Les puzzles d’une inconnue – Session Innocente
Le carnet de recherches sur le Jeu Vidéo d'Esteban Grine
Rarement j’ai ressenti quelque chose d’aussi fort qu’en jouant à ce jeu. Un peu comme si une balle, vous transperçait le crâne par la gauche puis ressortait par la droite, sans éclaboussure. Rarement, je n’ai vu pareils émotions dans une seule production vidéoludique et rarement j’ai autant ressenti de tristesse, d’empathie mélangées à un bonheur sans fin et un amour illimité pour des personnes qui ne sont finalement que des morceaux de codes issus d’un programme informatique.
Aujourd’hui, je vais vous parler d’un jeu, peut-être le jeu de l’année mais qui dans tous les cas a mis tout le monde d’accord grâce à son esthétique, sa direction artistique, ses cadres et tout le reste. Aujourd’hui, je vous parle du jeu.
Mais avant de parler de sa musique incroyable, de son audace dans l’installation de son scénario mais aussi du gameplay qu’il propose, il faut que je vous parle du studio derrière tout cela, mais surtout, du game designer qui a fait émerger l’idée de cet incroyable jeu. Le studio est récent, ses précédentes productions n’ont pas été de véritables œuvres, le public les a plutôt délaissées même. Pourtant, c’est avec cette nouvelle création qu’il ont totalement été propulsés au devant de la scène, rejoignant ainsi les grands noms comme Hayao Miyazaki et Miyamoto. C’est incroyable qu’en si peu de temps, des jeunes créatifs ont réussi, avec un simple projet, dont les idées tiennent à peine sur une page, à réaliser un si grand jeu qui passera clairement à la postérité.
Mais parlons-en maintenant du jeu. La première chose qui m’a frappé, c’est son gameplay, ni trop équilibré, ni trop simple, il installe le player dans le flow de l’action. Celui-ci ne fait alors plus qu’un avec son activité, quand j’y jouais, c’est comme si la manette ne faisait plus qu’un avec mes mains, il n’y avait plus d’interface, de HUD, tout se passait comme si j’étais seul, dans le noir, avec la lumière de l’écran. La courbe de difficulté oblige le joueur à monter en compétence mais, c’est toujours juste. Il y a bien des pics de difficulté mais ce n’est que pour signifier au joueur que là : « ça ne passera pas si tu n’est pas digne de moi ». Et tout le gameplay du jeu peut se résumer à cela : « montre-toi digne de moi ». Pas de sélection de la difficulté, on ne prend pas par la main le joueur, ou alors, il ne s’en apercevra pas. Car rarement, j’ai été aussi manipulé facilement par le game design d’un jeu. Pourtant, je pense largement avoir les compétences ludiques pour décrypter ce qu’il se passe sous mes yeux mais là, l’équipe de développement a tellement été excellente, que j’ai totalement été berné par l’esthétique, le gameplay mais aussi le level design.
Tiens, parlons-en du level design. Ici, c’est juste incroyable. Les décors sont somptueux. Ils montrent clairement que la team de développement éprouve un amour sans fin pour l’univers qu’ils ont créé. La direction artistique montre clairement la maitrise des graphistes à proposer un monde cohérent autant par son gameplay que par son esthétique : pas de dissonance ludonarrative donc. On se retrouve à parcourir un monde tout entier sans jamais véritablement percevoir les limites du décors. Après les dizaines d’heures que j’ai passées jusqu’à l’écriture de cette critique, je reste encore incapable de définir les limites du monde que l’on peut parcourir. Quand je disais que l’on se fait manipulé, je faisais référence à cela. Par de nombreux moments, on parcourt des milieux plutôt restreints, mais nous ne nous en apercevons jamais. Tout simplement parce que le level design est tellement brillant que l’on n’a pas envie d’aller dans les zones inaccessibles. Pour moi, c’est ça véritablement l’art du jeu vidéo : imposer des règles et manipuler des joueurs sans qu’ils ne s’en aperçoivent. Ce qui est incroyable aussi, ce que le jeu parvient à nous proposer de nombreux embranchements de sorte que l’on peut toujours choisir la route que l’on veut prendre, et ça, c’est une vraie preuve que notre média favori devient mature tout en maitrisant de mieux en mieux sa propre grammaire.
On a parlé du gameplay, du level design mais qu’en est-il de la narration ? Encore une fois, le studio a su s’entourer des meilleurs auteurs. La mise en récit de ce jeu est un véritable ascenseur émotionnel, on est parfois heureux et parfois malheureux. Mais ce sont toujours des beaux sentiments et surtout, il n’y a jamais de fausse note. Comment expliquer cela ? Tout simplement par le rythme incroyable du jeu qui nous fait alterner entre des séquences lentes et émouvantes et des séquences d’actions effrénées. Ces dernières reprennent les classiques du genre donc on arrive en terrain connu mais le gameplay propose de nouveaux arrangements et de nouvelles situations, ce qui fait que l’on est toujours surpris par l’ingéniosité des game designers. Malheureusement, je ne vous en dirai pas plus de l’histoire car je ne veux pas vous spoiler. C’est un jeu qui mérite d’être joué.
Voilà Internet, je pense avoir donné mon opinion de critique vidéoludique sur ce jeu, j’espère que cela t’a convaincu et n’hésite pas à laisser un commentaire pour dire si tu es d’accord. ■
Estebae Grine, 2017.
Bonjour Jonathan, Phil, ou bonsoir, à l’heure à laquelle vous lisez peut-être cette lettre.
Je vous écris pour vous dire qu’à travers vos jeux respectifs, je vous aime. Je pense de temps en temps à la façon dont la communauté vous considère et je trouve sincèrement dommage qu’elle refuse de voir en vous deux personnes remarquables et humbles. Phil, vous avez été parfois dur avec certains de vos propos. Ces phrases malencontreuses ont été amplifiées pour vous faire passer comme quelqu’un de prétentieux, pédant et désagréable. Jonathan, les gens vous prennent pour un perfectionniste terrible qui pense être le meilleur du monde, en tout cas, bien supérieur aux autres développeurs.
Je n’y crois pas. Je n’arrive pas à concevoir les créateurs de FEZ et de The Witness comme des personnes prétentieuses et pédantes. Ces deux jeux m’ont tellement bouleversé dans leur humanisme et dans le respect dont leur game design fait preuve à l’égard du joueur. Pour cela, je n’arrive pas à croire les propos de certaines personnes à votre égard. Certes, les séquences retenues dans le film Indie Game : The Movie ne vous mettent clairement pas en valeur. Je pense que cela a joué contre vous car étant donné la visibilité du film auprès du public et les séquences choisies, c’est un peu comme si vous étiez devenus les bêtes à abattre, un peu comme les vilains petits canards indépendants. Les vidéos sur youtube analysant uniquement ces quelques propos ne manquent pas et c’est dommage. C’est dommage car la communauté, si tant est qu’elle existe, réduit votre travail en avançant des arguments ridicules par rapport à certains de vos comportements, qui avouons le, auraient pu être ceux de n’importe qui.
FEZ est un jeu incroyable, avec de nombreux niveaux de lectures mais dès que l’on avance ses qualités, les réponses que l’on obtient sont : « oui mais Phil Fish, je ne l’aime pas ». The Witness est pour moi le jeu de 2016. Celui qui a été le plus remarquable, celui qui s’est imposé comme allant de soi. Je ne me suis jamais autant senti respecté en tant que joueur, pourtant, lorsque l’on commence une discussion à son sujet, on se retrouve avec des : « oui, mais Jonathan Blow, je le trouve un peu trop prétentieux » ou des « je me sens idiots lorsque je joue à The Witness« . Tout cela, c’est dommage, c’est dommage que certains médias vous aient décrit comme des personnes peu fréquentables alors que vos travaux respectifs semblent être ceux de deux personnes dont l’humanité et l’humilité transpirent dans le game design.
Phil, Jonathan, j’éprouve un amour sans fin pour vos jeux, j’avais besoin d’écrire mon regret quant à la façon dont certains peuvent vous considérer, sans vous connaitre, au fond. Dire que l’on est capable de vous connaitre uniquement à travers les quelques interviews disponibles de vous serait d’une prétention terrible et à ce jour, j’estime que la seule façon de vous comprendre est de jouer et d’analyser vos jeux respectifs. Ni plus, ni moins. ■
Esteban Grine, 2017.
Bonjour à tous, voici l’introduction de mon article publié dans la revue « Le Pardaillan ». Vous pouvez lire les premières lignes ici. Je vous invite aussi à commander la revue pour avoir accès à plein d’articles passionnants sur les jeux et les jeux vidéo ou venir me demander l’article sur Twitter ou Discord. Votre achat permettra de soutenir la jeune recherche francophone 🙂
Giner, E., 2017, Inciter à la réflexivité par les mécaniques ludiques : une analyse comparée de The Witness, Undertale et The Beginner’s Guide, Le Pardaillan, Paris.
Dans une lettre ouverte à un ami, j’exprimai les réflexions que j’ai eues à l’issue de plusieurs sessions sur le jeu « Papers, Please » (Pope, 2013). Ce jeu évoque la « banalité du mal » (Arendt, 1963) sous son esthétique soviétique et sa critique des anciennes autocraties de l’Europe de l’Est. Nous y incarnons un agent gouvernemental chargé du contrôle des immigrants. Ces derniers doivent présenter un certain nombre de papiers requis par notre hiérarchie et nous avons le choix de les laisser passer ou de les en empêcher en totale connaissance de cause [2]. L’intérêt du jeu réside principalement dans le fait qu’au fur et à mesure de la progression, les règles établies par nos supérieurs vont se faire plus nombreuses, contradictoires d’un jour à l’autre, changeantes au gré des envies. Ce jeu nous propose de ressentir ce que nous aurions pu vivre à ce type de métiers et dans ces régimes politiques. Son discours se rapproche des résultats obtenus par l’expérience de l’expérience de Milgram [3]. L’une des conclusions que peuvent tirer les joueurs de Papers, Please est que même si l’autorité est considérée comme amorale et que ses décisions entrent en conflit avec le système éthique de ses salariés, ces derniers les appliquent malgré tout. Ce message pessimiste mérite d’être considéré : il est possible de tirer des conclusions éthiques quotidiennes d’un simple jeu. Pour arriver à cette réflexion, il a fallu observer notre comportement dans le jeu, nous en distancer puis raccrocher cela à notre réalité, ce qui demande un certain effort de réflexion qui peut être complexe lorsqu’immergés dans notre expérience de jeu. Il s’agit ainsi d’opérer une distanciation du jeu et de l’immersion qu’implique l’activité ludique. L’objectif de ce papier est donc de montrer comment les jeux vidéo parviennent à susciter la réflexivité chez les joueurs et les joueuses et à l’orienter vers ce qu’ils vivent dans leur vie quotidienne.
