Conceptualiser les animaux vidéoludiques : ponts entre les animal studies et les game studies

L’année 2019 fut très forte pour les joueur·euse·s amoureux·euses des animaux puisque nous avons aujourd’hui une pléthore d’individus s’attelant à la tâche de cataloguer leurs itérations vidéoludiques. Or, en 2016, des comptes comme @CanYouPetTheDog n’existent pas encore, c’est donc la hess académique (HA) sur un sujet en particulier : les animaux dans les jeux vidéo. Cet article de mon carnet de recherche est donc un compte-rendu de lecture commenté de l’article de Krzysztof Jański intitulé « Towards a Categorisation of Animals in Video Games ».

Cet article fait partie de ma série intitulée « Out Of Context Game Studies » (OOCGS). Il a pour la première fois été publié sur twitter.
La citation complète :
Jański, Krzysztof. « Towards a Categorisation of Animals in Video Games ». Homo Ludens, nᵒ 1(9) (2016): 85‑101.

Dans ce contexte de HA, Janski propose une réflexion à la frontière entre les #AnimalStudies et les #GameStudies.

« The two complementary categories put forward in this paper are an effort to propose a way to systematise the recurrent functions and manners of visual representation of animals in the digital worlds of video games with the aim of further analysis and interpretation in mind. » (Jański 2016:87)

Son objectif est d’identifier les patterns et les récurrences dans nos façons de game designer des relations humain-animaux et dans quelle mesure cela construit des discours sur nos façons de percevoir ces relations. S’inspirant de la définition de Shapiro dans « Human-Animal Studies« , Janski énonce que les animal studies sont globalement une branche des cultural studies qui s’intéresse particulièrement aux relations entre humains et animaux et ce, avec des méthodologies variées.

« In other words, animal studies may be perceived as a category with fuzzy boundaries, with human-animal relations at its core and the diversity of subjects, approaches and methodologies constituting the remainder of the set. » (Jański 2016:88)

Janski légitime aussi sa problématique en reprenant l’hypothèse de Steve Baker qui énonce que la représentation que nous faisons des animaux de manière virtuelle a un impact et des conséquences sur les animaux vivants. Dès lors, ce postulat oblige quiconque à accepter la pertinence de ce type d’études.

« as « human understanding of animals is shaped by representations rather than by direct experience of them » (2001, p. 190). Baker acknowledges the potential of various media to raise issues related to animals in their specific ways (ibid., p. 191) » (Jański 2016:89)

Ce sujet est d’autant plus important que Janski note, à partir des propos de Marl Meister et Phyllis M. Japp, que des récits médiatiques (comme les jeux vidéo) supportent et structurent des informations alimentant nos propres constructions du réel. Les récits médiatiques sont alors des supports de médiations de discours variés dont certains portent sur les animaux. Ce qui n’est pas évoqué par l’auteur à ce moment, c’est qu’avec le statut d’objet vidéoludique, cela suppose plusieurs formes de rhétoriques (procédurales entre autres). Ici, j’extrapole à partir du propos de l’auteur. Nous verrons dans quelle mesure aussi Janski prend en compte le cadre théorique des études de discours dans son article. En tout état, Janski adopte une approche narratologique. Il considère cependant les spécificités des jeux vidéo par rapport à d’autres fictions qui seraient plus typiques.

« narrative approaches appear to be currently in demise. In vein of the recent considerable shift from the focus on narrative qualities of video games to their fictionality, this article adopts a generalising perspective that video games are works of fiction. » (Jański 2016:90)

Ce qui est appréciable dans cet article scientifique est la dimension militante de celui-ci. En effet, Janski explique que l’objectif des animal studies est aussi de déconstruire les préconçus.

Encore une fois, il s’inscrit clairement dans le prolongement de Shapiro et de Marion W. Copeland. Ce sont des auteur·ice·s que je ne connais pas mais qui semblent particulièrement important pour l’étude des discours sur les animaux dans la fiction. Dans tous les cas, cet ancrage théorique de l’article – à partir de Copeland, Shapiro, Atkins, Meister & Japp et Baker – nous amène à la proposition principale de l’article : une catégorisation des animaux dans les jeux vidéo. D’emblée, Janski scinde sa proposition en deux :

« this article presents two categorizations: one functional, one visual. The former divides digital animals according to what their role is in a virtual environment they inhabit and, consequently, how a player can interact with them. It is also suggested in which video game genres the given groups appear most frequently. The latter focuses on the ontology of a video game which also affects that the appearance of that animal. » (Jański 2016:91)

Une catégorisation reposant sur la fonctionnalité des animaux ingame et une catégorisation sur leurs visuels (je fais l’hypothèse ici qu’il étend implicitement plus largement aux assets au sens large, incluant le son par exemple). Janski considère 5 catégories dans ce qu’il énonce être la « division fonctionnel » des animaux qu’il effectue. Il s’agit des animaux :

  • En tant qu’ennemis ;
  • En tant que backgrounds ;
  • En tant que héros ;
  • En tant que compagnons ;
  • En tant qu’outils.

