Parfois, il suffit de peu pour se lancer dans une petite recherche dont l’objectif n’est pas de répondre à un véritable enjeu académique. C’est le cas lorsqu’il s’agit de mettre en exergue l’utilisation de la figure de l’ours dans des objets médiatiques. Sujet probablement trop petit et pas assez problématisé pour une communication ou une publication, il passe, comme tant d’autres, sous le radar académique. C’est pourquoi, j’ai proposé sous le hashtag #VideoGameBearsStudies de recenser un catalogue d’ours et des façons dont ces animaux sont présentés dans un jeu vidéo. Par chance, cela a été suivi sur Twitter car il faut bien avouer qu’au-delà de toute pertinence scientifique, c’est un sujet qui a de quoi amuser. De fait, c’est cet amusement qui est à l’origine d’une certaine curiosité à l’égard de cet animal en particulier. Que peut-on dire des ours présents dans les jeux vidéo ? Comment ceux-ci s’encastrent plus largement dans une certaine historicité médiatique ?
Dans ce très court article, j’essaie d’apporter quelques éléments de réponses à ces questions aussi inutiles que fondamentalement incontournables.
Pour citer cet article :
Grine, E., (2020). L’AI des ours : enjeux et méthodes des ursidés vidéoludiques. [Carnet de recherches] Les Chroniques Vidéoludiques.
Les ours comme quasi-antagonistes
Il est bien entendu impossible de ne pas adresser l’éléphant au milieu d’un magasin de porcelaine (ou l’ours en l’occurence) : les ours sont des figures antagonistes typiques des jeux vidéo. En s’appuyant sur la catégorisation des figures animales par Krzystof Janski, l’ours est en premier lieu un ennemi : « an enemy is commonly a creature with characteristics of a predator » (Jański, 2016:91). L’ours prédateur est donc récurrent et est incontournables dans les jeux en mondes ouverts qui situent leur action dans une réalité vidéoludique ancrée dans la notre. C’est pourquoi on les retrouve dans Red Dead Redemption 2 ou encore les deux derniers opus de la série Assassin’s Creed. On retrouve également des figures mythologiques de l’ours dans ces jeux. Dans RDR2, Bharati est un grizzly légendaire qui nous est présenté lors d’une mission faisant partie de la trame principale du jeu.[1] Dans Assassin’s Creed Valhalla, il est possible d’abattre un ours polaire légendaire se trouvant en Norvège dans le jeu : l’Ours des eaux bleues. Il est très aisé de continuer à présenter les ours comme antagonistes : ce sont également des ennemis que l’on retrouve dans de nombreux jeux de rôle et d’aventure comme World Of Warcraft[2], Yakuza 5[3], Skyrim[4], etc. La liste ici est non exhaustive. Certains jeux vont également tendre à une certaine ambiguïté avec la figure de l’ours d’où le terme de « quasi-antagonistes ». Dans Immortal Fenyx Rising, les ours ne sont pas les créatures les plus agressives de la faune présente sur l’île d’or. Dans Breath Of the Wild, il est possible de faire quelques ours du jeu, les honeyvore Bear, des alliés le temps d’une escapade.
Cela étant, De toutes ces figures ressortent tout de même quelques apprentissages. Le premier apprentissage ne surprendra personne mais ces ours présents dans les jeux vidéo s’inscrivent dans une représentation médiatique typique des ours puisqu’ils sont fondés sur ce que nomment Courtney Hughes et ses co-auteur·ice·s des histoires de conflits humains-ours (2020). Selon elle, ces conflits diffusent l’idée fausse que les humains et les ours ont régulièrement été en conflit alors qu’en réalité, il s’agit bien plus d’anecdotes qui sont amplifiées médiatiquement. Autrement dit, on retrouve ici un processus qui a été appliqué à d’autres animaux jugés dangereux comme les requins par exemple. Le deuxième apprentissage est moins visible car il repose sur la dualité prédateur/proie associée aux ours. Cette dualité est particulièrement mise en scène dans AC Valhalla et RDR2 qui situent leur action dans une certaine nature sauvage idéalisée. En effet, comme le constate Dominic Lennard dans son essai Brute Force: Animal horror Movies (2019), cette dualité présente l’ours et plus généralement un espace sauvage comme une possibilité pour un homme de tester sa virilité : « the wildernerss might not be accomodating, but it’s also often viewed as a domain of masculine self-sufficiency, a tough terrain in which a man can enact a suite of physicial skills prioritized by popular versions of manhood » (Lennard, 2019 : 69-70). L’ours étant le plus grand mammifère dans ce qui pourrait être perçu de ces grands espaces sauvages, les présenter comme prédateurs/proies s’inscrit donc dans une certaine masculinité toxique pour ce qui est de l’appréhension d’un environnement, uniquement au prisme de relations violentes. Selon Lennard, l’ours intervient également par son statut ambigüe comme étant associé à l’animal « hors de controle ». Là où d’autres animaux seraient mobilisés pour susciter d’autres émotions comme c’est le cas pour le lion qui est associé au respect, à la fatigue du combat, etc.
