Oublie-moi mon amour – Regrette-moi mon amour
Je viens de terminer « Enterre-moi Mon Amour » (abrégé BMML par la suite). Enfin, terminer est un bien grand mot. Je viens d’atteindre plutôt l’une des fins proposées par le jeu et pas l’une des plus heureuses. Au contraire, j’ai découvert avec béatitude et surprise en sortant mon téléphone de la poche de mon manteau une fin tragique, incertaine et brutale.
Nour venait d’atteindre la Croatie et à cause de certaines circonstances, a dû se rendre à la police, sur mon conseil en plus. Sauf que la police n’a pas été tendre. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé par la suite mais cela m’interroge, forcément. Cette découverte a été assez surprenante puisque lorsque je prie mon smartphone, j’étais alors dans la voiture de ma sœur me conduisant chez mes parents. Comble de tout cela, j’étais assez grognon car je racontais l’amende que la SNCF venait de m’infliger. Bref, bien que nous étions en train de rire de mon litige, je n’étais pas spécialement dans un état d’esprit particulièrement assidu lorsque j’ouvris BMML. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir l’écran de fin du jeu, de manière si directe, abrupte. Je dois avouer que je n’ai pas compris ce qu’il s’était passé, une heure plus tôt, tout allait à peu près bien et pourtant, je me retrouvais avec un message audio particulièrement pessimiste de la part de Nour.
Au début, je ne savais pas quoi faire, complétement étourdi par la nouvelle. Puis très vite, je me suis fait la réflexion que ce n’était pas grave car je peux recommencer l’histoire, le jeu m’invite en plus à faire cela.
« Ce n’est pas grave car je peux recommencer l’histoire » ? Voilà une phrase bien récurrente dans les discours plutôt égoïste des joueurs et des joueuses. Peu importe le comportement et le sens que l’on donne à l’acte de jouer puisque dans tous les cas, on peut recommencer soit grâce à une savestate soit grâce tout simplement à la possibilité de recommencer une toute nouvelle partie. En recommençant, j’avais le pouvoir d’effacer le regret que je ressentais. Cependant, efface-t-on vraiment aussi simplement que cela une expérience vécu ? Je veux dire : même si’il s’agit bien d’une fiction que j’ai observé et à laquelle j’ai parfois participé, j’ai malgré tout ressenti des émotions suffisamment forte pour les considérer comme réelles.
Je ne fais pas partie des gens qui cloisonnent l’acte de jouer à un jeu vidéo à quelque chose en dehors de la réalité. Au contraire, je m’inspire beaucoup de la pensée de Jacques Henriot (sous couleur de jouer, 1989) qui considère l’idée de jeu comme étant un deuxième niveau de sens attribué à des actions ayant réellement un impact sur la réalité. Autrement dit, si le jeu se trouve dans la tête des gens, les comportements, eux, surviennent bien dans la réalité. Tout cela pour dire que finalement, même si BMML est une fiction, cela ne m’empêche pas de la considérer comme faisant partie de ma réalité. Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de dire que j’applique un univers fictionnel à la réalité. C’est tout l’inverse : j’étends ce que je considère comme la réalité à des objets de fiction puisque ceux-ci, peu importe le sens qu’ils ont, m’ont suscité d’agir de certaines façons.
Pendant cette semaine durant laquelle j’ai joué, j’ai suivi Nour, elle a agis en fonction de mes prépositions. Malgré tout, il n’y a pas eu de fin heureuse : je n’ai pas été un Dieu lui permettant de s’extraire de sa condition de personnage syrienne non joueuse. Et tout cela me chagrine énormément : « pourquoi ? Pourquoi est-elle punie ? Pourquoi suis-je puni ? Je n’ai rien fait de mal, je crois. Laissez-moi une seconde chance ! »
D’où le dilemme qui se pose maintenant au joueur que je suis : qui suis-je pour avoir une seconde chance ? N’est-ce pas là un désir égoïste ? Un besoin de rédemption ? Pourtant ce n’est qu’un jeu. Ou pas finalement, BMML, que je le veuille ou non, a pris plus de place dans mes pensées que n’importe quel autre jeu cette semaine et me voir écrire ces mots ne fait que renforcer l’idée que je me fais que « ceci n’a jamais été un jeu » pour faire un petit clin d’œil à Bateson et ça célèbre phrase : « ceci est un jeu ».
