Dans mes travaux de recherches, l’usage «d’exploration» est pluriel même si je fais principalement référence à l’un des rôles attendus de l’audience dans la situation de communication et donc une attitude de la part de l’audience. Plus précisément, il s’agit d’une des stratégies interprétatives qu’elle peut mettre en place en vue de décoder un sens ou de coconstruire un discours (comme j’ai déjà pu présenter l’idée dans d’autres articles). Dans ce contexte, l’exploration, comme stratégie, repose sur l’importance de l’ouverture attentionnelle curieuse qu’e Nicolas Auray et Bruno Vétel définissent de la façon suivante :
« À la différence d’un simple contrôle de l’activité qui tente de résorber les imprévus venus du contexte, l’ouverture attentionnelle curieuse, que l’on peut aussi appeler « agir exploratoire », consiste à se rendre disponible à des perturbations » (Auray and Vétel 2013:159)
De fait, par exemple, même si dans les jeux Earthbound, Mother 3 et Undertale, l’audience explore des lieux afin de révéler des éléments de l’intrigue, une autre forme d’exploration peut se superposer et correspond au comportement d’une personne se rendant disponible aux perturbation. Dans le cas de mon corpus, cela peut être un mini-jeu comme la course d’escargot dans Undertale ou la recherche d’un lieu où se faire photographier dans Earthbound.
Ce billet est une version pour internet d’une section de mon manuscrit de thèse que je prépublie. Cet article est soumis au droit d’auteur comme l’intégralité de ce blog. Pour citer cet article, merci d’utiliser la citation suivante :
Grine., E., (2020). L’exploration comme socialisation. Les Chroniques Vidéoludiques.
Dans ce billet, je défends l’idée que l’exploration peut aussi être envisagée depuis une perspective sociale dans le sens où à un instant T, l’audience peut explorer une représentation systémique d’organisation sociale et adopter des comportements prosociaux ou antisociaux. L’exploration est donc perçue ici comme un comportement que le game design peut suggérer. J’interroge donc les possibilité ici d’une exploration sociale dans les jeux vidéo. Pascaline Lorentz associe l’exploration sociale à une forme de socialisation :
« l’exploration sociale qu’ils et elles poursuivent durant une session de jeu permet aux individus jouant d’adopter des rôles et d’étendre leur plasticité (Lorentz, 2013). De fait, les joueurs et joueuses développent une plus connaissance de soi plus riche, une meilleure compréhension de la vie qui pavent alors un boulevard pour une meilleure qualité de vie » (Lorentz, 2014:29, ma traduction).
Plus précisément, Lorentz propose la notion de socialisation vidéoludique. Citant Süss (2006), elle définit la socialisation comme « le processus social par lequel un sujet devient un être social » (Lorentz, 2013:2). La socialisation vidéoludique s’inscrit de fait plus largement dans le processus de socialisation des individus et fait donc référence au développement de ce processus lors de l’acte de jouer à un jeu vidéo. En effet, j’énonçais dans un précédent billet (celui de ma communication donnée à Rennes) que ce dernier propose son audience d’adopter un statut au sein d’un système social. Ce statut est alors lié à des rôles qui définissent les modalités d’interaction avec l’écologie d’un jeu. Par exemple, dans Earthbound, dès le début du jeu, l’audience, par le biais de son avatar Ness, obtient son statut d’enfant de la légende. Buzz Buzz, personnage clef de l’intrigue et insecte du futur ressemblant à un scarabée rhinocéros, énonce au début du jeu et après qu’on en fasse sa rencontre :
there is a well known legend that has been handed down from ancient times. It says « when the chosen boy reaches the point, he will find the light. The passing of time will shatter the nightmare rock and will reveal the path of light ». You see, it is my opinion that you are that boy, Ness.
