Cela fait très longtemps que je souhaite parler de VR Chat, d’une façon ou d’une autre. La raison est assez simple : ce jeu est à mon sens un parangon de la façon dont je conceptualise les objets vidéoludiques, à savoir des systèmes sociaux lacunaires. Systèmes car ils sont le fruit d’interactions entre une structure et des individus ; sociaux car ils s’inscrivent dans un contexte socioculturel particulier et qu’ils représentent et donnent à jouer des relations sociales avec d’autres joueurs/joueuses ou tout simplement des PNJs ; lacunaires car ils sont simples : les représentations (du monde par exemple) sont partielles et le game design remplace les corrélations par des causalités immédiates tout en représentant ce que l’on croit être là réalité. Chaque action a un effet immédiat, ce qui ne saurait être systématiquement le cas dans la réalité. J’aurai l’occasion de développer prochainement sur le sujet puisqu’il s’agit d’une idée que je développe de plus en plus dans mes travaux de recherches.
En tout état, il me semble important d’aborder une pratique que je suis depuis quelques mois maintenant à savoir : les documentaires réalisés à partir de captures réalisées en jeu que je distingue des documentaires faisant usage de captures de jeu dans un but d’illustration. Comment identifier et catégoriser ces nouveaux contenus ? Y’a-t-il des distinctions fondamentales entre cette forme de documentaires et des créations plus typiques ?
Note au lecteur / à la lectrice : cet article est pour moi l’occasion de noter mes quelques pensées sur le sujet. Maintenant, je suis sûr au moins de ne pas les oublier.
Nouveau genre ou transfert des codes du documentaire ?
Depuis quelques mois, j’observe avec grande attention des séries de discussions dans VR Chat entre joueurs/joueuses et un enquêteur (en l’occurrence les vidéastes Disrupt et Syrmor). Les vidéos auxquelles je fais référence sont donc des témoignages sur des tranches de vie particulièrement difficiles ou tristes ou encore potaches. Toutes sont marquantes à leur façon. Pourtant, on peut s’interroger s’il s’agit, dans une certaine mesure d’un plaisir pervers de découvrir la vie d’une autre personne. Les vidéos auxquelles je fais donc référence reposent sur des marqueurs pragmatiques de genres télévisuels et cinématographiques bien identifiés : la télé-réalité et le film documentaire. Par exemple, la pratique de Disrupt s’inspire fortement des micros-trottoirs voir des guerilla researches dont la méthodologie est d’approcher rapidement un individu en lui posant des questions sur un objet ou une problématique (Jones, 2019). S’en suit tout un montage de plusieurs répondants dont les propos se répondent. Syrmor quant à lui privilégie des entretiens plus longs voire sur plusieurs sessions (c’est par exemple le cas de sa courte série avec Jordan Lagreco, un enfant ayant un avatar de chat-ange).
Contrairement à certains mockumentaires (certains faux documentaires) tel que l’excellent Farcry 5 – The story begins de Neebs (2018), les démarches de Syrmor et Disrupt sont proches de celles de journalistes vidéastes souhaitant révéler la vie de personnes pour le premier et répondre à une problématique pour le second. Ce qui m’intrigue aussi, c’est que l’on peut voir que le professionnalisme des démarches est progressif. Syrmor est bien plus dans un registre humoristique dans ses premières vidéos, en particulier avec Jordan où on les voit jouer en même temps, tout en le mettant parfois mal à l’aise (Jordan, probablement élevé dans une famille chrétienne tombe des nues par exemple lorsqu’il découvre que personne autour de lui ne semble croire en l’existence de Dieu) mais au fur et à mesure, il adopte une démarche bien plus sérieuse. De même, très tôt, on peut observer une recherche de l’émotion, ce qui invite à une discussion sur le sensationnalisme de ces documentaires en jeu. Les dernières vidéos de Syrmor reflètent plutôt cela puisque les sujets portent sur, entre autres, un enfant papillon, un homme en train de mourir, etc (kotaku, 2019).
Pour conclure brièvement cette partie, il semble qu’associer ces vidéos à de la télé-réalité semble erronée dans le sens où on ne fait pas face à un « système de cruauté » comme on peut l’être face à par exemple des gamedocs tels que Loft Story et les jeux de télé-réalité qui ont suivi. Je rapproche d’avantage les vidéos de Syrmor et Disrupt des productions audiovisuelles comme Strip Tease : l’objectif est alors de montrer la réalité d’une situation de vie. Pourtant contrairement aux documentaires typiques, l’audience n’a aucune image pour constater la réalité telle qu’elle se présente. Ce sont des avatars, potaches, mignons, zoomorphes, issus de mangas, dans des lieux virtuels qui évoquent des parcours de vie complexe. Cela m’amène donc à me questionner sur le dispositif médiatique effectif de ces documentaires.