En tant qu’ennemis, les animaux sont génériquement considérés comme des prédateurs. De fait, j’interprète son propos en énonçant que le régime alimentaire des animaux IRL semble légitimer une fonctionnalité plutôt qu’une autre. Plus un animal est carnivore et plus un JV le positionne en antagoniste.

Ma compréhension de Janski semble en concordance avec sa seconde catégorie. En effet, il énonce qu’en tant que backgrounds, les animaux ont tendance à être neutre ou amicaux : ce sont des herbivores, des oiseaux, des animaux domestiques, etc. En tant que héros, les animaux ont tendance à être codés de sorte à reproduire des interactions humaines : langage, expressions faciales, capacités.  De même, il est nécessaire de prendre en compte dans cette catégorie tout un continuum de degrés d’animaux anthropomorphes. En tant que compagnons, les animaux ont le rôle d’assister le·a joueur·euse. Certaines mécaniques de jeux sont alors orientées de sorte à permettre à susciter un attachement émotionnel. C’est dans cette catégorie donc que la question « can you pet the dog ? » prend tout son sens. Enfin, en tant qu’outils, les animaux sont considérés comme des ressources mobilisables par le·a joueur·euse. Par exemple, il peuvent servir de nourriture dans un jeu de stratégie. A partir de cette première catégorie, il apparaît qu’un même animal d’un jeu peut être dans plusieurs catégories. Par exemple, les loups dans Breath Of The Wild peuvent être des ennemis mais aussi des outils. 

Après cette première catégorisation, Janski enchaîne donc sur la « division ontologique » qu’il propose. Celle-ci est donc liée à l’essence (et les sens, oh oh oh) même des animaux en jeu. Il distingue cette fois 4 catégories :

  • Les représentations actuelles ;
  • Les légendaires ;
  • Les extrapolations ;
  • Les hybrides.

La première est relativement explicite puisqu’il s’agit de tendre vers une représentation ayant des caractéristiques proches des équivalents d’une monde réel. La seconde est elle aussi aisément compréhensible puisqu’elle réunit les animaux issus de mythes et légendes. Les extrapolations sont quand à elle relativement proches des animaux légendaires sauf qu’ils ne proviennent pas de mythes ou de légendes. C’est dans cette catégorie par exemple que l’on intègre des animaux extraterrestres. Cela peut aussi être lié à un contexte futuriste. Enfin, les hybrides sont les animaux anthropomorphes combinant traits humains et animaliers. Les Khajits sont un exemple flagrants de ces derniers, tout comme la ville d’animaux anthropomorphes de Night In The Woods.

Par la suite, Janski présente un exemple de catégorisation à partir des deux divisions que j’ai retranscrites ici. Il est donc nécessaire de comprendre que les deux fonctionnent de pair et que dans l’image ci-dessous n’est présente qu’une seule illustration.

source : Jański, Krzysztof. « Towards a Categorisation of Animals in Video Games ». Homo Ludens, nᵒ 1(9) (2016): 85‑101.

On pourrait par exemple s’amuser à faire un tableau croisé dynamique en fonction de la division fonctionnelle et de la division ontologique. Ce serait particulièrement intéressant pour cartographier l’ensemble d’une population animale d’un jeu.

titre original : « catégorisation des animaux en jeux de Janski selon Giner » (2019)

Au début de son étude, Janski constatait une prédominance des rapports conflictuels entre huamins et animaux ingame. La raison à cela selon l’auteur est que ces relations étaient directement tirés des rapports violents de domination et d’exploitation de l’humain sur la nature.

« At initial stages of research may reveal on a solely quantitative basis the predominant portrayals of animals. It appears that animals, especially in the so-called mainstream productions, are most commonly and notably presented as enemies or tools and as such they are subjected to violence and exploitation. » (Jański 2016:95)

Dès lors, Janski reprend Miguel Sicart pour questionner la dimension éthique d’un jeu dans le sens où les jeux vidéo intègrent les valeurs éthiques de leurs auteur·ice·s et où les joueur·euse·s sont considéré·e·s comme des agents moraux. Ce qui interroge Jansko concerne aussi le détails des comportements que l’on peut avoir avec nos animaux ingame. Que cela soit des relations bienveillantes ou abusives. Pour cela, il se réfère notamment au travail de Kari Weil (2012). Enfin, les spécificités du médium vidéoludiques interrogent sur notre capacités à ressentir des remords mais aussi à pleurer nos animaux morts en jeu. A ce titre, le youtuber PewDiePie fait échos puisqu’il a menacé plusieurs fois d’arrêter son Let’s Play de Minecraft au cas où son chien, Sven, mourrait.