Cette brève introduction permet d’illustrer ce que cette audience peut vivre. Les joueuses [4] effectuent des allers et retours entre les expériences qu’elles vivent dans le cadre d’un jeu vidéo et des situations de non-jeu. Bien que les représentations des jeux comme des expériences déconnectées de tout ce qui ne fait pas le jeu (Huizinga, 1936 ; Caillois, 1958) restent encore des références dans la façon de les conceptualiser, les joueuses ni vivent pas forcément aussi clairement cette distinction théorique. Le lieu et le moment dans lesquels peut émerger l’acte de jouer est d’ailleurs sujet à de nombreuses discussions. Ainsi, dire aujourd’hui qu’une joueuse ne joue et ne pense au jeu qu’à l’intérieur d’une aire intermédiaire d’expérience (Winnicott, 1975), entre le rêve et la réalité, n’est plus suffisant. Henriot, notamment, note notre incapacité à nous accorder sur une délimitation du jeu :
Le jeu continue d’apparaitre et de se détacher sur fond de non-jeu. Il y a certes, de plus en plus de choses auxquelles on se déclare prêt à attribuer le statut de jeu ; mais il en existe encore beaucoup d’autres que l’on se refuse à prendre pour telles. On n’en est pas encore à parler de jeu à propos d’une grève de la faim qui se prolonge. Cela viendra peut-être (Henriot, 1989, p. 63).
Plutôt que de penser le jeu comme un espace cloisonné, il est plus intéressant de le représenter comme un espace dont les frontières poreuses permettent à une joueuse en train de jouer de se questionner sur les actions qu’elle effectue dans le cadre du jeu mais aussi faire des allers et retours entre son expérience de jeu et sa propre réalité quotidienne :
We cannot say that games are magic circles, where the ordinary rules of life do not apply. Of course they apply, but in addition to, in competition with, other rules and in relation to multiple contexts, across varying cultures, and into different groups, legal situations, and homes (Consalvo, cité par Barnabé, 2015).
Ainsi, le jeu prend une dimension de métacommunication dans laquelle une joueuse réfléchit plus ou moins sur ses actions et dans laquelle elle met en relation de manière complexe l’ensemble de ses expériences vécues dans et en dehors du jeu. Ce sont donc ses allers et retours qui font la dimension réflexive du jeu. La réflexivité est posée par Bateson comme une condition nécessaire à l’émergence du jeu. Une situation ou un objet ne pourraient être reconnus comme ludiques « que si les organismes qui s’y livrent sont capables d’un certain degré de métacommunication, c’est-à-dire s’ils sont capables d’échanger des signaux véhiculant le message : »un jeu » » (Bateson, cité par Barnabé, 2015). Cependant, s’il semble y avoir un accord général sur la portée réflexive des jeux, a fortiori des jeux vidéo, encore peu de travaux définissent la réflexivité dans sa complexité ni la façon dont le game design suscite la posture réflexive (et sa portée) chez les joueuses. Il s’agit donc d’élaborer quelques pistes permettant de conceptualiser la réflexivité offerte par le jeu vidéo. D’abord, nous définirons la réflexivité dans le cadre des jeux vidéo, pour voir ensuite comment le rythme ménage des moments propices à cette attitude. Enfin, nous évoquerons l’importance des métaphores expérientielles dans l’orientation d’une démarche réflexive. Pour cela, nous proposerons des éléments d’analyse à partir des jeux The Witness¸The Beginner’s Guide et Undertale. ■
Esteban Grine, 2017.
Je ne diffuse pas pour l’instant l’article de manière totalement libre, par contre, je peux le transmettre sur demande. Pour ce faire, vous pouvez me contacter sur Twitter. Une autre façon de se procurer mon article est d’acheter le numéro 2 de la revue « Le Pardaillan » qui propose un excellent dossier sur le jeu et le jeu vidéo. Vous y trouverez notamment un passionnant article sur les relations entre Zelda et The Binding of Isaac, un article sur le jeu dans « le club des 5 », un autre sur les adaptations vidéoludiques de Dragon Ball et tout cela se trouve ici :
http://lataupemedite.michelzevaco.com/index.php/catalogue-le-pardaillan/?SingleProduct=7
[1] Giner, E., « “Paper, Please”, le racisme systémique et la banalisation de la Terreur – Lettre Ouverte », chroniquesvideoludiques.com, consulté le 28/02/2017, URL : http://www.chroniquesvideoludiques.com/la-banalisation-de-la-terreur-lettre-a-damastes/
[2] Chaque erreur dans le jeu est punie. Lorsque l’immigrant présente l’ensemble des pièces nécessaires, nous devons le laisser passer et lorsque ce n’est pas le cas, nous devons les en empêcher.
[3] Menée dans les années 1960, cette expérience avait pour objectif de tester le rapport à l’autorité des individus et notamment leur degré d’obéissance face à une autorité qu’ils considèrent légitime.
[4] A partir de ce moment, nous préférerons l’usage du féminin pour faire référence à l’ensemble des joueurs et joueuses.[/fusion_builder_column][/fusion_builder_row][/fusion_builder_container]
Les Sessions Innocentes sont une série que j’ai démarrée le 19 mars 2017 et qui s’inscrit dans le cadre de mes recherches. Pour mes travaux, j’ai besoin de réunir des données sur des personnes jouant à des jeux vidéo. Je m’intéresse particulièrement aux enjeux pédagogiques des jeux vidéo qui ne sont pas forcément prévus pour cela. Ainsi, j’exclue de mon corpus tous les serious games pour me concentrer principalement sur les jeux expressifs. Les jeux expressifs sont un méta-genre vidéoludique qui se concentre plutôt sur le ou les discours des jeux vidéo. Le concept a débord été développé par Sébastien Genvo (2013, 2016) et inspira d’autres notions comme par exemple les « jeux du réel », concept utilisé par certains développeurs. Si ces jeux n’ont pas pour volonté de convaincre le joueur, mais plutôt de lui faire ressentir une expérience (de vie par exemple), alors, ces jeux rentrent dans la définition que je donne des concepts.
Suite à la publication de la première session innocente, j’ai eu de très nombreux retours positifs dont certaines personnes qui proposaient de réaliser elles-mêmes ce type de vidéo, me servant ainsi de matière première pour mes recherches. J’en suis extrêmement heureux, c’est génial de montrer que la communauté (si elle existe) s’intéresse aussi à des personnes qui ne jouent pas, ou très peu à des jeux vidéo. Cependant, il faut aussi que ces vidéos soient réalisées avec une certaines méthodes pour qu’elles soient pertinentes. C’est pourquoi dans cette article je vais développer la méthodologie que j’applique et qu’il faudra reproduire ainsi que des éléments techniques à destinations des futurs réalisateurices.
Les sessions innocentes sont des entretiens semi voire non-directifs menés en observation participante. C’est-à-dire que la personne qui mène l’entretien n’influence pas la direction de l’entretien en fonction d’un thème précis. Il est uniquement là pour observer et relancer la personne qui joue, éventuellement pour approfondir la pensée du ou de la joueuse. Voici un petit guide de la façon dont il faut mener l’entretien
J’utilise la police « Lato » pour les titres, principalement ses variantes, « light » et « black ». Je vous invite à utiliser les intros suivantes pour vos vidéos :
Vous avez une totale liberté sur le titre de votre vidéo bien sûr mais je vous demande d’ajouter le » – Session Innocente « . Aussi, je vous prie de bien vouloir ajouter un lien vers ma chaine youtube ainsi que vers mon site chroniquesvideoludiques.com car, mine de rien, cela me ferait plaisir et gagner en visibilité (concernant ce projet). Une fois que vous avez publié votre vidéo, contactez moi via Twitter (@EstebanGrine) ou Discord (celui de la revue LCV) pour me signaler son existence et je tâcherai de constituer une base de données de toutes les Sessions Innocentes (sous la forme d’un recueil sur le site) 😀
N’hésitez pas à me poser des questions si il persiste une zone de flou dans les commentaires de cet article. ■
Esteban Grine, 2017.
Note de l’auteur : cet article a été rédigé dans la langue de Tim Schaeffer Shakespeare afin de pouvoir constituer un compte-rendu de la séance du séminaire InGame de mars dernier pour mes camarades du groupe Facebook Historical Game Studies Network, dont la plupart sont anglophones.
A lot has been said about Reigns (Nerial, 2016). The game is a best seller, a popular and critical hit, won various awards and prizes and stands out as one of the best games of the year. That’s why I will be assuming that the reader of this article has played the game, and I’ll not explain all of its mechanics in details.
But whitin this avalanche of feedbacks, the silence of historians -or at least people that have an interest in an historical approach and understanding of videogames- always seem deafening. Is this great piece of game design really unable to bear some kind of historical argument about the past ? Is it saying something about the medieval era at all, or more generally something about history, politics or the past ?
I don’t know if many historically oriented game criticism has emerged about this particular game yet, but I’ll propose to bring my two cents. And I do it with quite a bit of confidence since I’m not an expert nor a pioneer, and I’m adressing a larger audience of scholars and non-scholars that find it fruitful to think the overlap of videogames and historical discourse.
My approach and research interest deals essentially with the construction of the videogames, and the ways various elements are chosen, transformed, sewed together in order to be functional as both games and historical argument and discourse. A process I call, drawing from E. Aarseth’s expression, ludoformation.
Thanks to a friend of mine and fellow Ph.D student (Guillaume Grandjean, coordinator extraordinaire) I had the occasion to be invited to a students’ seminar (séminaire d’élèves) held at the Ecole Normal Supérieure in Paris. The purpose of this seminar is each month or so to invite a game designer to present the game he/she made, and to engage in a conversation with a scholar/expert/critical support, along with the audience. On March 14th, the game was Reigns, the invited author was François Alliot, and I was the guest/co-host.
During the course of this seminar, I was pleased to see that François really was incline to engage in a critical reflexion on his creation, more especially in terms of political and historical meaning. Although he reaffirmed several times that « it’s just a game » after all, he acknowledges that games do have an expressive potential, as games. And that’s why all of us were gathered here.
My first interventions were about his historical influences. A broad topic, which was quicky precised to his literary, « scientific » knowledge of history. He did study a bit of history in high school, and uses his recollections of (medieval) history as an inspiration. The term here is really important : more than a pile of knowledge and a vast literature review, what was the most significant in the making of Reigns was his historical understanding, an interest in the mechanics more than in the collection of facts. Actually, he explained that the core mechanic of the game came first.
The idea was to build a game based on a very basic binary interaction : swipe left, of swipe right to make a choice. The historical subject of Reigns is choice, reduced to its simplest (and maybe more effective ?) expression. But is « choice » per se an historical element ? The past is filled with political decisions, tactical manoeuvres, tales of romance, betrayal and glory, but depicting such typical – a-historical ?- types of events is not necesserily depicting « the past ». That’s why the attention to the specific context of such kind of events, and to recreate for the player not just « choice », but the kind of choice an historical agent could be presented to.
I presented my first contact with the game by talking about the « historical games » I’ve been playing since I was a teenager : huge interfaces, rich backgrounds full of details and historical data (dates, events, characters, weapons…). Heavy on the toggles, buttons and switches. A ludic experience I’m still quite fond of, but I must admit that I really wasn’t familiar with a game like Reigns, a game that realizes the fusion of « Game of Thrones and Tinder », as our host said.
And as François explained later on, building Reigns was largely a matter of deconstruction. At a certain level of development, he went into a phase where he planned to « break Reigns », in order to make it a better game. Since he was building a game about choice, strategic and political thinking, the idea was to take out visibility and information in the interface to really make it a game where the focal point is on the decision process itself. And in my opinion it is a crucial point for a historical game such as Reigns to be efficient.
I strongly agree with the game designer’s position : playing a game is not solely about finding out an optimum, a perfect set of moves. It’s not about the mathematical theory of games, where games structures are bound to be broken and resolved (try to engage in a game of chess with an opponent that has a perfect comprehension of the patterns to apply !). It really seem to be about decision in uncertainty, about the expression of contingency, the anticipation of consequences and the possibility to play again, to play differently. While the first version of Reigns integrated numerical information about the precise consequences and the choice the player was about to make, driving his/her attention to the sole numbers, the final version sets an imperative for the player to actually… Play the move. And that’s also why the portraits of the characters are so minimalistic.