Depuis le début de mes recherches je n’ai eu de cesse que de m’intéresser à certaines émotions dont celle du regret qui s’exprime en jouant, en prenant part à certaines fictions proposées par un jeu vidéo. Je regrette, clairement, les comportements et les propositions que j’ai faite à Nour : « pourquoi lui ai-je dit d’aller à la police ? Quel bêtise inconsciente de ma part… » Et j’ai joué à un nombre suffisant de jeux m’invitant à réfléchir sur cela : Undertale, The Witness, NieR AutomatA, Pony Island et maintenant BMML. Tous ces jeux invitent le joueur à adopter une démarche réflexive sur ce que c’est que de jouer et des engagements moraux que l’acte vidéoludique implique. Par exemple, Pony Island invite le joueur ou la joueuse à totalement supprimer le jeu et à ne jamais y rejouer sous prétexte qu’il s’agit de la seule façon de libérer définitivement les protagonistes liés au récit. Pareillement, Undertale invite son ou sa joueuse à ne pas recommencer le jeu une fois la true pacifist route réalisée. Undertale veut faire comprendre à son ou sa joueuse que ce n’est pas grave de ne pas essayer de tout faire ou tout voir par pur égoïsme vidéoludique. NieR Automata oblige le ou la joueuse à supprimer sa sauvegarde pour atteindre la fin E. The Witness quant à lui possède un puzzle extrêmement difficile car aléatoire afin d’empêcher la complétion totale.
Tous ces jeux et les game designers qui sont derrière, veulent que le ou la joueuse comprennent qu’il ne faut pas jouer de manière égoïste, qu’il faut savoir s’arrêter pour laisser la fiction à elle-même. Recommencer une partie sur BMML, cela implique que je ferais revivre toutes les horreurs que Nour a déjà vécu une fois sans qu’elle s’en souvienne et ce, par pur plaisir personnel. Je n’agis plus pour elle, j’agis pour que moi, joueur, me sente bien. Je réduis mon expérience et les éléments du jeu à ce qu’ils sont réellement : des variables d’un code informatique. Est-ce vraiment ce que je souhaite faire de BMML ?
Je regrette sincèrement que l’histoire se soit conclue de la sorte, pourtant, ai-je le droit de « réécrire » cette histoire sous prétexte que cela me fend le cœur ? Suis-je en train d’enfermer Nour dans les limbes d’un jeu vidéo ? L’obligeant à revivre les atrocités qu’elle m’a racontés ? A-t-on déjà réécrit de grands récits ? Oui, et à chaque fois, son message premier perdait en intensité. La tragédie que vit Nour ne deviendrait-elle pas juste une histoire comme celles d’autres jeux si je recommence le jeu ?
Au contraire, je dois protéger cela, je dois chérir ce sentiment de regret que j’ai, cela ne transforme que plus le regard que je porte aux réfugiés que nous devrions accueillir les bras ouverts. Je dois aussi protéger cette expérience, afin qu’elle reste vive dans ma mémoire, brulée au fer rouge. Recommencer le jeu, c’est oublier la tragédie que l’immigration forcée de Nour est. Recommencer le jeu, c’est oublier ce qu’il s’est passé en faisant semblant. Je refuse. Je ne jouerais plus jamais à « Enterre-Moi Mon Amour ». Je veux que ce regret immensément réel que j’éprouve reste vivant dans ma mémoire. Je dois maintenant apprendre à vivre avec. ■
Esteban Grine, 2017.