Etrangement, la première conclusion du papier se trouve avant la partie conclusive. Elle porte notamment sur l’importance de mener des recherches sur les relations humaines-animales dans les fictions dans le but de sensibiliser le plus grand nombre au « care ».

« One of HAS’ goals is to raise people’s awareness and this goal might be achieved by incorporating attitudes respectful to non-humans in game design which would create space for promotion of animal care and satisfaction. » (Jański 2016:97)

La véritable conclusion de l’article, quant à elle, s’attache d’avantage à réaffirmer le besoin de recherches portant sur les animaux vidéoludiques. En proposant une forme de catégorisation, Janski se positionne comme papier de référence pour les futurs chercheur·euse·s. Il assume donc aussi l’absence de données empiriques recueillies avec une méthode scientifique. Cela devra être un travail futur (et passionnant, ndlr). Sans être particulièrement novatrice, sa catégorisation est un premier jalon dans le croisement des animal studies avec les game studies. Elle nous permet entre autres d’appréhender les animaux en tant qu’objets et de les situer en fonction des relations qu’un·e joueur·euse peut avoir avec. En revanche, elle ne permet pas d’avoir une analyse détaillée de cas particuliers. Cependant, elle ne prétend pas non plus être en mesure d’y répondre.

« some video games may present a more complex network of human-animal relations and allow to stimulate us to rethink our ethical stances and challenge our standards of humanity. In turn, if this potential is recognized, we may attempt to capitalize on it and search for ways of employing video games in helping us understand the complexities of human-animal relations and alleviate the damaging effects of speciecism. » (Jański 2016:98)

Esteban Grine, 2019.

Quitter les sentiers battus – un aperçu des théories d’Allan G. Johnson appliquées aux game studies

J’ai décidé d’arrêter de jouer au Monopoly pour les mêmes raisons qu’Allan G. Johnson. Le Monopoly est un jeu qui oblige son joueur à se comporter de manière spécifique. Quand j’y joue, j’ai tendance à être extrêmement impoli. Je veux aussi gagner par tous les moyens. La question est : pourquoi jouer au Monopoly me fait ressembler à une personne cupide et sans merci ?

Pour répondre à cela, nous devons considérer ce jeu comme une représentation incomplète et ethnocentrée de notre système social occidental. Le Monopoly a une matérialité, son plateau et ses pièces ; il a également ses propres règles qui encadrent les relations entre les joueur·euse·s : ils et elles se comportent de manières spécifiquement autorisées par le jeu. Une première conclusion à propos de Monopoly est que ce jeu ne nous permet pas d’être gentil avec les autres joueurs. C’est pourquoi j’ai décidé d’arrêter de jouer à Monopoly.

Bien sûr, nous pouvons interroger nos personnalités dans les jeux mais ce qui est important ici, c’est de comprendre que le Monopoly est un jeu qui nous rend avides et toxiques dans un contexte social particuliers : celui-de son jeu. En tant que système, nous nous conformons simplement au jeu : nous convenons d’appliquer les règles du Monopoly tant que nous y jouons. Bien que le Monopoly soit un jeu basé sur Landlord’s Game d’Elisabeth Magie, un jeu anticapitaliste créé au début des années 1900, sa forme actuelle est profondément enracinée dans des idéologies telles que le néolibéralisme et le laissez-faire.

Les joueurs doivent donc se comporter de manière rationnelle sur un marché libre. Bien sûr, le Monopoly propose une représentation partielle de la réalité sociale actuelle, car ses concepteurs de jeux ont choisi de se focaliser d’un certain point de vue sur certains phénomènes plutôt que sur d’autres. Comme le dit Mary Flanagan dans son livre Critical Games, les jeux déclenchent ce qu’elle appelle des apprentissages fortuits (incidental learnings dans son texte) : en se conformant aux règles et aux représentations proposées, les joueurs apprennent incidemment des systèmes sociaux partiels. En jouant à Monopoly, je n’ai bien sûr pas appris comment fonctionne l’ensemble de l’économie. Néanmoins, j’ai été socialisé à adopter un comportement spécifique avec les autres joueurs : être individualiste et cupide tout en cherchant à ruiner ses camarades. C’est à ce moment que nous pourrons introduire l’un des concepts majeurs de Johnson : les chemins de moindre résistance (paths of least resistance), qu’il définit comme suit :