This also can be seen through the way randomness is implemented into the game’s narrative. Rather than a classic « branching paths » narrative, closing multiple choices as the player in engaging into one of the branches, Reigns is constructed using a « probabilistic-driven narrative ». By choosing one of the two possibilities (left or right, yes or no…) he will be oriented not only towards a single choice that necessarily follows the previous one (a card that is presented to him), but to a complete pool of choices. In that pool of new choices, one will me randomly selected, but the thing is that some of the choices in that pool are more likely to happen than others. There’s a combination that we can see right in the formal building of the game, that’s an argument about the past as a matter of decision, for an agent that is both free and constrained, facing determination, randomness and the possibility of free choice.
And all of this is functioning as the player remains free, because he thinks about his actions as an expression of his freedom. A freedom that we could define as « an action in the ignorance of the causes that determine them ». Spinoza is just a few swipes away from where we stand.
More than just a specific medieval simulation, is Reigns something like a machiavellian political simulation ? What is reminiscent of Machiavel’s political thinking in the game is not that you have to plan evil schemes, betray or lie contantly -despire to popular opinion, that’s not what the florentine theorician was suggesting. The gameplay is an invitation for the agent (the player and/as the king) to disconnect moral sense and political sense, what is the tactical move and what’s the strategical move. Reigns is not about capitalizing points or currencies, but deals with the conservation of a fragile equilibrium.
Therefore I can’t help but thinking about the evolution of the term saggitator in the political thinking’s lexicon, in terms of signification. While originally the figure of the saggitator whas supposed to refer to a tempered and contant sovereign, to the king as a balanced ruler.
He utilizes his bow and arrow as a shooter measuring each of his strikes, pondering upon the consequences of him hitting the target. He has responsibilities, must be trained, both morally and and physically. But the word is later used in a different perspective. As we progress through the late Middle Ages, this figure tends to stand more and more for an allegory of the king as a modern politican, who deploys schemes and strategies in order to succeed in his actions, who’s a keeper of the arcana imperii, the power’s secrets.
In other words, the conscient bearer of arms has become a tactician and a sharp shooter that pays more and more attention to the target(s).
The player can obviously think about what’s the thing that should be done in order to be a loyal, caring and moral king. But there’s also and more importantly what’s the decision that must me taken in the moment, in order to survive. One can’t do much good if one’s dead. In Machiavel’s words, the gameplay in Reigns deals with the necessity of keeping the power stable. The duty of the monarch and his reason for being is to be virtuous, that is to say to rule, guided by a capacity to confront opposition, to prevent potential disasters, to catch opportunities… To sit on the throne next to the fortune.
There’s a multiple level of strategic thinking in Reigns : the strategic move the king has to make as the player of his game, a game in which he has to survive. His time within the structure (his play) will eventually determine which kind of player he is.
We are almost touching what’s « historical » in a videogame such as Reigns. To some extend, a game is « historical » as he’s able to present that, in « the past », was « present », a situation of agents, acting within structures, facing challenges, contingency and feeling engaged in the pursuit of a goal. Though they are contextually and chronologically distinct, what we are referring to as « the past » may not be fundamentally and ontologically different than our present, or at least there are elements of continuity between the two.
The system of the past that Reigns is describing is not a « perfect system ». As François described it, a « perfect system », containing a single solution, an optimum to find, is putting the player into a prison. The history that’s to be read in a videogame, actually is not to be read, but to be played : therefore it’s an unbalanced system, a structure that allow room for decision or indecision, good and bad choices, short and long term consequences.
To conclude, I’ll just try to sum up my thoughts about historical perspectives in game studies based on what I learned in the course of the seminar, and drawing from the case of Reigns.
The shift that I think is happening in (historical) game studies is that :
First, historians are more and more interested in investigating the field of games studies with the disciplinary tools and methods ; and as a consequence are more likely to find historical questions and issues in videogames, integrating them in the meantime in the field of historical genres.
Secondly, while thinking about games as historical discourse, they tend to focus a bit more on why and how is a said game history, and not only why it is not. We evolved in the idea that regarding history, between academic knowledge and videogames it’s the rupture that was significant, not the continuity, the things in common. This may be changing as I write these lines.
Finally, somehow developing historical videogames -or writing history in the form of videogames- could be quite an efficient form of counterfactual/« what if » history. Judging from what I’ve been told, and based upon my experience of the game, even though it’s not filled with accurate dates, places and precise representations of the middle ages that are depicted in our books and articles, Reigns is definitely saying something about the past. Something like : the past is a human process, it’s not bound to be linear, teleological. If we are to seek ways to understand the past, videogames might be on to something.
And yet, « it’s just a game » also meant to me that videogames not here to replace anything like books or articles. They’re not the perfect and long awaited form to answer the historical question that hasn’t be addressed yet, nor the miracle way to learn all about past eras. Videogames are an efficent way to present something quite specific about the past.
Are the claims they bear about the past true or false, scientific, philosophical, historical knowledge ? It’s debatable as always. But it’s definitely something that shouldn’t be swiped away. ■
Julien Bazile.
Université de Lorraine / Université de Sherbrooke
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Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau.
Lorsque Nathan Drake (Uncharted 4) dépose le dossier d’une épave assis à son bureau dans son grenier, les joueurs peuvent ressentir une certaine nostalgie exprimé par ce personnage. Cette nostalgie fait référence aux souvenirs qu’il a de ses aventures passées. En se levant, les joueuses et joueurs peuvent alors contrôler Nathan et explorer son grenier. On peut interagir avec des objets qui se trouvent être des secrets des précédents opus de la série. Le message est ici très clair. Le game design aligne les souvenirs de Nathan avec ceux du joueur. On retrouve dans cette séquence ce qu’a pu ressentir Proust en croquant dans ses si célèbres madeleines : un objet, de la vie, déclenche avec émotion un souvenir d’un moment vécu. Ce qui nous intéresse avec cette séquence d’Uncharted, c’est la façon dont les développeurs se sont saisi de ce moment pour illustrer le souvenir d’expériences vidéoludiques passées. Le premier objet que l’on peut ramasser dans ce grenier est une pièce en or, la même pièce que le joueur trouve dans la première aventure de Nathan Drake. Mieux, il s’agit du premier secret à découvrir du jeu.
Le lien que suscite le jeu est alors extrêmement fort. En alignant les souvenirs de Drake à ceux des joueurs, au bon moment, le game design suscite immédiatement une relation très fort entre le joueur, son avatar et les aventures communes, vécues ensemble. Mais ce n’est pas tout, lorsque le joueur saisi les différents objets, il ressent alors lui-aussi cette nostalgie d’un moment heureux passé. C’est avec ce type d’exemples que l’on peut rapprocher ou plutôt intégrer le game design dans la grande famille de l’emotion design (pour reprendre la pensée de Miguel Sicart). Ce sont ces émotions à propos des souvenirs qui nous intéresseront dans ce premier appel à contribution pour la Revue LCV.
Nous nous intéressons donc ici aux souvenirs que nous avons de nos expériences vidéoludiques passées et à ce qui, aujourd’hui, nous rappelle ces souvenirs. Comment nous remémorons-nous ces souvenirs heureux ou malheureux autour des jeux vidéo et quels sont justement ces souvenirs ? Sont-ils attachés à une odeur ? Des personnes ? Une période particulière de la vie ? Qu’est ce que cela signifie d’ailleurs pour le joueur de se « souvenir d’un moment vécu lors d’un jeu vidéo » ? En lançant cet appel, nous souhaitons recueillir des témoignages sur les souvenirs vidéoludiques. Quels sont les jeux de votre enfance ? Pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ? Y-a-t’il une figure familiale qui vous a fait découvrir le jeu vidéo ? Etes-vous capable de traduire à l’écrit l’émerveillement ressenti devant votre premier jeu vidéo ?
LCV souhaite en apprendre plus sur les joueuses et joueurs qui répondront à ce premier recueil et sur les relations qu’ils et elles entretiennent avec ce média. Tout participant devra alors proposer un témoignage écrit. Celui-ci, pour répondre à l’appel, doit intégrer des éléments de réponses à au moins l’un des axes suivants :
La sortie de Gravity Rush 2 en février dernier m’a permis de découvrir un univers visuellement novateur tout en s’inscrivant dans des références japonaises et européennes. Après avoir parcouru le premier opus j’ai lancé le second qui possède de nouvelles mécaniques ludiques dont celle de prendre des photos de soi (des selfies et des selfies avec trépied). En parallèle, certains chanceux ont enfin pu jouer à Zelda : Breath Of The Wild qui propose lui-aussi cette possibilité. Comme cela semble aujourd’hui une mécanique importante des jeux vidéo, nous allons nous concentrer dans cet article sur celle-ci et tenter de comprendre ce que cela signifie pour le joueur aujourd’hui.
Je n’ai pas de souvenir précis pour remonter l’histoire du jeu vidéo assez lointains afin de tracer l’apparition de la possibilité de prendre des photos du jeu. De même, je n’ai pas spécialement aujourd’hui la compétence pour véritablement observer les différences entre screenshots et photos prises à partir d’un élément de gameplay du jeu. Par contre, ce qui va véritablement nous intéresser ici concerne l’apparition des selfies comme éléments de gameplay. A bien y réfléchir maintenant, je serais tout aussi incapable de me rappeler la première fois que j’ai effectué un selfie dans un jeu vidéo. J’ai bien fait des photos dans Zelda : Link’s Awakening mais cela ne concerne pas vraiment notre sujet. Dans une vidéo de 2015, j’évoquai le concept de selfie (d’egoportrait) et des implications qu’elles avaient pour les individus. Sommairement, je définis les selfies non pas comme des « photos de nous » mais plutôt comme des « photos des représentations que nous avons de nous ». La différence peut sembler minime mais pourtant elle est clivante. Le selfie ne transmet aux individus que la façon dont nous voulons être perçue[1].
Ainsi, l’acte de réaliser un selfie fonctionne de la façon suivante : un individu prend en photo la représentation qu’il a de soi. L’objectif d’un selfie est non pas de transmettre une image de soi mais de diffuser la représentation que nous avons de nous-même. Dans les jeux, nous prenons donc en photo la représentation que nous avons de notre avatar. Ce phénomène est le « selfie vidéoludique. Que signifie alors cette action de prendre des selfies ?
Tout d’abord, il est intéressant de noter, à partir de l’expérience que j’ai des jeux proposant de réaliser des selfies, que dans ces moments, nous nous sentons totalement fusionnels avec nos avatars. Peu importe d’ailleurs le genre, je parle à la première personne à ce moment précis. Ainsi, j’étais Link dans Wind Waker, j’étais les personnages de GTAV,je suis Kat dans Gravity Rush 2 et je serai probablement Link, à nouveau, dans Breath Of The Wild. Et dans ces jeux, c’est « moi » qui prend la pose parce que je peux la choisir. C’est explicite dans Gravity Rush 2 où nous pouvons sélectionner une action à faire pendant la photo : crier, miauler, chanter, saluer, etc. (Bon il est vrai ici que ce jeu doit interroger aussi sur les liens qu’il entretient avec la culture moe japonaise). Dans Zelda WW, nous pouvons changer les expressions de Link afin de choisir quelle émotion nous souhaitons susciter chez la future audience.
