La gourde de Wukong

Si l’on fait attention à l’allure de marche du « prédéstiné », le personnage principal du jeu Black Myth Wukong, sorti en 2024 et édité, publié par Game Science, il est possible de voir un cycle de marche qui illustre à quel point le personnage principal avance avec une allure très assurée. On se rend compte qu’il conquiert l’espace par son simple mouvement. À titre personnel, j’aime beaucoup noter les cycles de marche. En revanche, ce n’est absolument pas le sujet dont j’ai envie de parler dans ce texte. Au bout de 15 heures de jeu, en fait, j’ai fixé un objet en particulier qui est la gourde du personnage principal. Et donc, c’est devenu tellement une obsession que je me retrouve à devoir partager la chose ici aujourd’hui sur les raisons qui font que finalement, l’objet me plaît autant. Donc, pourquoi j’ai envie de parler de la gourde dans Black Myth Wukong ?

Contextualiser la forme d’un objet modélisé en jeu

Dans un premier temps, cela vaut le coup de contextualiser l’usage de l’objet. C’est un objet de soin. Il n’y a aucune surprise par rapport à ça. Mais, il y a quelques petites spécificités que l’on verra après. Si l’objet m’a vraiment tapé dans l’œil, dès le début du jeu, c’est tout d’abord à cause de sa forme. Et pour nous, joueurs et joueuses dans un contexte sociohistorique plutôt européen, ce n’est peut-être pas quelque chose de typique. Dans mon expérience, les gourdes n’ont pas cette forme-là. Et là, c’est intéressant, parce que la gourde dans Wukong est donc une gourde qui a la forme d’une calebasse, de la famille des cucurbitacées.

Mais, pourquoi, du coup, cet objet se démarque dans le jeu ? Quand on joue à des jeux vidéo, on n’est pas forcément habitué à cette forme de gourde et d’outils de restauration de la vie. On va être habitué à des fioles, par exemple, pour boire des élixirs. C’est ce que l’on a dans la plupart des Dark Souls, par exemple. En tout cas, des jeux From Software. On va retrouver ça des formes de fioles dans tous les RPG un peu typiques auxquels on a été habitué, auxquels on a été socialisé. Éventuellement, dans certains jeux d’aventure, on va avoir des gourdes qui vont être faites à partir de peau d’animal. Et donc, on va avoir cette espèce de gourde qui est très malléable parce qu’en fait, elle est juste remplie d’eau et ce n’est que du tissu qui permet de contenir la substance à l’intérieur. De fait, on a cette représentation de la gourde qui est juste l’objet typique que l’on peut se représenter à partir d’un certain imaginaire collectif européen. Dans certains cas, quand les développeurs et les développeuses se permettent de représenter cela, on va avoir des gourdes spécifiques pour des contenants d’alcool, etc. Dans Red Dead Redemption 2, par exemple, on a des flasques. Et donc, on a cet objet de flasque en métal ou en verre qui est vraiment très facile à situer. Dans Black Myth Wukong, nous avons donc une calebasse. On pourrait s’arrêter là. Or, dans une certaine mesure, c’est vraiment quelque chose qui rappelle l’importance d’avoir des jeux vidéo qui représentent des cultures et qui sont produits par les personnes concernées par ces cultures.

Pourquoi une telle remarque ? Parce qu’un développeur européen, par exemple, n’aurait peut-être pas eu l’idée, s’il n’a pas fait son travail de recherche en amont, de se dire : « tiens, c’est bon, mon jeu, mon setting, ça va se passer en Chine médiévale. Et donc, pas besoin de trop réfléchir à la chose, on va avoir une gourde pour se restaurer de la vie, et donc, on va prendre cette flasque toute mobile en tissu, que sais-je ». Cependant, dans ce cas précis, nous avons un studio chinois qui est très connaisseur, forcément, de sa propre culture, de ses propres cultures, et donc là, on a une calebasse. Dès lors, un enjeu légitime de connaissances pour un joueur européen serait de révéler à quoi fait référence socioculturellement cette gourde.