« for its part, a system affects how we think, feel, behave as participants. It does this not only through the general process of socialization but also by laying out paths of least resistance in social situations. At any given moment, we could do almost infinite number of things, but we typically do not realize this and see only a narrow range of possibilities. What the range looks like depends on the system we are in. » (Johnson, 2014:16) 

Les chemins de moindre résistance sont à la fois des comportements possibles et des comportements que nous choisissons de privilégier dans un contexte social spécifique. Par exemple, comme le mentionne Johnson, être cupide ne dépend pas seulement de la personnalité, mais aussi du système et des relations entre les individus et le système.

« Clearly I am capable of behaving this way as a human being, which is part of the explanation. But the rest of the explanation comes down to the fact that I behave that way because taking all the money and property for yourself is what the game of Monopoly is about. » (Johnson, 2014:15) 

De plus, en appliquant des règles spécifiques (les règles du jeu), nous avons tendance à tirer des conclusions générales à partir de situations spécifiques : si nous remportons une partie de Monopoly, c’est parce que nous étions plus forts, plus riches et plus chanceux que quiconque. En d’autres termes, nous « méritons » cette victoire. Ce faisant, nous ne remettons pas en question les défauts présents dans les règles du jeu.

Comme énoncé au début, le processus de création d’un jeu transforme des corrélations occasionnelles en causalités, les jeux (vidéo) tendent à valoriser certaines représentations des sociétés plus que d’autres. Par exemple, dans Monopoly, les acteurs ont tendance à légitimer les monopoles en tant que seule organisation viable pour tous les marchés. Même si les jeux ne représentent pas parfaitement les réalités sociales, on peut aisément soutenir l’hypothèse que les joueur·euse·s ont tendance à utiliser des systèmes de jeu pour expliquer des phénomènes réels : c’est plus facile à appréhender.

Considérant les jeux comme un système social tronqué et incomplet, on peut s’interroger sur le but de la conception de jeux. Si je poursuis avec les théories d’Allan G. Johnson, on pourrait conclure que le but réel de la conception de jeux est de créer des chemins de moindre résistance pour les joueur·euse·s. Je mentionne aussi qu’ici, c’est mon propre propos qui mobilise les théories de Johnson, je n’engage donc pas son nom. En tout cas et si on reprend un vocabulaire plus typique dans les game studies, il  s’agit donc plutôt de créer des affordances.

Dans un jeu de Monopoly, il est plus facile de se comporter en personne avide. Cela signifie-t-il que je suis une personne cupide dans ma vie quotidienne ? Bien sûr que non. Néanmoins, dans des situations spécifiques, je peux me comporter comme tel, et c’est bien la force des propositions théoriques de Johnson. Jouer fait que l’on nous attribue un rôle et un statut particulier dans un système. Interroger ce statut, c’est remettre en cause ce système. Libre à nous ensuite, de lutter, ou non. ■

Esteban Grine, 2019.

Out Of Context Mc Clure & Mears (1984)

Ce n’est pas la première fois sur mon carnet de recherches que je m’amuse à publier des lectures relativement critiques de certains papiers de game studies que je peux croiser au fil de mes pérégrinations scientifiques. De même, ce n’est pas non plus la première fois que je me plonge dans de très vieux articles de la discipline et il faut bien avouer que derrière les critiques que j’adresse régulièrement aux articles que je lis – particulièrement ceux de psychologie sociale, j’éprouve une certaine tendresse car à force d’en lire, on finit par s’amuser des problèmes méthodologiques et des errements de leurs auteurs. Je suppose que le regard que j’ai sur ces papiers issus des années 80 et 90 sera le même que l’étudiant·e qui en 2060 lira mes propres articles.

Je partage régulièrement ces lectures sur twitter, ce qui me pose problème car ce réseau ne permet pas un archivage aisé. C’est un peu comme si je créais quelque chose qui tomberait immédiatement en désuétude et dans l’oubli. C’est pourquoi, même si cela a déjà été fait sur LCV, je démarre une catégorie de billets intitulée les Out Of Context Game Studies. Quitte à rire, autant assumer pleinement ces propos. De même, ces billets seront bien plus légers que la plupart du carnet.

De fait, cette série commence avec le papier « Video Game Players: Personality Characteristics and Demographic Variables » de Mc Clure et Mears (1984).

McClure, Robert F., et F. Gary Mears. « Video Game Players: Personality Characteristics and Demographic Variables ». Psychological Reports, vol. 55, nᵒ 1, août 1984, p. 271‑76.