Ainsi donc, penser les ours des jeux vidéo comme antagonistes ou quasi-antagonistes invitent l’audience à les considérer également par leur statut de proie et de prédateurs. Leurs présences dans les jeux reposent sur une surmédiatisations d’anecdotes racontant des conflits entre humains et ours et les relations possibles dans le gameplay sont inscrites dans une forme de masculinité toxique. Encore heureux que ce n’est pas le cas pour tous les ours vidéoludiques.
Les ours comme protagonistes et alliés
Si la première partie de cet article est finalement déceptive, encore heureux qu’il existe de nombreux exemples permettant de constater d’autres formes de médiatisations des ours dans les jeux vidéo. En tant que protagonistes, les représentations vont plutôt s’appuyer sur un registre potache rappelant une toute autre forme de relation que les humains entretiennent avec les ours : celle de la bête de foire existant pour divertir son public. Alors, que l’on s’entende tout de même, il ne s’agit pas ici de déclarer qu’il s’agit obligatoirement d’une forme d’aliénation des ursidés par l’être humain. De fait, une nouvelle dualité apparait entre d’un côté une représentation d’un animal aussi fort que futé et de l’autre, une représentation visant le divertissement de ses audiences. On retrouve particulièrement cette dichotomie dans les personnages de Kumar Uta dans le jeu éponyme, Kuma et Panda dans la série Tekken, Banjo dans Banjo & Kazooi et ses suites ou encore l’ours dans Fat bear Week.
Parfois, et c’est particulièrement vrai dans le dernier exemple donné, il semble que le registre potache est également associé au côté pataud (et non pathos) qu’un peut avoir. Toutes ces représentations semblent donc être de lointains parents aux ours de cirque. Bien qu’il ne soit pas fondamentalement question de dignité animale ici (quoi que le percevoir dans ce cadre serait probablement heuristique), Suzanne Cataldi a longuement observé les ours de cirque et les observations qu’elle tire sont sujettes à interroger notre propre éthique de joueurs et de joueuses à entretenir des représentations tournant les ours en dérision :
« the bears in the lobby are made to look ridiculously foolish. Instead of chains or leashes, they sport brightly-colored clown collars – you know the kind I mean? – those thickly ruffled Elizabethan collars – around their necks. In their paws they clutch balloons, on a string. Bears with balloons may be comical, in fact I think they are, but there is something sad, something bordering on the obscene, about the effect of the collar. It makes me feel sorry, embarrassed for the bear. For the bear stripped of its natural nakedness, and dressed up like a clown. To be looked at and laughed at and photographed for tourists. Ithink of the bear as defiled, and the photographer as pimp » (Cataldi, 2002 : 106)
L’objectif de cet article n’est pas d’opter pour un ton moralisateur. Représenter les ours comme étant mignons, gentils et drôles a aussi l’avantage de susciter plus d’empathie à la fois pour les protagonistes des jeux et des ours en général. De fait, il semble qu’en tant que personnages principaux, les ours vidéoludiques s’inscrivent dans une dualité mignon/ridicule.
Les pokémons ours permettent particulièrement de constater cela[5]. Tout le travail du game design est d’alors opter pour des représentations valorisantes et qui s’inscrivent si possible dans un certain respect de la dignité animale : « a certain bear dignity that cannot be maintained, or ascertained, under this set of circumstances of this kind of circus performance » (Cataldi, 2002 : 107). Un très bon exemple de ce character design bienveillant prend forme dans le jeu Everything de David OReilly sorti en 2017. Un exemple qui peut être plus discuté est le cas de Cheeseburger[6], merveilleux allié de Farcry 5 mais dont le collier est un ajout tout à fait discutable en termes de design.