Maintenant, que signifie « capturer des selfies » dans un jeu vidéo ? Une première hypothèse serait d’énoncer qu’il s’agit, comme les selfies IRL, de marquer un moment dans le parcours d’un individu. Celui-ci, en capturant son avatar sur la scène qu’il veut prendre en photo peut alors énoncer : « j’y étais ». Ainsi, les selfies in-game permettraient de donner sémiotiquement le même sens que l’on donne aux photos que nous faisons IRL. Deuxième hypothèse, les selfies permettent d’ancrer le moment vidéoludique dans un souvenir particulier. Cela réduirait le caractère impersonnel des screenshots puisque l’on ferait automatiquement un lien émotionnel avec le cliché. Enfin, dernière hypothèse, le selfie devient un outil de mise en récit de l’acte de jouer. Je le vois particulièrement dans les clichés que je partage sur mon compte twitter. Chaque partage devient une forme de métacommunication puisque les commentaires donnés et reçus ne portent ni sur le jeu, ni sur ma personne mais bien sûr « moi en train de jouer ».
Les selfies sont aussi des modificateurs de game design plutôt remarquables. De l’expérience que j’en ai sur Gravity Rush 2, les selfies sont des outils qui transforment totalement le rythme et les enjeux du game design. Je me souviens, il y a peut-être une semaine, avoir pris une selfie lors d’une mission de filature dans le jeu. Je devais suivre un membre d’un gang. Le game design avait donc installé une séquence avec un certain enjeu sérieux[2] or en plein milieu de cette séquence, je décidai de prendre un selfie pour me montrer en train de « jouer » dans le jeu pendant une activité à l’intérieur du jeu qui devait être plutôt sérieuse. Et depuis, cela n’a plus arrêté. Ce jeu nous invite d’ailleurs véritablement à nous prendre en photos et globalement faire des photos à n’importe quel moment.
A l’issue de cette exemple, plusieurs hypothèses peuvent être formulées concernant l’impact des selfies sur le game design. Premièrement, les selfies dédramatisent les enjeux sérieux des séquences de jeu. Deuxièmement, leur dimension de métacommunication est explicite, le joueur se distance alors complétement des enjeux et du discours à un moment donné (comme s’il flânait à d’autres occupations qui lui sont plus importantes). Dernièrement, le rythme du jeu n’est alors plus totalement maitrisé par le game design puisqu’à n’importe quel moment, les joueurs peuvent changer d’objectif. Lors d’un boss, plutôt que de le battre, le joueur peut décider de totalement arrêter cette activité pour se consacrer à quelque chose qui deviendra beaucoup plus important à court terme : se prendre en photo en miaulant devant un ennemi surpuissant[3].
Les selfies semblent être particulièrement intéressantes à étudier dans les jeux vidéo. Comme nous l’avons formulé, ce sont une mécanique de gameplay qui modifie instantanément le game design : elles changent le rythme et la teneur dramatique des séquences. C’est d’autant plus intéressant que finalement, les selfies ludifient des situations déjà vidéoludiques. Une infiltration dans un jeu vidéo, en plus de son aspect indéniablement ludique, prend une dimension presque « méta-ludique » : on s’amuse à se montrer en train de jouer à être en train de s’infiltrer ». Par ailleurs, nous avons aussi émis l’hypothèse que les selfies permettent d’aligner le sens qu’on donne à ce qui reste des screenshots avec le sens que l’on donne aux selfies pris dans d’autres situations de non-jeu.
Maintenant que tout cela a été formulé, il convient bien entendu de rappeler qu’il ne s’agit là que d’hypothèses et qu’un travail plus sérieux et nécessaire pour soit les approfondir, soit les valider ou soit les réfuter. Par contre, cela ne sera pas pour tout de suite car je dois aller me prendre en photo à Hekseville. ■
Esteban Grine, 2017.
[1] Vous pouvez toujours reprendre ma vidéo pour avoir plus de détails sur le sujet : https://www.youtube.com/watch?v=E8jQjQacc44
[2] Il faut quand même prendre cet adjectif de manière très relative.
[3] Je ne l’ai pas encore fait, mais cela risque de ne pas tarder.
Résumé de l’article : Dans cet article, nous proposons une analyse détaillée du jeu « The Witness » (Blow, 2016). Après une brève histoire du jeu d’aventure, nous réencastrons « The Witness » dans ce genre et explicitons les objectifs de Jonathan Blow : « The Witness » est une synthèse du jeu d’aventure cherchant à résoudre les problèmes de game design que ce genre a généré en se concentrant sur une seule mécanique de jeu aux nombreuses variations. Par ailleurs, nous soutenons que « The Witness » peut être interprété comme un essai philosophique de Jonathan Blow et son équipe sur la création et l’acquisition de connaissances, la pédagogie et in fine sur leur représentation idéale de l’acquisition de compétences vidéoludiques et de la façon dont le Game Design doit la susciter.
The Witness est un jeu extraordinaire. Sûrement l’un des jeux m’ayant le plus influencé dans ma vie personnelle et professionnelle. Je regrette sincèrement qu’une bonne partie du public l’ait taxé de “pédant” et “prétentieux” principalement à cause de son auteur, Jonathan Blow et de son game design atypique, sans essayer de comprendre le message du jeu, son humanisme et son design. J’espère donc avec ce texte proposer une analyse poussée de ce jeu pour constater à quel point il est important dans l’histoire des jeux vidéo.
Il est tout d’abord nécessaire de recontextualiser The Witness dans un genre vidéoludique pour montrer l’intérêt qu’il a par rapport à ses prédécesseurs ; bien que la question des genres vidéoludiques est en réalité extrêmement épineuse pour l’historien qui souhaite retracer leurs évolutions, sachant qu’en plus, la définition d’un genre est généralement bien après l’apparition des premiers parangons. En effet, les genres ont évolué en même temps que leur définition ce qui fait qu’aujourd’hui, il est possible de rattacher deux jeux aux gameplays totalement différents au sein d’un même genre. Le jeu de Jonathan Blow fait partie du genre du jeu d’aventure à la première personne, dans la lignée d’œuvres comme Myst et Atlantis. Ces deux jeux prenaient la forme d’une succession de plans fixes dans laquelle le joueur peut aller et venir afin de résoudre des énigmes, les plans fixes permettaient une résolution très intéressante en comparaison des décors calculés en temps réel même si le rythme a pu bloquer un certains nombres de joueurs. Ces “first-person puzzlers” faisaient alors partie d’une branche du jeu d’aventure qui en tant que genre vidéoludique, s’est rendu célèbre auprès du public au travers une autre branche d’oeuvres incluant la série “Monkey Island” ou encore « Day Of The Tentacles ». Ces derniers jeux catégorisés ainsi sont toujours célèbres pour leur esthétique particulière, leur moteur SCUMM (l’anagramme de Script Creation Utility for « Maniac Mansion ») et leur humour absurde. Ils avaient aussi pour particularité de proposer un niveau de difficulté élevé : les énigmes étaient relativement difficiles à résoudre. Aujourd’hui et notamment grâce à certains travaux comme ceux de Guillaume Levieux, nous pouvons évaluer cette difficulté à de la difficulté sensorielle. C’est-à-dire une difficulté qui ne concerne pas des aspects purement logiques (et mathématiques) et des aspects purement moteurs. Il s’agit ici d’une difficulté de perception des choses.
Lorsque l’on regarde les solutions de ces jeux, on s’aperçoit qu’il n’y a pas forcément de logique : à un moment de l’aventure, dans le premier Monkey Island, le joueur doit donner des pastilles à la menthe à un prisonnier. Cette solution, nécessaire au scénario, n’est pourtant pas ce qui peut sembler le plus logique au joueur mais c’est celle que le jeu lui aura indiquée. C’est après au joueur de percevoir ou non cette solution. Certains jeux d’aventure en “pointer cliquer” reprennent encore cette forme de difficulté, c’est le cas notamment du très intéressant Dropsy, mais ce n’est plus aujourd’hui la norme. Le studio Tell Tale, après avoir relancé quelques séries phare de point’n’click, amena le genre à sa phase actuelle en 2012 avec le premier « The Walking Deads », un jeu au format épisodique. Si l’aspect pointer cliquer est toujours présent, la difficulté sensorielle a quant à elle laissé sa place pour une difficulté éthique puisque ces jeux cherchent à interroger le système moral des joueurs. En parallèle des pointer-cliquer, il s’est développé une dernière branche du jeu d’aventure à savoir les walking-simulators. Contrairement aux jeux Tell Tale qui empruntent aux premiers point’n’click, les walking-simulators ont quant à eux plutôt une filiation avec les premiers Myst et ce format de jeu d’aventure. C’est ainsi que nous avons pu voir apparaître des titres comme « Gone Home », « Dear Esther », « Proteus » ou encore le très récent « Firewatch ». Dans ces jeux, nous explorons des lieux enfin de faire progresser la narration (il s’²agit de narration spatialisée). Ces jeux minimisent leur difficulté afin de laisser le plus de place au récit. Enfin, nous pouvons brièvement aborder les first-person puzzlers qui sont des jeux à la première personne de résolution d’énigmes. Les parangons de ce genre sont par exemple Portal, « Antichamber » et « The Talos Principle », des jeux aux mécaniques et aux gameplays particulièrement innovants.
Retracer sommairement l’évolution du jeu d’aventure comme nous venons de le faire permet de tisser les liens que The Witness de Jonathan Blow possède avec cette famille très hétéroclite de jeux vidéo. The Witness est donc un jeu d’aventure à la première personne dans la plus pure lignée des Myst. La ressemblance est d’ailleurs aussi visible dans l’environment design et la diégèse puisque ces jeux se déroulent sur des îles mystérieuses. Mais The Witness est aussi un first person puzzler. Pour cette dernière caractéristique, les constats initiaux de Blow sur le genre sont les suivants : premièrement, dans les point’n’click, la difficulté est mal gérée car elle repose principalement sur une difficulté sensorielle. Pour résoudre une énigme, le joueur devait donc se mettre à la place du game designer pour entrevoir la solution (qui n’est pas du ressort de la logique). Secondement, dans les jeux d’aventure comme Myst et Atlantide, les éléments composant les énigmes sont difficilement discernables dans les décors, ce qui rend la résolution des problèmes bien plus opaques qu’initialement conçues. La volonté de Blow a donc été de proposer un nouvel embranchement du jeu d’aventure pour proposer un walking simulator mêlé à un first person puzzler résolvant ces problèmes. Il s’agit donc de proposer une expérience avec un rythme assez lent tout en réduisant la difficulté sensorielle à son minimum pour ne proposer que des problèmes logiques et aisément perceptibles dans le décor.
Cette décision de faire la synthèse des 25 dernières années a été prise par Jonathan Blow. L’une des particularités de ce développeur est qu’en deux jeux, il a exploré deux genres vidéoludiques totalement différents et à chaque fois en détournant les codes qui les définissaient. En effet, pour Blow, le jeu vidéo est un objet politique qui transmet les représentations de l’auteur. Il transmet un message et des émotions. La vision de Blow des jeux vidéo est finalement très proche de celle de Gonzalo Frasca, Miguel Sicart et Ian Bogost et pour Blow, chaque jeu vidéo doit être une œuvre avec un objectif et un message très précis.