Le texte commence par une brève exposition du problème : nous sommes en 1984, la typologie de Bartle des joueurs.euses n’existe pas encore… bref, c’est la hess académique

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Encore heureux que Mc Clure fasse un bref état de l’art en citant Barnes et Miller. Leurs conclusions sont assez frappantes : le milieu informatique n’est peuplé que de jeunes hommes fringants introvertis. Premier problème donc.

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Donc en gros, nous avons là des études qui soutiennent la doxa contemporaine des informaticiens isolés/geek/célibataire/peu intéressé par les relations sociales. Or aujourd’hui, on sait aussi que les années 70 ont marqué l’éjection des femmes de l’informatique.
Toujours dans ce bref état de l’art, Mc Clure cite Trinkaus en disant que dans les gares ( et par inférence, les espaces publics), le ratio est de 2 hommes pour 1 femmes que l’on peut observer jouer. Jeanne Funk (1993) observa la même chose dans les salles d’arcade.

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Sauf qu’elle interprète cela comme un rapport de domination masculine de l’espace. Sans être féministe (à ma connaissance), elle énonce sommairement que les joueurs occupent plus les espaces sociaux visibles que les joueuses, contrairement aux espaces privés de jeu (salon, etc.).

Bref, tout cela pour dire cet état de l’art, aussi maigre soit-il, permet à Mc Clure de poser 3 hypothèses. 1. les hommes jouent plus que les femmes 2. Le temps de jeu est corrélé à l’intelligence du joueur.euse 3. les temps de jeu suit une fonction inverse de l’âge du joueur

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On est donc dans un papier typique de psycho social (« ouf, j’ai eu peur !« , ndlr). Le problème de ces hypothèses est que finalement, elles ne sont pas soutenues par l’état de l’art qu’a fait Mc Clure. Donc les auteurs fonctionnent plutôt par transposition que par inférence.
On en vient donc à la méthodologie. Mc Clure et son pote ont administré un questionnaire dans un lycée du sud-ouest des EU. Premier soucis, cette méthode biaise leur hypothèse 3. En tout état, voici le questionnaire en question.

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Les questionnaires étaient composés en deux partie. La première portait sur les pratiques des joueur·euse·s potentiel·le·s et la seconde était des mesures d’intelligence basées sur le « california personality inventory » que je ne connais pas.
Avec un certain recul épistémologique de quelqu’un de 2019 qui observe un questionnaire de 1984, la formalisation des questions et le format des réponses me semblent plus que douteux. Cependant, le papier ne présente pas plus de détails sur la méthodologie.
Vient la présentation du terrain, tout à fait typique. La où j’explose concerne quand même l’usage du mot « negro » pour définir une partie des enquêtés.

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Alors oui, un pécore pourrait dire que ce n’était pas du racisme. Si, c’était du racisme banalisé, systémique pour être précis, dans les recherches académiques. Pour rappel, certains employaient déjà le terme « afro-américain » dès les années 70. Aucune excuse.

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Aussi, en 2016, Obama interdisait l’usage des mots « negro » et « oriental » dans les textes officiels. source : https://t.co/aKcdbv1KSD?amp=1

Un nouveau soucis que j’ai avec ce questionnaire concerne l’emploi des termes « brighter » et « duller ». En va de même de certaines conclusions pétées qui suivent peut-être une doxa typique de l’époque. Je vois pas comment ce papier aurait pu être accepté autrement.

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Encore une fois vient les races et les genres comme paramètres différenciant. Les auteurs suggèrent des corrélations fortes entre ces paramètres et l’intelligence par exemple.
C’est tout de même compliqué lorsqu’à ce jour, il y a toujours des méga controverses sur la mesure de l’intelligence. Et il n’y a absolument aucun consensus sur sa définition non plus.
Un résultat qui m’étonne malgré tout concerne l’observation des chercheurs à propos de l’anxiété à l’égard des ordinateurs, qui selon eux, serait plus présente dans les ménages avec un haut revenu.

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J’ai du mal à me représenter la chose puisqu’il n’y a pas d’explications données. De plus, on commence à peine la démocratisation de l’informatique (le mcintosh qui sort la même année en janvier). Je suis preneur de toute explication possible sur le sujet.
Par contre, ce qui ne m’étonne pas du tout, c’est qu’il observe une corrélation entre le temps de jeu et les sorties (pop) culturelles style cinéma. La raison, non indiquée par Mc Clure est probablement lié au revenu familiale et à l’argent de poche de l’enfant (avec évidemment l’hypothèse typiquement keynésienne de la propension marginale à consommer).

