La nécessaire déconstruction du joueur-lecteur

La nécessaire déconstruction du joueur-lecteur

Depuis les années 1990 et le colonialisme de la narratologie sur les jeux vidéo, il est facile mais pertinent d’amalgamer le.a joueur.euse de jeux vidéo à un.e lecteur.ice. Je souhaite donc discuter brièvement de ce sujet car cela touche finalement à un positionnement épistémologique important duquel je ne pourrai pas me soustraire.

Lorsqu’Aarseth termine sa thèse et publie Cybertext en 1997, il assimile les jeux vidéo à des formes, peut-être un peu plus élaborées que les autres, de textes. Chose grandement aisée dans les recherches anglosaxonnes puisqu’une petite histoire de la pensée attribue à Mc Luhan (1964) la paternité plus ou moins directe de nombreuses réflexions ayant ce postulat. Et c’est à mon sens le cas ici. Malgré les Derrida, Barthes et autres, l’apparition de Mc Luhan dans de nombreux ouvrages en media studies témoigne de sa pensée prolifique. Il y a chez lui notamment une conception particulière des médias dans le sens où le contenu d’un média est toujours un autre média. Il faut savoir que Mc Luhan voit alors le monde uniquement à travers le prisme de média, où toute chose est média contenant un autre média tels des poupées russes. Ainsi, un exemple simple de la chose serait de dire que la télévision, média par excellence des 30 glorieuses, contient le média « image », le média « son ». Ce dernier est la transcription sonore du média « texte » qui quant à lui contient la « parole » d’un.e individu.e, parole sensée représenter la « pensée » d’un.e individu.e.

En voilà un raccourci particulièrement intéressant ! chaque média contient un autre média, cela veut donc dire qu’un chercheur, par simple transitivité, peut aller observer ce qu’il se passe dans un objet d’étude qui lui est plus ou moins éloigné ! Si les jeux vidéo ne contiennent finalement que des livres, pourquoi les joueurs ne seraient-ils pas de simples lecteurs ?

Trêve de plaisanterie, la pensée de Mc Luhan à ce sujet est particulièrement intéressante dans le sens où un objet compliqué peut alors se décomposer un plusieurs objets déjà connus : le jeux vidéo est-il encore trop compliqué ? Ce n’est pas grave car il contient images et récits. Dès lors, nous pourrions analyser ces objets avec des modèles, des types de structures déjà connus issues du cinéma ou de la littérature et ce serait en plus particulièrement efficace, à défaut de pouvoir réussir ce pari dans 100% des cas.

Il n’y a pas une audience uniforme aux médias, aux œuvres

Voilà le nœud pourtant du problème dans mes observations : observer l’objet ne doit pas nous inciter à faire des amalgames avec les autres paramètres de l’expérience vécue avec l’œuvre ou pire, les réduire à l’inexistant, comme le font bon nombre de procéduralistes à propos des joueurs.euses. L’audience, elle, est encore et toujours la cinquième roue du carrosse, le canard boiteux, le mauvais élève, l’âne de la recherche, celui ou celle dont l’œuvre peut se passer pour exister. Or sa caractérisation doit nous permettre une meilleure compréhension de l’œuvre et de l’expérience que cette dernière suscite et la première chose qu’il me semble intéressant de faire est de faire table rase du vocabulaire déjà existant. Assimiler le.a joueur.euse au.à la lecteur.ice peut semble pertinent au premier abord car cela invite immédiatement la personne nous écoutant à faire des ponts entre son vécu en tant que lecteur.ice et sa potentielle expérience en tant que joueur.euse. On s’imagine alors être le.a découvreur.euse du récite, celui.celle qui dévoile et révèle le mystère au recoin d’une page ou grâce à une manette. Mais une fois que nous avons dit cela, n’avons nous pas tout dit du joueur-lecteur ?

N’est-ce pas là un travers terrible de cet amalgame tandis que des auteurs anglosaxons en théorie de l’art ont déjà dépassé ? Kendall Walton, avec sa make-believe theory, fait de l’œuvre créée par l’artiste un simple outil propice à libérer l’imagination de son observateur. L’audience devint alors cocréatrice de l’expérience vécue. Que l’artiste garde son œuvre pour lui.elle seul.e s’il.elle ne veut pas accepter cela ! Dans ce cadre, l’intérêt n’est même plus de savoir qui est auteur de quoi. Cela nous invite à nous interroger sur ce qui est finalement intéressant d’observer. Frome (2006) par exemple parle bien plus d’expériences. Il s’intéresse aussi à caractériser les audiences et les émotions suscitées par une œuvre. Voilà par exemple un angle intéressant pour déconstruire le joueur-lecteur. Dans les deux cas, il s’agit globalement d’un individu faisant un effort non négligeable pour parcourir une œuvre. Cependant, les sentiments suscités sont-ils les mêmes et en fonction de quoi ? Frome nous soutiendrait que non.

En distinguant le participant-observateur du participant-acteur dans l’expérience, Frome explique que les émotions ressenties ne sont pas du tout les mêmes en fonction des arts dans lesquels s’inscrivent les expériences vécues. Prenons une situation scénarisée et hypothétique d’un choix cornélien faire. En tant qu’observateur de ce choix (par exemple si nous sommes lecteur), nous allons ressentir un désir pour que le protagoniste choisisse une solution plutôt qu’une autre et une fois le choix réalisé, nous allons être soit heureux soit en colère, ou triste, etc. Pourtant, si nous sommes acteur par exemple en étant joueur), une fois le choix fait, allons-nous ressentir les mêmes émotions ? Je fais l’hypothèse que non, peut importe le choix, nous manquerons d’information pour pouvoir juger de cela immédiatement, pire, nous pourrions ressentir du regret. Frome pose la question suivante : est-ce que le regret ressenti par un participant vis-à-vis d’un événement d’un récit composant une œuvre  est le même, peu importe le fait d’être observateur ou participant, lecteur ou joueur ? Au-delà de la question philosophique, l’évidence montre à quel point le joueur est différent du lecteur, dans son comportement, dans les émotions ressenties, dans la gestion du temps, du stress, etc. Plus que le reste, il m’est nécessaire de sortir de vocabulaire pour parler de « participants », « d’expériences » plutôt que « joueurs » ou d’œuvres ».

Ici gît le dilemme donné au chercheur supposant trop rapidement le.a joueur.se de jeux vidéo comme un.e simple lecteur.ice. Je suppose nécessaire l’émancipation du joueur du cadre du lecteur (surtout que les réflexions sur les audiences ne nous ont pas attendus). Celle-ci bien qu’importante à mes yeux, n’est pas si primordiale que cela en fonction des objets de recherche de chacun.e. Or, il se trouve que je me sens plus en phase avec mon objet, ma méthodologie et mes ambitions de recherches en posant l’hypothèse que le.a joueur.euse n’est pas/plus un.e simple lecteur.ice. Au contraire, c’est par cette émancipation, aussi artificielle soit-elle pour celui ou celle qui me lit, que mes recherches ont un semblant d’intérêt. ■

Esteban Grine, 2017.