Bien qu’il soit souvent taxé de « pédant » et de prétention, il met en avant ce qu’il appelle le humble design : c’est-à-dire le fait de concevoir un objet vidéoludique focalisé sur peu de mécaniques pour mieux les sublimer et ce, toujours dans le respect de joueur. Ce dernier point est important car ce respect pour le joueur est l’une des causes de nombreux choix de game design : le joueur ne doit pas être pris par la main mais il doit être considéré comme capable de faire lui-même l’effort de compréhension. C’est une démarche qui vient en opposition avec de nombreux jeux mainstream qui indiquent au joueur ce qu’il doit faire par de nombreuses informations extra-diégétiques. Maintenant que nous avons brièvement présenté sa philosophie de game design, il convient de s’attarder sur son parcours et ses œuvres. Cet auteur de jeu vidéo s’est rendu célèbre pour avoir développé Braid, un puzzle platformer dont les mécaniques centrales de gameplay permettent aux joueurs et joueuses de manipuler le temps. Chaque niveau du jeu emploie le temps d’une manière différente. Ainsi chaque partie du jeu contient une variation d’un même gameplay. De même, Braid a été salué pour avoir déconstruit les codes du platformer. En effet, c’est un genre qui se repose énormément sur des tropes narratifs, le plus connu étant celui de la demoiselle en détresse. Ce trope est généralement l’élément narratif qui déclenche la quête de l’avatar-joueur : après l’enlèvement de l’intérêt amoureux, le joueur doit partir à sa recherche et ainsi parcourir des environnements variés. Ce trope a été rendu célèbre avec les jeux Nintendo Mario et Zelda. Braid s’inspire clairement du premier. Son esthétique est d’ailleurs extrêmement référencée entre les ennemis étant des réinterprétations de ceux présents dans les jeux Mario jusqu’à la scène où un personnage non joueur indique à ce dernier que : “la princesse se trouve dans un autre château”, référence directe à ce que disent les Toad, personnages fictifs de la diégèse de Mario. De même, Braid possède plusieurs niveaux de lectures. Sébastien Genvo (2012) y voit une allégorie de la Bombe nucléaire, le joueur cherchant alors à l’obtenir. Une autre lecture a aussi été de comprendre que si le joueur part bien à la recherche de la princesse, il n’est pourtant pas son bienfaiteur mais plutôt un malfrat qui finit par échouer : la princesse se faisant sauver par un chevalier.
En observant avec attention le premier jeu de Blow, on peut comprendre sa méthodologie :
Premièrement, il choisit un genre puis va en dégager une mécanique autour dont l’ensemble du gameplay sera bâti autours. Le jeu proposera alors un ensemble de variations permettant au joueur d’expérimenter une multitude de situations. The Witness part du même principe. Pour son dernier jeu, Blow a choisi une seule et unique mécanique de jeu : tracer des lignes depuis un point A à un point B sur des schémas en respectant un ensemble de règles. Lorsqu’on réencastre The Witness dans le genre des jeux d’aventure, on s’aperçoit aussi de la relecture que fait Blow de cette forme vidéoludique.
Deuxièmement, il y a une absence de narration caractéristique des jeux d’exploration à la première personne. Il y a bien une mise en récit dans The Witness mais celle-ci est bien plus en retrait que les parangons du genre.
Troisièmement, il y a une maîtrise totale de la difficulté dans ce jeu. Contrairement aux premiers jeux d’aventure dont la difficulté sensorielle est prépondérante, The Witness minimise au strict minimum celle-ci pour se focaliser sur une difficulté logique, c’est-à-dire une difficulté qui peut diminuer si le ou la joueuse connaît les règles à appliquer. Pour rappel, la difficulté sensorielle se définit comme la difficulté à interpréter les règles de game design (comme par exemple arriver comprendre qu’il faut donner un objet particulier à un pnj particulier).
Enfin, il n’y a pas d’élément de narration qui vient donner un sens aux actions du joueur comme cela est le cas dans les jeux d’aventure en général. On pourrait aller jusqu’à dire que The Witness est un jeu qui est peu ludifié au sens de Grimes et Feenberg car il ne propose que peu de marqueurs pragmatiques de la représentation que nous avons généralement des jeux vidéo. Dans ce jeu, c’est au joueur de se fixer ses propres objectifs, il n’y a aucun élément extra-diégétique qui vient lui donner d’indices à ce sujet. De même, les énigmes possèdent de nombreuses ressemblances avec ce que l’on peut trouver généralement dans d’autres formes ludiques mais le jeu vidéo The Witness en tant que tout cohérent ne correspond pas à la représentation générique que l’on peut avoir des jeux vidéo.
Si l’on souhaite résumer brièvement ce que nous avons énoncé sur The Witness, nous pouvons donc dire que ce jeu s’inscrit autant dans le genre du jeu d’aventure qu’il en discute les codes. Au-delà de cette relecture du genre, il convient maintenant de se questionner sur le message fondamental du jeu, ce pourquoi, dans la méthode de conception de Jonathan Blow, le jeu a été réalisé. Selon notre interprétation, le jeu traite de deux phénomènes interconnectés. Premièrement, The Witness est un essai vidéoludique et philosophique à la question : comment l’être humain acquiert des connaissances ? Sous couleur de jouer, The Witness est un essai d’épistémologie sur la connaissance et la méthode à avoir pour créer des connaissances. A travers ce jeu, Blow souhaite proposer une réponse à cette interrogation que le joueur peut expérimenter grâce au gameplay et plusieurs temps de réflexion prévus dans le jeu. À plusieurs reprises dans le jeu, le joueur ou la joueuse aura aussi la possibilité de réfléchir à des questions connexes comme par exemple la distinction à faire entre création et découverte. Pour ce cas précis, The Witness soutient qu’il n’y a pas de véritable création mais seulement des découvertes. Par exemple, l’Être Humain n’a pas créé l’électricité mais l’a découverte. Secondement, ce jeu représente aussi la philosophie de l’auteur. De nombreux paratextes soulignent le caractère personnel de The Witness pour Jonathan Blow. Certains sont même allés jusqu’à amalgamer les deux. A travers ce jeu, le joueur a aussi à disposition les outils pour comprendre la représentation qu’a Jonathan Blow de certains aspects du monde. On s’aperçoit alors que The Witness peut pour cela rejoindre la catégorie des jeux expressifs puisqu’il propose de manière assez affirmée dans son gameplay d’expérimenter la façon qu’a l’auteur de comprendre le monde qui l’entoure.
Maintenant que nous avons pu réencastrer The Witness dans le genre des jeux d’aventure mais surtout, que nous avons pu le définir comme finalement une nouvelle strate ludique de ce genre. De même, nous avons pu montrer quels étaient selon nous les objectifs qu’avait l’équipe de Jonathan Blow lors du développement. Nous allons donc maintenant nous attacher à constater comment The Witness propose une réponse à cela.
L’action de The Witness se déroule sur une île mystérieuse dans laquelle des puzzles ont été disposée de manière très hétérogène. L’île présente de nombreuses particularités. Premièrement, de nombreuses statues d’individus représentant des actions sont disposées. Secondement, l’intégralité des éléments de l’Environment Design semble avoir été disposés à dessein : l’on peut observer de nombreux jeux d’ombres et l’absence de mouvement naturel (par exemple, il n’y a aucun mouvement autre que ceux contrôlés par le joueur[1] : pas de courant d’air, etc.). Par ailleurs, un motif récurrent est disposé à plusieurs endroits de l’île et la fin cachée de jeu semble indiquer que l’île est une station artificielle gérée par un hôtel[2] ou une entreprise similaire. Enfin, les différentes régions de l’île sont beaucoup trop différentes pour offrir un aspect que l’on jugerait naturel. Au contraire, les régions diffèrent autant esthétiquement (on traverse une forêt, une carrière, un village, un château, un marais, un désert et une montagne) que dans les temporalités dans lesquelles elles s’inscrivent : l’automne pour la forêt, l’été pour le désert et la forêt d’arbres fruitiers, le printemps pour le village et d’autre régions moins marquée et l’hiver pour la montagne.
Tous ces éléments esthétiques s’inscrivent donc dans une forme qui lorsqu’elle est observée dans son ensemble semble cohérente mais dont les parties se rejettent les unes et les autres. Tout cela contribue donc à interpréter l’île comme un environnement totalement artificiel. Maintenant que le jeu a été présenté dans son esthétique, il convient de maintenant s’attarder sur ses mécaniques. Comme nous l’avons dit, The Witness s’apparente au sous-genre du jeu d’aventure qu’est le Walking Simulator pour ce qui s’agit de l’exploration. Ainsi, nous contrôlons notre avatar à partir des touches classiques de déplacement (joystick gauche pour les manettes et le pavé ZQSD pour les claviers). Les déplacements se font assez lentement mais nous notons qu’il existe une touche pour courir. Au-delà de ce set de mouvement, le joueur est assez limité par la suite : il ne peut ni sauter ni faire de mouvements complexes. De même, le jeu est parsemé de murs invisibles infranchissables pour le joueur moyen[3]. Ainsi, en terme de mouvements, le joueur est autant limité par la palette qui lui est accordée que par l’Environment Design et le level design qui le contraignent le plus possible. L’objectif de toutes ces contraintes est de forcer le joueur à uniquement progresser par la résolution des énigmes qui lui sont proposées. Malgré ses airs de Walking Simulator, The Witness est donc bien un jeu qui focalise les efforts du joueur sur la résolution de tableaux. L’environnement ne sert lui aussi que ce projet.
Ainsi donc, le gameplay principal de The Witness correspond à de la résolution de puzzles. Ceux-ci prennent la forme de tableaux sur lesquels le ou la joueuse doit tracer une ligne reliant un point A à un point B en respectant un ensemble de règles. Ces dernières ne sont pas clairement formulées par le jeu, c’est donc à l’audience de découvrir les règles qui régissent les énigmes. Notons maintenant qu’il s’agit bien de “découvrir” quelque chose qui techniquement existait avant l’arrivée du joueur. Cela rejoint ce que nous disions plutôt sur la distinction entre découvertes et créations.
Il convient de s’attarder sur la façon dont la transmission des règles s’effectue. En effet, comme nous le disions plus tôt, les règles ne sont pas explicitement formulées aux joueuses et joueurs comme on pourrait s’y attendre. Généralement, le joueur est habitué à ce qu’on lui transmette des informations de didacticiels par des phénomènes extra-diégétiques. Ceux-ci peuvent prendre la forme de panneaux de type fenêtres se superposant à la représentation de la diégèse indiquant aux joueuses et joueurs les séquences de boutons à déclencher afin d’exécuter ce qui est nécessaire à la progression. Or, dans The Witness, à chaque nouvelle zone que le ou la joueuse découvre, celui ou celle-ci est invité-ée à résoudre une première série de puzzles qui présente de la façon la plus simple possible. Ainsi, la première série de puzzle à laquelle le joueur se frotte concerne la règle suivante : “la ligne tracée doit séparer les carrés blancs des carrés noirs”. Le joueur n’ayant pas d’explication à sa disposition doit tester par lui-même les hypothèses qu’il peut avoir jusqu’à ce qu’il comprenne et soit sûr d’avoir compris. Ainsi, chaque puzzle est l’occasion d’une discussion entre le game designer (Jonathan Blow et toute son équipe) et le ou la joueuse. Il y a une mise en accord sur les concepts entre les deux parties de cette discussion. De la même sorte que le langage et les discussions entre individus reposent sur une mise en accord préalable des concepts et notions employés, la résolution des puzzles de The Witness repose sur la transmission d’un “langage commun”, d’un socle commun de règles du jeu. Ce socle de règles est proposé par le game designer et il doit être interprété et compris par le ou la joueuse. Ainsi, nous pouvons représenter la communication qui se produit dans the Witness de la façon suivante : à chaque puzzle, Jonathan Blow pose la question : “comprenez-vous les règles qui régissent ce puzzle ?” Il est tout de suite intéressant de rappeler que l’île est décomposée en plusieurs zones possédant chacune leurs règles et variantes. Avant de poursuivre notre réflexion, il convient de s’interroger sur ce que cela peut signifier. Selon de nombreux paratextes, nous savons que Blow a souhaité représenter une très grande variété de décors symbolisant l’ensemble des continents. Sans que cela n’ait d’impact sur notre réflexion, il est intéressant de se représenter les différents systèmes de règles propres à chaque zone du jeu comme la représentation d’une multiplicité de langues et de systèmes linguistiques. Selon cette interprétation, chaque zone possède donc son propre langage et c’est en traversant ces zones que le ou la joueuse va devenir « polyglotte »[4].