Ce qui nous amène à la conclusion du papier, je cite : « All three hypotheses were confirmed »

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Étrangement, pour singer ce paragraphe, Mc Clure propose une explication intéressante à l’observation d’une anxiété à l’égard des ordinateurs chez les ménages les plus riches.

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Selon mon interprétation de leur propos, les moins anxieux à l’égard de l’informatique seraient celleux qui finalement ont le moins d’expérience vis-à-vis de l’objet. 2 explications alors plus ou moins péjoratives :
1. l’informatique est nourrie par des mythes évangéliques. Explication la moins péjorative des deux. 2. l’argument complétement oppressif et paternaliste du « bienheureux les ignorants ».

Dans l’avant-dernier paragraphe de l’article, on retrouve encore cette distinction entre « brighter » et « duller« . C’est une critique que j’adresse régulièrement aux papiers de psycho sociale mais je la redonne ici : il faut des définitions à la mesure des prétentions de scientificité.

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Nous avons là un paragraphe complétement dénué de sens puisqu’absolument rien n’est défini. à aucun moment. Exemple : en 1984, qu’est-ce qu’un jeu d’aventure ? Impossible de lier une forme d’intelligence à une préférence pour un genre de jeux.
Enfin, au tout dernier paragraphe, l’article rappelle que les jeux vidéo sont des activités de bonhommes alors que femmes préfèrent parler.

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A aucun moment le papier ne questionne sa propre méthodologie, ni ne met en place des garde-fous afin de circonscrire les conclusions. J’entends bien que l’une des bases de la socio (psycoso incluse) est de généraliser à partir d’un terrain. Cependant, là, nous avons là un exemple jusqu’au-boutiste des problèmes épistémologiques liés à l’hypotético-déductif. (je vais encadrer cette phrases) Dans ma thèse, je fais aussi de l’HD car je peux me le permettre. Ajd, y’a plein de méthodo qui permettent de prendre des précautions au croisement avec de l’inductif, grounded theory, etc. Le papier de Mc Clure et Mears est un exemple d’antithèse rédigé par des personnes sures d’elles. ■

Esteban Grine, 2019.

Eathbound, les systèmes & la banalité du mal

Earthbound est un jeu massif à cause de son héritage. Sorti en 1994, il a été développé par Ape Studio avec à sa tête Shigesato Itoi. Le jeu nous met dans la peau de Ness, un jeune garçon avec une destinée remarquable. En tout état, une simple météorite tombée près de chez lui ainsi qu’un scarabée volant Bien nommé Buzz-Buzz suffisent pour le convaincre de cela, ce qui au passage énerve son voisin Pokey qui se met alors à le jalouser. On se retrouve donc à devoir sauver le monde de Gyigas, une entité maléfique finalement peu définie mais au demeurant effrayante qui répand le mal là où elle passe.

Heureusement, le jeu se termine sur la victoire de Ness et de ses amis Paula, Jeff et Poo, tous aidés par les habitants de Chommo, Foggyland et Eagleland : les trois contrées d’Earthbound. Aussi étonnant que cela puisse paraître et malgré mes intérêts de recherches, je n’ai commencé à jouer à earthbound qu’en 2019. Pourtant, c’est sa suite spirituelle, Undertale sorti en 2015, qui me lança dans les recherches académiques. Ce n’est que maintenant que je considère ce jeu comme incontournable, de par son héritage.

Ainsi, autant pour mes recherches que par envie de développer une pensée sur le jeu, je vais me concentrer dans ce premier billet sur la façon dont le jeu structure les relations antagonistes dans le pays d’Eagleland. C’est l’une des premières caractéristiques que j’ai observée dans le jeu : la progression des ennemis et des problématiques sociales qu’ils représentent. Au tout début du jeu, la police et un gang local sont tour à tour les antagonistes successifs de Ness. Au premier abord, les premiers semblent plus potaches que méchants. En effet, on apprend très vite que la police de Onett (la ville de départ) fait du zèle et ce, en particulier concernant le blocage des voie piétonnes et routières. Elle est d’ailleurs championne du monde à ce sujet si l’on en croit les divers policiers que l’on rencontre. Peu après, on comprend que la ville est sous le joug des Shark, un gang zonant autour de la salle d’arcade et gouverné par Frank, un délinquant sans envergure. Une fois leur compte réglé, c’est la police qui en veut à Ness. A tel point que le journal local, le Onett Time (dont je suppose un jeu de mots avec « One at a time »), en fait une nouvelle.