Buzz Buzz, Earthbound (Ape Inc, 1994)
De fait, il devient donc intéressant de mentionner que dans le cas des jeux vidéo, l’avatar que l’on incarne, avatar qui peut être, dans la typologie de Fanny Georges : marionette, masque et/ou mouvement (Georges, 2013), définit un statut qui à son tour définit un ensemble de rôles. Dès lors, on peut énoncer que jouer à un jeu vidéo déclenche un « effet proteus» sur son audience dans le sens où cet effet est défini, par Jérôme Guégan, de la façon suivante :
« Sous l’action de sa propre image, de la représentation de soi virtuelle, l’individu va donc s’auto-influencer et rationaliser ses attitudes et ses comportements au sein de l’environnement virtuel, dans le sens des indices identitaires véhiculés par l’avatar. Cette influence de l’apparence de l’avatar est appelée « effet Proteus » (du nom du dieu de la mythologie grecque qui possédait la faculté de métamorphose). » (Guegan 2017:7)
Dans Earthbound, le game design du jeu contraint à adopter principalement des comportements pro-sociaux dans le sens où l’audience est «obligée» de résoudre des situations conflictuelles, des désastres et autres problèmes sociaux afin de poursuivre le récit. Etant l’enfant de la légende, selon Buzz Buzz, l’audience, contrainte, agit en tant que telle. Là où Mother 3 propose quand à lui une plus grande variété d’expériences puisque l’audience incarne plusieurs avatars au fil de l’aventure.
En revanche, même si Undertale suggère fortement à son audience de se comporter pacifiquement (que cela soit dans son contenu ou dans les paratextes), l’audience est relativement libre d’agir comme bon lui semble. D’où l’existence des multiples fins. De même, l’avatar, Frisk/Chara, est relativement neutre, à tel point qu’iel est genré·e par they/them. Plusieurs interprétations peuvent expliquer cette non-binarité. On peut partir du postulat que Toby Fox a voulu un personnage non-binaire mais on peut aussi supposer que les monstres font référence au duo Chara/Frisk systématiquement. Il s’agit là d’une interprétation possible et partagée au sein des communautés Undertale. Enfin, on peut simplement supposer que l’usage de la non-binarité avait pour objectif de permettre à l’audience de se projeter plus facilement dans cet avatar. A titre, personnel, je faisais référence à Chara par «il» alors que maintenant j’emploie le «iel».
Ainsi donc, on peut défendre la thèse que l’exploration sociale d’un jeu vidéo, la socialisation vidéoludique, est rendue possible à la fois par le game design et par l’audience. Autrement dit, pour reprendre les propos de Genvo, les jeux vidéo sont des espaces de contingence (2013) permettant aux joueurs et joueuses de (se) socialiser. En s’exprimant au sein d’une expérience-cadre (Cayatte, 2018), L’audience peut, à différents degrés en fonction de la discursivité du jeu, exprimer son «agir exploratoire» par le biais d’un ensemble de procédures (ibid). L’expérience vécue est alors un processus social plus ou moins contraint selon la discursivité du jeu et ce, en fonction des stratégies discursives et interprétatives adoptées.
Cette dernière affirmation rejoint les propos de Lorentz qui, à partir de son étude de cas, The Sims, énonce que les joueurs et joueuses adolescents effectuent un «voyage socialisant» dans le sens où des individus par l’adoption de rôles dans un jeu vidéo (se) socialisent et apprennent à se comporter en société (Lorentz, 2013:5). Si Lorentz reste prudente, je soutiens, en prolongeant son propos, que chaque jeu propose un voyage socialisant permettant à son audience d’adopter ou de rejeter des rôles qui sont définis par le système social du jeu. Ce voyage socialisant est dans mon propos co-construit d’un côté par les contraintes imposées par le game design et de l’autre, par l’adoption de stratégies interprétatives attendues ou non. Dès lors, même si je ne détaille pas l’acte d’explorer dans le sens de parcourir un espace afin par exemple de le cartographier ou de révéler ses secrets, il est intéressant d’analyser la façon dont les espaces sont agencés par le level design afin de suggérer aux joueurs et joueuses d’adopter certains rapports au monde du jeu et certains comportements par rapport à d’autres pairs. J’essaierai d’aborder la question plus en détail dans un prochain billet.
Esteban Grine, 2020.