Ainsi donc, le joueur, lorsqu’il résout les puzzles transmet un message tel que suivant : “oui j’ai compris la question [le puzzle], son cadre théorique [les règles] et j’ai donné une bonne réponse [la solution]”. Dans notre réflexion, nous considérons donc qu’il y a une forme de discussion asynchrone entre le développeur et le joueur dans The Witness. Cette discussion prend notamment forme avec la résolution des puzzles. Cependant, pour mettre en place un dialogue, il doit d’abord y avoir une mise en place de termes dont les définitions sont acceptées par l’ensemble des parties prenantes de la discussion. Cet apprentissage prend alors la forme de séries de tableaux proposant des puzzles très sommaires afin que le joueur puisse rapidement comprendre les règles qui sont présentes. The Witness est particulièrement intéressant dans le sens où il applique parfaitement une certaine vision de la pédagogie. Nous aurons notamment l’occasion d’aborder la pensée socio-constructiviste de Vigotsky dans ce papier. Jonathan Blow applique la méthodologie suivante pour s’assurer que le joueur apprend les règles et devient capable de les reconnaitre et de les appliquer dans l’intégralité du jeu :
Une zone est particulièrement marquante pour illustrer ce propos. Il s’agit de la jungle de bambous. Dans cette région de l’île, les puzzles se résolvent grâce au bruit. Plus précisément, la mécanique principale de ces puzzles concerne la représentation par le tracé (et donc par la résolution du puzzle) des bruits intra-diégétiques ambiants. Ainsi, le premier puzzle se résout par l’écoute attentive d’un oiseau ou du moins seulement son chant puisque nous ne le voyons jamais. Celui-ci effectue un cri aigu puis grave. Le joueur doit alors représenter cela par le tracé en dessinant d’abord une courbe vers le haut puis une courbe vers le bas. Or le puzzle ne possède que 9 chemins possibles ce qui peut nous laisser penser que le joueur peut aussi le résoudre sans comprendre sa logique. C’est pourquoi le second panneau est quant à lui tout de suite plus complexe. Celui-ci n’existe que pour un seul but dans le Game Design : vérifier que le joueur a « compris » les mécaniques et la logique qui sous-tend cette zone de l’île. Si le joueur échoue, ce puzzle ce désactive et il devra alors recommencer le premier afin de pouvoir retenter sa chance ou plutôt un nouveau raisonnement. Une fois la logique intégrée, le joueur va expérimenter une série de variation autour de cette mécanique ludique (à savoir : représenter sous forme de tracé une suite de sons). Une autre zone est aussi particulièrement évocatrice concernant la façon dont le game design est prévu pour vérifier l’acquisition des compétences chez le joueur. Les énigmes de la forêt d’Automne se reposent sur un jeu d’ombre et lumière avec l’environnement. Tantôt le joueur doit tracer une ligne correspondant aux ombres qui se dessinent sur les tableaux, tantôt (dans une seconde partie de la zone), le joueur doit tracer une ligne évitant les ombres. Nous avons là une zone qui autour d’une seule mécanique (représenter un tracé défini par la lumière environnante) pose deux questions au joueur. Ainsi, le puzzle final de cette zone, dont nous rappelons qu’il a pour objectif de proposer une synthèse pour constater les compétences acquises, C’est pourquoi l’équipe de Jonathan Blow a décidé de proposer un puzzle dont la partie gauche répond à l’une des questions (suivre le chemin indiqué par les ombres) tandis que la partie droite répond à l’autre mécanique (suivre le passage indiqué par la lumière). C’est après au joueur ou à la joueuse de comprendre que les deux mécaniques sont mobilisées dans un seul et même tableau. Ici, Blow teste une dernière fois le joueur dans la zone afin de vérifier la compétence nouvellement acquise du joueur (à savoir : résoudre les énigmes de cette zone et reconnaitre la mécanique mobilisée dans ces énigmes.
Ainsi donc, nous avons déjà là une certaine représentation de ce que peut être l’apprentissage. Pour être plus précis, nous posons l’hypothèse que The Witness est la modélisation de ce que doit être l’apprentissage des mécaniques de gameplay et comment il doit se faire selon Jonathan Blow. Nous pouvons étendre cette hypothèse à la représentation de la meilleure méthode d’apprentissage, tout contexte et toutes matières confondues, selon l’auteur. Cependant, The Witness ne propose pas qu’une réflexion sur l’apprentissage et l’acquisition des connaissances. De manière plus large, le jeu propose une réflexion sur les connaissances elles-mêmes et sur la complexité du monde. Il convient ici de rapprocher la notion de complexité des propos d’Edgar Morin notamment. Pour expliquer la complexité brièvement ici et comment nous la mobilisons, il s’agit de poser l’hypothèse que le monde qui nous entoure ne peut s’expliquer par un seul angle d’approche et qu’un objet doit être observé de part une multitude d’angles (de sciences) pour pouvoir être compris, toute en supposant la compréhension totale d’un chose comme inatteignable.
Ainsi, dans The Witness, nous avons déjà montré que chaque zone proposait plusieurs phases afin de proposer une acquisition progressive des règles. Cependant, toutes les zones ne sont pas de difficultés logiques (Levieux) équivalentes. Au contraire, les zones sont elles aussi agencées d’une telle façon que le joueur peut avoir plusieurs parcours pour « voir la fin ». Ainsi, le joueur peut niveler la difficulté de son parcours. Certaines zones vont se résoudre en ne mobiliser qu’une seule mécanique tandis que d’autres vont emprunter les mécaniques d’autres zones pour certains puzzles. Nous pouvons par exemple évoquer la zone de cabanes dans les bois, le village, le bunker et la zone de fin. Dans ces zones, les puzzles se concentrent principalement sur une mécanique mais intègre aussi par moment des mécaniques et des règles empruntées à d’autres zones. Il est intéressant d’observer ici que le jeu teste le transfert des compétences acquises par le joueur. Or comme l’énonce Jacques Tardif (2006), le transfert des compétences est critiqué dans le sens où il est nécessaire de prendre en compte le contexte d’application d’une compétence. Ainsi, une compétence acquise n’est pas forcément mobilisable dans un autre contexte si ce dernier ne fait pas partie de la même famille de contextes. Autrement dit, on essaie de déterminer si un apprenant arrive à appliquer une compétence dans un contexte qui lui est nouveau mais similaire à ce qu’il a déjà connu. S’il parvient à la mobiliser, on peut considérer la compétence comme acquise pour cette famille de situations.
Nous pouvons rapprocher cette représentation de l’acquisition des compétences de celle de Vygotski qui se fait dans une aire précise (il fait alors référence au développement de l’enfant) : la zone proximale de développement (ZPD). Ce concept énonce qu’il faut globalement proposer des problèmes proches des compétences de l’individu afin que ce dernier puisse les résoudre avec de l’aide. En dehors de cette zone, Vygotski énonce que l’individu ne sera pas capable de résoudre un problème même s’il est aidé. The Witness est aussi une mise en forme de ce concept. Nous avons montré précédemment que l’on pouvait observer une complexification des énigmes proposées au joueur. Celles-ci allait de simple, pour l’intégration des règles, à difficile, où les problèmes reposent substantivement sur les mêmes règles puis enfin à la complexification des énoncés en intégrant des règles issues d’autres zones. Cependant, nous restons tout de même globalement dans un périmètre d’énigmes solvables par le joueur : le jeu met à disposition tout ce dont le joueur a besoin pour comprendre les énigmes et s’assurent par le système de « double-check » (la vérification pour savoir si le joueur a bien compris une mécanique).
Enfin, le jeu teste aussi notre capacité, en tant que joueur, à reconnaitre les formes qui constituent les bases des énigmes mais cette fois dans l’environnement directement. Ici, le jeu rappelle les enjeux pédagogiques du transfert de compétences. En effet, au début du jeu, nous ne reconnaissons pas forcément ces formes dans le décor (l’environnement du jeu) or, plus on va résoudre des énigmes et intégrer, à notre insu, ces formes par réflexe, nous, le joueur, allons reconnaitre progressivement des formes similaires (des lignes ayant pour point de départ un cercle). La fin alternative du jeu va clairement dans ce sens puisque nous y voyons un développeur du jeu (possiblement Jonathan Blow) à la première personne se réveiller d’un rêve (à propos du jeu). La séquence vidéo d’une dizaine de minutes nous expose alors un individu naviguant dans un appartement et essayant de déclencher des énigmes en appuyant sur des formes ressemblant à celles vues dans le jeu. Nous émettons l’hypothèse que le jeu nous invite ici à transférer ce que nous avons appris dans le jeu pour le reproduire dans d’autres situations de la vie (quand on ne joue pas à The Witness).
Ainsi donc, nous avons vu que le jeu The Witness propose une certaine vision de la pédagogie et de la façon de transmettre des savoirs et des compétences aux joueurs. Globalement, TW illustre le concept de zone proximale de développement de Vygotski : les énigmes suivent une progression qui se fait en fonction de la progression des compétences du joueur dans la reconnaissance des règles et leur mise en application ; Ainsi, il n’y a pas vraiment de pic de difficulté dans la courbe de progression. Dans tous les cas, Blow a mis en place une stratégie dans le game design afin de vérifier ou non si le joueur a bien intégrer les règles en vigueur dans les différentes zones de l’île. Enfin, le jeu pose de nombreuses questions concernant le transfert de compétences, c’est-à-dire l’application de ces dernières dans un contexte autre que celui dans lequel elles ont été acquises. Cette question du transfert est d’abord appliquée lorsque le game design présente des énigmes complexes au joueur puis par la fin alternative durant laquelle nous voyons le développeur répéter les mouvements qu’il a eu dans le gens mais cette fois dans sa réalité.
Maintenant que nous avons vu en quoi « The Witness » propose une certaine vision de la pédagogie, il convient d’aborder brièvement la volonté de susciter des moments d’épiphanies tout au long de la résolution d’énigmes chez le ou la joueuse. Nous avons pu observer une critique récurrente chez les personnes ayant abandonné le jeu : le jeu ne rend pas assez explicite les méthodes de résolution de certaines énigmes. Il s’agit là d’une critique qui se fait de manière assez générique aux jeux d’aventure. Par exemple, la série des « Monkey’s Island » a régulièrement été critiquée pour cela. Il est donc plutôt normal de trouver cette critique aussi dans les paratextes de « The Witness ». Cependant, nous critiquons cet argument. Nous considérons au contraire que TW met à disposition l’ensemble des clefs de résolution des énigmes entre les mains du ou de la joueuse. Nous posons ici l’hypothèse que certaines énigmes ont volontairement été rendue plus complexe afin d’obliger le joueur a parfois se détourner d’une zone pour aller en découvrir une autre dont les mécaniques et les règles lui permettront possiblement d’acquérir de nouvelles compétences. Par exemple, très tôt dans le jeu, le joueur va atteindre la zone du village qui regroupe un ensemble très varié de mécaniques et de règles de résolution de puzzles. L’objectif de cette zone est à notre sens d’obliger le joueur à découvrir un puzzle, comprendre qu’il n’est pas actuellement compétent pour le résoudre, aller dans une autre zone pour comprendre la mécanique puis de revenir résoudre l’énigme une fois les compétences acquises.