Arrivé dans la ville de Twoson, on apprend que sa population se fait actuellement recrutée par la secte Happy Happy. On découvre au passage que des parents ont abandonné leurs enfants et que Paula, jeune fille aux pouvoirs mystiques, fut capturée et emprisonnée par le leader du culte. Outre le fait que l’on décide de sauver Paula tout en mettant un terme à cette secte, c’est à ce moment que j’ai commencé à comprendre ce que le jeu nous faisait faire en tant que Ness. Le jeu nous fait traverser des villes dysfonctionnelles. Dans la ville de Threed, assiégé par des zombies. Après avoir rencontré Jeff, l’équipe part vers la vallée Saturne. Elle découvre alors l’existence d’une base secrète gérée par le monstre Belch. C’est à cause de cette base et de la pollution qu’elle génère que les morts semblent  se réveiller pour assaillir Threed.

Une fois les problèmes de la ville de Threed résolus, l’équipe part pour Fourside, tout en remarquant les problèmes que peuvent générer le trafic de voitures, surtout lorsque cela aboutit à un embouteillage colossale. Une fois arrivée dans ce qui semble être la mégalopole d’Eagleland, ce sont de nouveaux problèmes qui surgissent. En effet, le maire actuel, de son nom Monotoli (référence alors évidente aux situations de monopoles et au Monopoly), semble être empêtré dans des affaires louches à base de pots-de-vin et de collusions entre le service public et les affaires privées.

Le nombre de parallèles entre les situations que révèle EarthBound et les pays occidentaux est, il me semble, étrangement actuel. A Onett, on apprenait que la police se comportait en gang contre des enfants. Difficile alors de ne pas faire la comparaison avec des vidéos de policiers maltraitant des jeunes : autant aux Etats-Unis que récemment en France avec la scène surréaliste de Mantes-la-jolie. A Fourside, c’est un ancien magnat qui se lance en politique et qui selon le Fourside Post, ne répond à des problèmes de fond que par de légères actions sans véritable impact : « trop de crimes dans les contre-allées mal éclairées ? Qu’à cela ne tienne, les crimes auront lieux dorénavant à ciel ouvert ». Le groupe fini par s’occuper du maire véreux, en espérant que cela permettent aux fonds publics d’être adressés aux hôpitaux de la ville par exemple. Se faisant, nous résolvons les derniers problèmes d’Eagleland, avant bien sûr la bataille finale et nos péripéties à Foggyland et Chommo. Les deux dernières destinations contrastent avec Eagleland dans le sens où le récit même devient encore plus fantastique. C’est probablement notre rencontre avec Poo qui est le point de bascule.

Dans tous les cas, ce qui m’a marqué dans Earthbound, c’est que chacune des situations dysfonctionnelles que nous rencontrons ne sont pas le fait d’une personne ou d’un individu. Au contraire, ce sont les produits de systèmes incarnés par la menace Gyigas et les différentes statues Mani Mani disséminées dans le monde et qui ne sont que des relais de diffusion du mal. En ce sens et contrairement aux jeux qui font d’un antagoniste la cause de tous les maux, Earthbound prend le contre-pied et porte ses accusations sur des systèmes incarnés par Gyigas et ses statues. Finalement, les opposants que nous rencontrons au fil de notre aventure sont des personnes qui décident de porter le système. Le paroxysme de cela est incarné par Pokey qui ultimement s’est allié à Gyigas par peur de ce dernier et il ne parviendra plus à s’extraire de cette folie. Contrairement à Ness et ces amis qui décident, finalement plus par sérendipité que par une volonté de faire face, de toujours choisir s’opposer aux systèmes vicieux qu’ils rencontrent. 

De manière totalement subjective, et pour sa défense car il est un personnage plus ou moins détesté par la communauté, plusieurs facteurs nous permettent de conclure que Pokey, avec tous ses torts, est aussi le résultat d’un système toxique et vicieux. Pour rappel, au début du jeu, nous comprenons que ses parents le battent, lui et son frère.  

En ce sens, EarthBound porte un discours sur la sociologie des plus intéressants qu’il m’est été donné de jouer. Je rapproche beaucoup son propos de la pensée interactionniste de Allan G. Johnson qui dans son livre The Forest and the Trees énonce que chaque société « hérite » d’un système social comprenant normes, règles, lois, etc. Ce système, par la mise en place de « sentiers de résistance faible » ne nous obligent jamais à nous comporter d’une certaine façon, cependant, il nous suggère que certains comportements sont plus faciles à adopter que d’autres. C’est ce que je retrouve dans EarthBound. Chacune des villes se voit hériter d’une statue Mani Mani, connue pour diffuser le Mal. Ce sont leurs occupants alors qui décident de perpétuer ce caractère vicieux au système sans le remettre en cause. En ce sens, le jeu ne propose finalement pas d’antagonistes humanoïdes particulièrement horribles. Même les Starmen, peuple alien, ne semblent pas s’imposer comme de véritables ennemis voulant à tout prix imposer la destruction. C’est à ce moment que le discours d’Earthbound sur les systèmes portent aussi ce qui peut ressembler à la banalité du mal (Arendt, 1997 [1963]) : au final, les individus sont insignifiants tandis que le Mal, sous la forme de Gyigas, semble intemporel.

