un engouement pour ces questions dans le cadre des game studies. En parallèle, l’actualité de 2018, pour le jeu vidéo, a particulièrement été marquante avec les constats de dérives au sein des studios de production : que cela soit en termes de crunch mais aussi en termes de harcèlements au travail. MissMyu et Thomas Versaveau, deux vidéastes ont particulièrement travaillé ces sujets pour aboutir à des productions médiatiques consacré sur ce versant « producteur » (MissMyu, 2018 ; Game Spectrum, 2019). Dans ce billet, je me suis attaché à intégrer aux game studies les problématiques posées par le digital labor. Aujourd’hui, le play design se doit de permettre de penser les jeux vidéo (et les plateformes) comme des espaces dans lesquels des richesses sont créées afin de pouvoir qualifier les rapports de force entre les éditeurs et les joueurs, entre les producteurs de jeux et les producteurs d’informations.

Esteban Grine, 2019.

Bibliographie :

  • Casilli, A. A. (2015) « Digital labor : travail, technologies et conflictualités », in D. Cardon & A. A. Casilli Qu’est-ce que le digital labor ?, Paris, Editions de l’INA, pp. 10-42.
  • Casilli, A. A. (2019). En attendant les robots. Seuil.
  • Cocq, M., (2018). « Constitution et exploitation du capital communautaire », La nouvelle revue du travail [En ligne], 13 | 2018
  • Vétel, B., (2018), « Les travailleurs pauvres du jeu vidéo », Réseaux, vol. 2, n°208-209, p. 195-228.
  • Vétel, B., (2016). À quoi jouent les « farmers » ? La construction sociotechnique des activités répétitives des joueurs en ligne. Séminaire : “Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques”.

Vidéographie