Encore une fois, nous voyons ici une représentation de cette zone optimale de développement proche de la pensée de Vygotski et du fait que les situations où le joueur ou la joueuse mobilise cette compétence doivent faire partie d’une même famille de situation dans la pensée de Tardif. Selon notre lecture de l’expérience, nous posons l’hypothèse que contrairement à la plupart des jeux vidéo qui ne proposent que des énigmes ayant pour seul objectif d’être résolues, TW met d’avantage l’accent sur la compréhension des mécaniques sous-jacentes[6]. Les énigmes proposées doivent alors dépasser leur seul statut de « portes bloquant l’accès du joueur à … » : elles doivent amener le joueur à la compréhension des mécaniques pour que celui-ci puisse ressentir des émotions comme cette épiphanie dont nous parlions plus tôt, comme l’amener à « comprendre l’évidence » et toutes les émotions qui peuvent être en relation avec les moments de révélation.
Ainsi donc, selon note analyse, The Witness est une proposition vidéoludique qui met d’avantage l’accent sur la compréhension et l’acquisition de compétences que proprement sur la résolution d’énigmes. Cette résolution n’est qu’un outil pour servir la thèse principale du jeu qui porte sur la façon optimale pour Jonathan Blow d’acquérir des connaissances et des compétences (d’abord dans le cadre d’un jeu, mais aussi ouvert aux situations de non-jeu). Cependant, ce n’est pas tout ce que le jeu a à nous dire. En effet, au travers des nombreux collectibles[7] du jeu, nous pouvons aussi admettre l’hypothèse que le jeu est un essai sur l’attitude humble que doit avoir la personne qui acquière des connaissances. Contrairement à de nombreux jeux, The Witness ne récompense pas à proprement parler le joueur. Il n’offre aucun récompense in-game (comme un nouveau pouvoir ou un nouvel objet), ne propose aucun éléments extra-diégétique signifiant la réussite du joueur (comme cela peut être le cas dans un jeu tel que « Candy Crush Saga » (King, 2012)) et ne propose que 2 trophées (ou succès) pour nourrir les métagames des différentes plateformes de jeu (steam, xbox et PlayStation, il n’en propose d’ailleurs pas sur la plateforme GOG). Ainsi, le jeu (et de facto le développeur) marque son indifférence vis-à-vis des actions du joueur. D’ailleurs, à aucun moment le jeu n’oblige le joueur à résoudre des énigmes, il peut être parcouru come un walking simulator des plus classiques et simplement offrir une expérience d’observation des décors. Seul le joueur détermine ses objectifs (« aller découvrir cette zone, voir ce qu’il se passe après », etc.) mais il pourrait totalement se satisfaire de l’observation et de la compréhension du jeu qui lui est accessible par son simple parcours. De même, hormis les panneaux et les quelques éléments bloquant le joueur (portes, ponts, etc.) il n’y a aucune interaction possible avec l’environnement (seulement son observation, d’où son nom en partie).
Ainsi donc, cela nous laisse penser que le game design minimise le plus possible les boucles de rétroactions pour se concentrer sur la compréhension des mécaniques et sur l’observation. Dès lors, Jonathan Blow pose un véritable challenge au concept « boucle de gameplay » puisque celle-ci suppose normalement l’existence d’objectifs préétablis et de récompenses signifiantes pour le joueur. Tel que nous le voyons, c’est au joueur de donner véritablement sens à ce qu’il fait dans le jeu. Nous pourrions dire que les boucles de gameplay n’existent que dans la pensée du joueur. C’est aussi ce dernier qui va donner sens à ce qu’il fait dans le jeu et sur les conséquences que cela aura sur l’environnement. C’est donc lui qui suppose l’existence de ces boucles sans que le jeu les explicite.
L’un des derniers objectifs de Blow qui transparait à notre opinion dans le game design concerne la volonté de ce dernier à susciter chez nous un amour pour les énigmes et les puzzles. De plus, le game design cherche à nous convaincre que la résolution d’énigmes est compulsive chez Blow et que ce dernier veut nous faire ressentir le même besoin. En effet, plusieurs éléments dans le jeu nous signifient cela. La fin alternative du jeu nous montre le développeur du jeu se réveillant et cherchant de manière que nous avons interprétée d’alarmée à résoudre des énigmes environnementales qu’il a appris à reconnaitre dans le jeu. De même, à plusieurs reprises, le joueur sera tenté d’aller chercher la solution d’une énigme dans un guide or de nombreux paratextes nous expliquent que la philosophie du jeu n’est pas de nous juger sur ce point puisque nous sommes les seuls en tant que joueuses et joueurs à donner de sens à l’activité que nous avons en parcourant « The Witness ».
En ce sens, l’extrait du film de Tarkovski présent dans le jeu et où l’on voit Andrei Gorchakov, le personnage principal, tenter de traverser un bassin thermal vide une bougie allumée à la main fait sens pour donner le temps au joueur d’observer « quelqu’un d’autre », « dans un autre contexte », faire des actions dont le sens est similaire. Celui-ci, à ce moment de l’intrigue aurait pu lui aussi tricher mais c’est sa volonté[8] et le sens qu’il donne à l’action qu’il est en train de réaliser qui le pousse à agir. Cependant d’un point de vue externe, ses actions, comme celles du ou de la joueuse de « The Witness » peuvent sembler ridicules. Ainsi donc, par-dessus tout, et pour reprendre les termes du pédagogue Rolland Viau, Jonathan Blow a cherché en game designant « The Witness » à susciter une « motivation intrinsèque » chez les joueurs à résoudre des énigmes. Nous pouvons donc supposer que l’un des paris de Blow a été véritablement de transmettre une forme d’amour pour la résolution d’énigmes et de puzzles.
Cette partie est librement inspirée de mon article à paraitre dans Le Pardaillan.
Enfin, il convient d’aborder la façon dont « The Witness » suscite la réflexivité chez le joueur. Comme nous le disions plus tôt, le jeu laisse beaucoup de place au joueur lorsqu’il s’agit de donner du sens à l’activité qu’il est en train de réaliser. Dans plusieurs interview, Jonathan Blow rappelle à quel point il souhaite proposer des jeux qui respectent les joueurs et joueuses en tant qu’êtres pensants. « The Witness » s’inscrit dans cette volonté de ne pas proposer de scénarios et de solutions que le ou la joueuse serait obligé-ée de subir pendant son parcours, son itinéraire expérientiel. Par exemple, la conclusion du jeu ne propose pas de morale ou de leçons sur ce qu’a expérimenté le joueur. Il s’agit plutôt, pour chacune des deux « fins » (si l’on peut véritablement les appeler ainsi) d’ouvertures telles que celles que nous pourrions trouver à la fin d’un essai.
Ainsi, encore une fois, le gameplay du jeu est fait de sorte à laisser le plus de place à la réflexion du joueur. Ainsi, si au début de notre argumentation, nous décrivions l’île comme hypothétiquement une station balnéaire, un parc d’attraction ou un paradis perdu, nous pouvons aussi lui attribuer un nouvel objectif. En effet, les déplacements dans l’île sont autant de moments donnés aux joueurs ou aux joueuses des reposer ou de réfléchir à ce qu’il a fait ou va faire. C’est aussi le moment pour lui ou elle d’observer les alentours. En changeant les objectifs qu’iels se fixent à court terme, les joueurs et joueuses alternent entre des moments de réflexions se concentrant sur les puzzles (peut-être 1 ou 2 très coriaces qui accaparent tout le temps de cerveau disponible du joueur) et des moments de relaxation, de tentatives de compréhension du monde qui l’entoure ou encore, l’observation, l’écoute et le visionnage des éléments à dispositions du joueur. « The Witness » propose à ce sujet énormément de contenus qui sont importants à mentionner dans le cadre de notre discussion. Trois types d’éléments ont été disposés par J. Blow afin de susciter la réflexion chez le ou la joueuse. Le premier type que va rencontrer le joueur comprend l’ensemble des statues et sculptures présentes et réparties sur l’île. Il est intéressant de noter que depuis un certain angle de vue, les statues effectuent des actions intelligibles par le joueur. Par exemple, la sculpture sur le flan de la montagne semble au premier abord simplement tendre la main vers le ciel mais depuis le marais, et avec l’aide d’une seconde statue, nous comprenons l’action qu’elle représente : elle représente une femme suspendue dans le vide et qui est en train de se faire secourir par une autre personne.
D’autres éléments nous demandent une observation fine de l’environnement de l’île et qui deviennent ainsi des « petites découvertes » pour le joueur qui prendra alors le temps de s’interroger sur ce qu’il est en train de voir. Dispersés dans l’île, des logs sous la forme de dictaphones constituent le deuxième ensemble d’éléments à la disposition du joueur. Les contenus de ceux-ci sont variés : allant de la lecture d’un passage d’un livre à des discussions entre des individus ayant des points de vue différents. Les sujets de ces logs concernent principalement les croyances, les connaissances et comment ces dernières apparaissent et sont considérées comme telles. L’intérêt de ces logs est qu’ils sont toujours liés de près ou de loin aux actions que le joueur réalise pour résoudre les puzzles et progresser dans le jeu. Ainsi, nous pouvons comprendre ces logs comme le miroir de l’expérience du joueur : à certains moments dans le jeu : des narrateurs et narratrices viennent énoncer (par le biais des logs) ce qu’est en train de faire le joueur pour que celui-ci puisse prendre de la distance par rapport à ses actes. Ainsi, tout l’intérêt des logs audio du jeu réside dans le fait qu’ils décrivent de manière pragmatique les actions du joueur. En les écoutant, ce dernier prend alors de la distance par rapport à ses actions et adopte une posture réflexive. Enfin, le dernier groupe d’éléments comprend des extraits vidéo qui peuvent être visionnés dans le sous-sol du moulin à vent : une salle de cinéma permet au joueur de sélectionner les extraits qui s’obtiennent par la résolution de certains puzzles secondaires.
Dans certains paratextes, J. Blow expliquait les avoir sélectionnés avec son équipe de développeur non pas pour alimenter un certain récit mais plutôt parce qu’ils les trouvaient appropriés et intéressant à insérer. D’autres critiques ont déjà analysé certaines de ces séquences comme ce fut le cas de la chaine « Extra Credit » qui mit en rapport les actions du joueur et la séquence tirée de du film « Nostalghia » de Tarkovsky. Ici aussi nous comprenons que c’est le game design du jeu qui offre des temps de repos aux joueuses et joueurs afin que ceux et celles-ci puissent mettre en relation ce qu’iels voient et ce qu’iels ont fait dans leur parcours du jeu. Ainsi, comme nous l’avons montré, le game design de « The Witness » mobilise plusieurs mécaniques pour susciter le comportement réflexif chez le joueur mais celles-ci reposent toutes sur la même caractéristique : le changement de rythme du jeu. En effet, les phases de résolutions de puzzles peuvent être intenses pour le joueur et très vite, ce dernier peut être entrainé dans une forme de frénésie de résolution d’énigmes : il progresse dans une zone et a tout de suite besoin de résoudre le puzzle suivant celui qu’il vient de résoudre. Tout l’intérêt de ces éléments disposés ici et là dans le jeu ont pour objectif de casser le rythme du joueur pour que celui-ci prenne du recul sur ses actions dans le jeu.