Un ancrage sociohistorique de la calebasse

En Chine, la calebasse a été utilisée comme un contenant pour beaucoup de choses, dont des liquides, mais également, par exemple, des médicaments. C’est pour ça qu’il y a des récits très célèbres chinois, qui portent sur des médecins, qui vont avoir des calebasses contenant des pilules et des breuvages médicinaux. Dans Black Myth Wukong, la gourde va avoir un deuxième usage qui est de capturer des monstres. En tout cas, oui, on va signifier que l’on peut capturer, donc, des essences de monstres. Pour un regard européen qui ne connaît pas forcément l’histoire des pérégrinations vers l’ouest, il ne sera pas possible de reconnaître immédiatement la référence. Cela étant, il faut savoir que dans « Les pérégrinations vers l’ouest », qui est le roman qui présente pour la première fois Sun Wukong, roman qui a été écrit au XVIe siècle, il y a toute une histoire à propos d’une gourde qui permet d’encapsuler, de capturer des monstres. De fait, cela devient merveilleux de savoir que derrière la gourde du jeu se trouve en réalité une référence transmédiatique de plusieurs siècles. Qui plus est, incorporée en jeu de la sorte en tant que mécanique, il s’agit également d’une réappropriation ludique d’un des passages clefs du roman chinois.

Donc, à un moment, Sun Wukong se promène et il tombe sur des monstres. En fait, ces monstres veulent le capturer à l’aide d’une calebasse magique. Sun Wukong est bien plus malin que ce à quoi on peut penser quand on se représente d’autres types de personnages qui reposent sur Wukong, comme Son Goku ou encore Luffy dans One Piece. En fait, Sun Wukong, c’est vraiment quelqu’un de futé. C’est un singe malin, malicieux. Et donc, il va jouer un tour à ces monstres qui essaient de le capturer. D’abord, il va se transformer en humain, puis il va aller les voir et leur dire : « Mais votre gourde est fantastique, j’aimerais bien l’avoir. Est-ce que vous ne voudriez pas l’échanger contre la mienne ? »

Et là, il va leur dire un mensonge : « Regardez ma gourde. En fait, la mienne permet de capturer l’intégralité du ciel alors que la vôtre ne permet que de capturer des monstres. Donc, si vous y pensez, vous voyez bien que votre gourde, elle est nulle en comparaison de la mienne. Mais dans ma grande sympathie, je vous propose la chose suivante : vous me donnez votre gourde qui capture des monstres. Et moi, je vous donne la mienne qui capture l’univers. »

Forcément, les monstres ne sont pas totalement dupes. Ils se disent « Mais peut-être qu’il y a Anguille sous roche. » Mais c’est là où Sun Wukong a été plus malin puisque, en amont, il a joué de ses relations avec le ciel pour faire croire ce mensonge. Donc, il est allé voir ses copains dans le ciel (Nezha, de mémoire). Il leur dit « Écoutez, je vais jouer ce tour à ces monstres. Est-ce que vous pouvez jouer ce tour avec moi ? »

Alors, je simplifie clairement le récit tel qu’il est raconté dans l’ouvrage, mais je crois tout de même avoir conservé l’essence de ce passage. Et à titre personnel, voici l’une des références qui font que j’ai autant cristallisé mon regard sur cette gourde. D’un côté, il y a donc cet objet, vraiment la forme de l’objet, cette calebasse qu’on ne voit pas régulièrement dans les jeux qui nous parviennent sur le marché européen, sur le marché américain, Amérique du Nord, etc. Mais si on s’arrête juste à la surface, on ne comprend pas, en fait, tous les niveaux qu’il y a derrière l’objet. Et donc, ce n’est pas pour rien que cette gourde permet de soigner, en fait. C’est parce que c’est justifié dans l’histoire du jeu, mais également dans les pratiques sociotechniques chinoises. C’est un objet qui a réellement été utilisé pour transporter des médicaments. Et en plus, on s’aperçoit qu’en fait, c’est complètement raccord à la mythologie des pérégrinations vers l’ouest. Puisque Wukong, au cours de son voyage, met la main sur un objet qui permet de capturer des monstres, choses qu’on retrouve, du coup, dans le jeu. Et ça, je trouve ça absolument fantastique de pouvoir montrer qu’en fait, cette mécanique ne vient pas de rien, elle n’a jamais été gratuite. Elle vient vraiment d’une légende et d’une histoire qui est ancrée dans la culture chinoise.