En tant qu’allié·e·s, les représentations des ours vont être de facto très positives et jouer sur un ensemble de caractéristiques très valorisantes. Ces animaux restent de fait des forces de la nature et des incarnations de puissance comme c’est le cas dans Never Alone. Egalement, ils vont se voir associés à des figures vénérables, c’est-à-dire des individus qui intrinsèquement sont respecté·e·s. Parfois perçu·e·s comme des incarnations d’une déité ou d’un esprit, les ours vont également être associé·e·s à l’idée de protection. On retrouve ces caractéristiques ainsi qu’une certaine fatigue dans les ours de Seasons After Fall (2016) et Ori and the Will of the Wisps (2020)[7]. Ces deux derniers exemples illustrent les caractéristiques évoquées tout en ajoutant une perspective sacrée[8] à leurs existences, perspective qui s’inscrit plus largement dans diverses mythologies dont les mythologies natives du nord de l’Amérique. Par ailleurs, même lorsqu’il ou elle n’est plus ancré·e dans un contexte de nature sauvage, un allié ours va tout de même conserver les caractéristiques évoquées. En particulier, on peut notamment citer Papa Ours dans My Time At Portia qui incarne une figure protectrice et paternelle et Angus dans Night In The Woods dont la sagesse se positionne en contre-pointe de la fougue de Gregg (Gregg rulz ok ?).
Conclusion : un peu d’amOurs et d’eau fraîche
Dans le cadre de cet article qui conclut une très courte recherche sur la figure des ours dans les jeux vidéo, il apparait que derrière la question potache et initiale, de nombreux éléments de réponses m’ont permis d’aboutir finalement à un premier travail exploratoire qui n’aurait jamais pu voir le jour dans un contexte académique formel. Cela étant, de nombreux pans n’ont pas non plus été abordés. Par exemple, je n’ai pas évoqué la figure de l’ours(on) mécanique que l’on retrouve en tant que trope dans les jeux horrifiques comme Five Night At Freddy’s, Donganronpa ou encore Naughty bear panic in paradise. Cela étant, malgré la non exhaustivité claire de cet article, il apparait que la figure de l’ours est polymorphe et s’inscrit à chaque fois dans des dualités entre prédateurs et proies, entre mignon et ridicule ou encore entre puissance et sagesse. Ultimement, il semble que ces dualités sont heuristiques pour penser plus largement les relations entre humains et animaux telles qu’elles sont game designées dans les jeux vidéo mais, au-delà des ours, il s’agit là d’une ouverture pour une future recherche.
[1] Source : https://www.ign.com/videos/2018/10/27/red-dead-redemption-2-how-to-hunt-the-legendary-bear
[2] Source : https://twitter.com/Petite_Paige/status/1335926690124623872?s=20
[3] Source : https://twitter.com/Moniqueduterter/status/1335935142242758656?s=20
[4] Source : https://twitter.com/BenoitGameDev/status/1335925054773850120?s=20
[5] Source : https://twitter.com/Rwannos/status/1335922605598134272?s=20
[6] Source : https://twitter.com/ElsaDemaine/status/1335956060755136517?s=20
[7] https://twitter.com/jean_joub/status/1241670908881833984
[8] Quelques exemples de divinités ours dans les cultures natives américaines : http://www.native-languages.org/legends-bear.htm
Le thread complet, merci sincèrement à toutes les personnes m’ayant partagé de formidables ours et oursons vidéoludiques. Faire cette recherche a été une merveilleuse expérience pour moi.
Bibliographie
Cataldi, S. L. (2002). Animals and the Concept of Dignity : Critical Reflections on a Circus Performance. Ethics and the Environment, 7(2), 104‑126. Hope, N. (s. d.).
Native American Animals : The Bear (Mato) is a gift to Mother Earth and her people. Consulté 13 décembre 2020, à l’adresse https://blog.nativehope.org/native-american-animals-bear-mato-is-a-gift-to-mother-earth-and-her-people
Hughes, C., Foote, L., Yarmey, N. T., Hwang, C., Thorlakson, J., & Nielsen, S. (2020). From human invaders to problem bears : A media content analysis of grizzly bear conservation. Conservation Science and Practice, 2(4), e176. https://doi.org/10.1111/csp2.176
Jański, K. (2016). Towards a Categorisation of Animals in Video Games. Homo Ludens, 1(9), 85‑101. Lennard, D. (2019). Brute Force : Animal Horror Movies. SUNY Press.