L’authenticité de l’anonymat
La vidéo qui m’a lancé dans le visionnage de l’ensemble est celle de Disrupt. Dans celle-ci, le vidéaste partage les plus grands regrets de ses enquêtés. On a alors droit à des registres variés : un parlant de son échec scolaire, un autre évoquant son service militaire. Puis, la vidéo met l’emphase sur le témoignage de ce qui semble être un homme d’une trentaine d’années racontant sa relation avec son étrange mère. Cette dernière avait pour habitude de parler aux arbres de son jardin et le jour de sa mort, l’enquêté découvre pourquoi sa mère parlait aux arbres. Selon ses propos, il découvre qu’avant de l’avoir, elle fit trois fausses couches et les fœtus furent enterrés sous des pousses d’arbres.
Ce qui m’interpelle ici est la force évocatrice de ce récit qu’il faut maintenant imaginer comme une histoire racontée par un petit panda dans le monde virtuel de VR Chat. Les vidéos de Syrmor contiennent aussi cette rupture entre d’un côté des sujets profondément sérieux et des cadres visuels aux contenus aberrants. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, j’ai le sentiment que ces incohérences renforcent d’autant plus ces récits. Le dispositif médiatique fait alors un usage intensif de la capacité des avatars de VR Chat à susciter des émotions. Plus particulièrement, et contrairement à d’autres vidéos mettant en scène des avatars, VR Chat permet l’expression d’un langage verbal direct via microphones et d’un langage corporel non verbal authentique puisque c’est par exemple en bougeant les contrôleurs que l’avatar va disposer ses bras différemment. Je distingue ici ce langage corporel non-verbal authentique du langage non verbal intermédié (les emotes en font partie entre autres). De même, ce type de dispositif met en avant une forme d’anonymisation de récits personnels. Contrairement à ceux que j’ai pu voir par le passé, l’anonymisation en jeu renforce l’empathie tandis que l’anonymisation que j’ai pu voir dans des films documentaires déshumanise les enquêtés. Je fais donc l’hypothèse que l’anonymat en jeu renforce l’empathie que l’on peut éprouver dans des situations de communication en jeu.
« God is a Cloud »
Je n’ai malheureusement pas le temps de faire des recherches plus poussées et j’ai l’impression que ce billet est plus brouillon que d’autres que j’ai pu rédiger ici. Je sais juste qu’on est loin du « système de créauté » évoqué par Couldry et Raynolds pour définir la téléréalité. Cependant, cela me tenais à cœur de pouvoir aborder la réalisation de documentaires permises par les jeux vidéo ; et en particuliers VR Chat. De même, je ne prends pas le temps de faire une recherche d’un potentiel état de l’art. Cependant, je suis assuré qu’il y a là un artefact des pratiques vidéoludiques émergentes à ne pas laisser de côté. Peut-être que dans le futur, la recherche pourra se saisir de cet objet, de cette pratique afin de mieux la théoriser qu’ici.
Esteban Grine, 2019.
Bibliographie et Vidéographie
Couldry, Nick, et Pierre-Élie Reynolds. « La téléréalité ou le théâtre secret du néolibéralisme ». Hermes, La Revue, vol. n° 44, no 1, 2006, p. 121‑27.
Couldry_Reynolds_2006_La téléréalité ou le théâtre secret du néolibéralisme.pdf. http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=HERM_044_0121&download=1. Consulté le 29 juin 2019.
Disrupt. people in Virtual Reality explain IRL death. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=ZZxYftJ0bqA. Consulté le 29 juin 2019.
—. people in Virtual Reality share their biggest regrets. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=jYGA3QRpX0o. Consulté le 29 juin 2019.
Jones, Luke. « An introduction to guerrilla research ». UX Collective, 25 février 2019, https://uxdesign.cc/an-intro-to-guerrilla-research-13a593b66a75.
Neebs Gaming. Far Cry 5 – The Story Begins – Documentary. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=3LNASTpeB7Q&t=523s. Consulté le 29 juin 2019.
Snapshot. http://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2006-1-page-121.htm. Consulté le 29 juin 2019.
Syrmor. Dying Man In Virtual Reality Looks Back On His Life. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=61V3-TLee2s. Consulté le 29 juin 2019.
—. Guy In VRchat Talks About Ex Girlfriend (ft. RubberNinja & Mr.Wobbles). YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=gFcCJcq0DDU&t=11s. Consulté le 29 juin 2019.
—. VRCHAT little kid is too innocent for VR. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=KmXEOLlX-Hk. Consulté le 29 juin 2019.
Winkie, Luke. « A YouTuber Finds Wholesome, Heartbreaking Stories Behind Silly VRChat Avatars ». Kotaku, https://kotaku.com/a-youtuber-finds-wholesome-heartbreaking-stories-behin-1833615961. Consulté le 29 juin 2019.