Vers un multivers des gourdes ?

Il est même possible d’aller encore plus loin. Le récit de Sun Wukong, c’est un récit qui se déroule au 7e siècle après Jésus-Christ, évidemment, en Chine. Ce qui est remarquable, c’est qu’à cette même époque, dans la réalité, il y a une coutume qui commence à émerger. En tout cas, les historiens et historiennes ont été en mesure de la documenter à partir de cette période. C’est la collection d’insectes et en particulier, le fait d’avoir des criquets, notamment comme animaux de compagnie. C’est quelque chose que l’on peut voir, notamment, dans des films comme Mulan de Disney. Et ce qui est fantastique, c’est que, pour garder ces insectes, ce sont des calebasses ou des gourdes qui sont utilisées. Nous avons, donc, dans le récit de Sun Wukong, une calebasse qui permet de capturer des monstres. À la même époque, dans la réalité, cette fois, il y avait une coutume qui était constatée et qui était de capturer des insectes et de les conserver dans des cages en forme de gourdes. Peut-être que cela remémorera d’autres jeux, en l’occurrence Pokémon.

Voici possiblement l’une des origines du mythe expliquant pourquoi on capture aussi des monstres, des Pokémon, avec des Pokéballs, pokéballs provenant également d’un fruit (le noigrume) ayant une forme de calebasse. Loin de moi, l’idée de vouloir défendre un lien absolument direct entre Sun Wukong et la licence Pokémon. Ce n’est pas du tout mon objectif. Cependant, je ne peux pas m’empêcher d’y voir, quand même, une connexion au sein d’un même espace où circulent des idées similaires qui se ressemblent et qui échangent.

Ce que j’aime particulièrement dans cet exercice, c’est de montrer qu’un détail au semblant insignifiant se révèle absolument passionnant et que tout objet a une histoire qu’il est intéressant de documenter. À travers la gourde de Sun Wukong, il se révèle un monde de merveilles et de choses absolument fantastiques à expliquer et à connaître. Et j’aime bien cette idée que vous avoir partagé cette hyperfixation du moment me concernant, cela vous aura évoqué une envie d’aller découvrir ce qui se cache derrière l’insignifiant qui est finalement signifiant. ■

esteban grine, 2025.


Quelques références qui m’ont été utiles pour ma connaissance mais que je ne mobilise pas directement dans ce texte :

China Zone – English (Réalisateur). (2020, juillet 28). Journey to the West1986 EP12 |Treasures Recovered in Loutus Cave| 西游记 [Enregistrement vidéo]. https://www.youtube.com/watch?v=cjXeg_DxxwY

Durand-Dastès, V. (s. d.). Littérature narrative et religions chinoises du XIIe au XIXe siècles : Un surnaturel bien de ce monde. [Habilitation à diriger des recherches].

Gast, M. (1992). Calebasse ou gourde. Encyclopédie berbère, 11, Article 11. https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.2038

Mizer, N. (2014, décembre 18). “Of Crickets and Gourds : Pokemon as Ancient Chinese Folk Game”. The Geek Anthropologist. https://thegeekanthropologist.com/2014/12/18/of-crickets-and-gourds-pokemon-as-ancient-chinese-folk-game/

Sun, H. (2018). Transforming Monkey : Adaptation and Representation of a Chinese Epic. University of Washington Press.

Voon, C. (400apr. J.-C., 30:00). In Ancient China, Pet Crickets Spent the Winter in Opulent Gourds. Atlas Obscura. http://www.atlasobscura.com/articles/what-are-cricket-gourds

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