Si nous devions résumer en un seul point comment « The Witness » suscite la réflexivité chez les joueurs, nous poserions l’hypothèse que c’est en mettant à disposition des éléments qui permettent d’alterner des phases de jeu dont les rythmes sont différents. Lors des phases plutôt lentes (l’observation, l’écoute et le déplacement), les éléments sont aussi conçus de sorte à canaliser l’esprit du joueur pour que celui-ci réfléchisse sur un sujet connexe de ses actions ou qu’il cherche à comprendre quelque chose qu’il observe. Nous remarquons finalement que cette idée de « canalisation des idées du joueur » reste finalement très proche de ce que nous énoncions lorsque nous avions abordé la question du transfert des compétences et la réponse que donna Jacques Tardif. Ainsi, l’une des possibilités que « The Witness » nous propose pour susciter un comportement réflexif est le suivant : des éléments à disposition du joueur qui modifient le rythme du jeu. Ceux-ci doivent tout de même canaliser l’esprit du joueur vers des idées, des réflexions et des pensées faisant partie de la même famille de situations. Si cela fonctionne aussi bien dans « The Witness », c’est donc parce que J. Blow et son équipe ont proposé des éléments à destination du joueur qui par leurs contenus, permettent à ce dernier de faire des analogies entre ce qu’il voit/entend et ses actions. Ainsi, il lui est permis de prendre de la distance par rapport à ce qu’il fait et peut alors commencer un travail d’auto-analyse. C’est cette alternance dans le rythme entre phases d’apprentissage et phases de mises en perspective de cette apprentissage qui permet de susciter au joueur d’adopter une posture réflexive. Si celle-ci est d’abord dirigée vers le comportement du joueur qu’il a dans le jeu (ce qu’il fait, pourquoi résout-il des puzzles, etc.), de nombreuses portes sont proposés afin de transférer les réflexions et les compétences nouvellement acquises du joueur vers d’autres situations de sa vie.
Au travers de notre étude, nous avons appuyé le fait que « The Witness » peut être compris comme un essai sur les connaissances et les compétences : comment celles-ci s’acquièrent, se transfèrent et se discutent. Cependant, dans cette dernière partie, nous allons élargir notre propos pour aborder brièvement ce que le jeu propose plus largement dans sa dimension philosophique. « The Witness » est dans ce cas précis un témoignage de la conception philosophique du monde selon l’équipe de développeurs et développeuses coordonnés par J. Blow. Ainsi, l’un des premiers sujets abordés concerne l’obsession comme moteur de l’activité humaine. Ainsi, le jeu tient le discours que l’obsession est un moteur efficace dans l’acquisition des compétences et que seuls les personnes qui ont été obsédées par un domaine de recherche ont fait avancer ou ont ajouté leur contribution au stock de connaissances humaines. Dans la logique du jeu, l’obsession se définit comme le besoin de comprendre et de résoudre des puzzles. C’est d’ailleurs aussi lié au fait que Blow souhaite nous partager son amour pour les puzzles. Dans certaines interviews qu’il donna, il expliquait déjà qu’il ressentait ce besoin de « comprendre et de résoudre ». « The Witness » développe pourquoi Blow considère que ce besoin est bénéfique et pourquoi il souhaite que les joueurs ressentent aussi ce besoin. Ce besoin obsessionnel de comprendre nécessite deux prémisses selon le discours du jeu :
Premièrement, de nombreux logs et éléments du jeu montre un certain rejet de l’absolu (présent autant dans les discours scientifiques que dogmatiques). Il ne s’agit pas non plus d’adopter une posture sceptique mais plutôt d’être prêt à changer ses croyances et ses convictions lorsqu’elles ne sont plus suffisantes pour expliquer le monde qui nous entoure. Ainsi, il y a une réflexion épistémologique qui dépasse le cadre de l’élaboration des connaissances et des compétences pour aller questionner leur pérennité dans le temps.
Deuxièmement, le jeu rappelle au joueur que l’incompréhension doit être acceptée pour ce qu’elle est. Le jeu tient clairement un discours sur l’incapacité de l’être humain à comprendre son environnement et sur le fait qu’il faut l’accepter. Il énonce aussi l’importance de ne pas se sentir bloqué par cette incapacité car de toute façon celle-ci est inhérente à la nature humaine. C’est d’ailleurs pour ce dernier fait que nous trouvons de nombreux éléments et discours appelant à l’humilité du joueur et plus largement de l’être humain (que celui-ci soit connaisseur ou profane). Ainsi, si on pouvait supposer que le jeu nous poussait à tout savoir sur tout, nous avons là des éléments qui viennent plutôt nous dire que ce n’est pas grave si nous ne comprenons pas tout, qu’il s’agit là d’une attache dont nous pouvons en réalité facilement nous dessert. Il est donc intéressant d’énoncer ici que le jeu tient un discours dialectique sur la place que doit avoir l’acquisition des connaissances dans nos vies. Plus précisément, il pose ici les limites de sa thèse (il faut acquérir des connaissances et des compétences) en énonçant qu’il faut accepter notre inaptitude physiologique et psychologique à compléter cette quête et que sa complétude ne doit pas être un objectif absolu. Il y a d’ailleurs dans le game design du jeu un élément suffisamment notable pour illustrer cette critique de la complétude que fait Blow à travers « The Witness ». L’une des dernières zones du jeu n’est accessible qu’à partir du moment où le joueur a réalisé la quasi-totalité des puzzles. Il s’agit du « Challenge » situé dans « la caverne » (zone appelée de la sorte par la communauté). Dans une interview donnée à un journaliste de Kotaku en février 2016, il faisait une analogie intéressante avec les romans :
Je ne m’attends pas moi-même à ‘‘maitriser’’ ‘‘Gravity’s Rainbow’’. En fait, l’idée de ‘‘maitriser’’ un roman semble stupide. Cela doit-vraiment être un bon livre si vous pouvez faire ça ! Donc la fait que lui puisse espérer cela avec les jeux est un signe que les expériences n’ont pas été si profondes que ça, pendant tout ce temps.
Ainsi, il y a avec le Challenge une volonté de nous empêcher d’accéder à la complétude, à la résolution totale et absolue du jeu, à sa compréhension définitive. Jonathan Blow veut ici nous empêcher, par le seul moyen qu’il a à sa disposition (le game design), de « terminer » le jeu. Cet exemple nous conforte dans notre opinion sur le propos du jeu qui est donc : la recherche de la connaissance sans que celle-ci ne soit forcément totale.
Ainsi donc, nous avons vu les principaux sujets que nous souhaitions aborder sur « The Witness ». Il convient maintenant de proposer une rapide conclusion afin de terminer notre réflexion sur ce jeu mais surtout afin de l’ouvrir vers de nouvelles perspectives de discussions.
« The Witness » est un jeu sans compromis. La diégèse du jeu propose un univers d’une rare cohérence et le jeu fait en sorte de nous proposer que le minimum d’éléments extra-diégétiques. Ceux-ci ne sont présents que dans un souci d’ergonomie et d’accessibilité afin qu’aucun profil de joueur ne soit avantagé ou désavantagé par rapport à un autre. Il n’y a pas de musique, pas non plus de cinématique : tout se fait de manière diégétique. Le visionnage des films par exemple n’impose pas au joueur une cinématique où celui-ci ne pourrait plus rien faire d’autre que de la regarder. Les Logs audios sont en libre écoute et le jeu ne nous impose aucunement d’en écouter certains pour progresser.
Il est aussi intéressant de caractériser « The Witness » comme un jeu à progression. Même si les joueuses et joueurs peuvent se promener librement sur l’île, le jeu nous oblige à suivre une certaine progression dans la résolution des puzzles : certains ne s’affichent que lorsque d’autres ont déjà été résolus et d’autres dépassent souvent le niveau de compétence du joueur (autrement dit, sa zone proximale de développement). Ainsi, le game design est tel que l’on se retrouve à devoir suivre les différents parcours nous permettant de progresser dans notre compréhension des mécaniques.
« The Witness », c’est aussi l’occasion pour Jonathan Blow de proposer sa représentation du « bon jeu d’aventure ». C’est pourquoi, comme nous le disions, Blow minimise la difficulté sensorielle pour ne laisser place qu’à la difficulté logique. Il y a donc ce rejet des règles « classiques » de game design pour pouvoir proposer une relecture du genre vidéoludique du jeu d’aventure. De même, on ressent la volonté de l’auteur de proposer une expérience des plus cohérentes. L’une des plus belles applications de cette volonté se retrouve dans la game design qui ne prend jamais de raccourci pour expliquer aux joueurs et joueuses comment progresser et résoudre les puzzles. Aussi, le nombre de personnes n’ayant pas apprécié la proposition nous laisse penser que plus un jeu est cohérent dans sa démarche et l’expérience qu’il propose et plus il sollicite les joueurs-euses à s’investir et faire un effort de compréhension. Aussi, « The Witness » devient un objet difficile d’accès dans le sens où il ne propose pas non plus de récompense au joueur, jouant avec les réflexes et les attentes conditionnées de ce dernier.
Ainsi, si je, Esteban Grine, ne devait retenir qu’une seule chose de ce jeu, ce serait que c’est par celui-ci que je compris pourquoi la Compréhension était une récompense en soi et la seule véritable. ■
Esteban Grine, 2017.
[1] Il y a certes le mouvement de l’eau qui reste présent.
[2] La fin alternative du jeu va clairement dans ce sens en nous faisant pénétrer dans un Hall d’Entrée.
[3] Nous posons l’hypothèse ici qu’aucun bugs de collision ou « Out Of Bound » n’a été découvert par un joueur expérimenté comme un speedrunner.
[4] En réalité, cette interprétation a beaucoup plus d’impact sur notre lecture du jeu puisque ce dernier prône aussi la thèse que le voyage permet une plus grande sagesse et l’ouverture d’esprit (c’est notamment observable et audible à travers de nombreux logs présents dans le jeu), ce qui se rattache à l’adage que la capacité à parler plusieurs langues (ici plusieurs systèmes de règles) permet une plus grande capacité d’observation, à un certain relativisme, etc.
[5] Dans la diégèse du jeu, les panneaux fonctionnent à partir de câbles par lesquels une forme d’énergie est transmise afin d’alimenter l’écran du puzzle. Ainsi chaque puzzle résolu permet à l’énergie de circuler jusqu’au prochain puzzle. Ainsi, si le joueur échoue à certaines étapes de contrôle des connaissances, « l’énergie se coupe » ainsi que le puzzle précédent et le joueur doit retracer la solution de ce puzzle afin de retenter sa chance lors de l’étape de contrôle.
[6] D’autres critiques et analystes sont d’ailleurs d’accord avec cette lecture. C’est particulièrement le cas des auteurs de la chaînes Youtube « Extra Credit ».
[7] Les collectibles ont la forme de vidéos ainsi que de dictaphones dans le jeu proposant des réflexions, des discours ou encore des textes lus.
[8] En l’occurrence de tenir une promesse faite à un autre personnage clef de l’intrigue.
2017.03.03 à 22:42 : corrections de coquilles et de tournures de phrases malheureuses. Merci à @AlexandreSEVE.