« Vous ne pouvez pas appréhender la forme véritables de l’attaque de Gyigas. »

Gyigas est quant à lui une figure intéressante dans le sens où il incarne un Mal qui nous est impossible à appréhender. Contrairement à Asgore et Flowey qui sont les deux antagonistes principaux de l’une de ses suites spirituelles, Gyigas a finalement bien plus de points communs avec le mythe de Cthulhu dont le sens où il nous est impossible de comprendre la forme et les actions de Gyigas. Certaines théories sur internet sont en rapport avec l’apparence de fœtus qu’il revêt. Cependant, je préfère d’avantage voir Gyigas comme un système vicieux et intrinsèquement malfaisant.

Ainsi, chacun des ennemis et des bosses que nous rencontrons sont plus simplement des êtres plus ou moins normaux qui ont décidé d’embrasser le « système Gyigas ». Monotoli, après l’ultime bataille devient un simple majordome de son immeuble. De fait, il me semble possible de dire L’un des intérêts de Gyigas est précisément le fait qu’à aucun moment, celui n’est incarné. C’est donc à mon sens contre une idée du Mal que l’on se bat, bien au-delà de n’importe quel antagoniste ou manichéisme. L’une des clefs qui me fait aboutir à cette conclusion est notamment la présence d’une statue Mani Mani à Magicant, pays plus ou moins onirique se trouvant dans les pensées de Ness.

Bien plus qu’un antagoniste, Gyigas est le Mal en chacun de nous, présent dans tout système social. L’une des leçons que je tire de l’épopée de Ness et de ses amis est donc cela. Ce jeu nous interroge systématiquement sur la façon dont on (les joueurs et joueuses incarnées par Ness, Paula, Jeff et Poo) se positionne par rapport à un système : quel est les choix qui font que l’on va plutôt se situer du côté du bien et quels choix nous seront reprochés lors de notre aventure car fondamentalement, ceux-ci étaient des mauvais choix.  Dans tous les cas, j’aurai l’occasion de revenir sur la façon dont EarthBound met en avant l’empathie du joueur ou de la joueuse pour ses personnages non-joueur·euse·s. ■

esteban grine, 2019.

Bibliographie

Il faut abattre la sorcière : petite rétrospective des jeux Baroque Decay

Les jeux de Baroque Decay se comptent sur les doigts d’une main. Count Lucanor, sorti en 2016, raconte l’histoire de Hans, jeune garnement de dix ans beaucoup trop sûr de lui et parti à l’aventure suite à un désaccord avec sa mère. Même s’il reçoit quelques objets et vivres pour survivre quelques temps, il les abandonne très tôt. La nuit venue, il se réveille et les animaux qui auparavant ne lui voulaient aucun mal souhaitent désormais le manger. Arrivé au manoir du comte Lucanor, il apprend qu’il lui est possible de devenir le nouveau comte : s’il réussit les épreuves qui lui sont proposées, alors il succédera à Lucanor, depuis longtemps décédé. En se promenant dans le manoir, on comprend bien vite que celui-ci a été maudit et l’apothéose de cette malédiction survient lorsque l’on révèle que ses cachots emprisonnent encore une sorcière qui semble être l’origine de tous les problèmes.

Attention ! Cet article révèle des éléments clefs de l’intrigue des jeux de Baroque Decay. Certains segments des histoires ont été simplifiés.

Contrairement au monde enchanté de ce premier jeu, Yuppie Psycho (2019), sous-titré « first job horror simulator » nous met dans la peau de Brian Pasternack, un homme à l’apparence du jeune cadre dynamique arrivant, on ne sait trop comment, à son premier emploi dans la mégacorporation SintraCorp. Il nous est révélé par la suite qu’il a reçu une lettre rouge d’offre d’emploi lui permettant d’accéder au rang A des catégories sociales de ce monde au relent de (Le) Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley. A la signature de son contrat, il découvre qu’elle va être sa mission dans l’entreprise : abattre la sorcière qui empoisonne le bâtiment, transformant les salariés en carcasses zombifères ou pire, en monstres tout droit sortis du film L’échelle de Jacob, de Adrian Lyne (1990).

Que cela soit Hans ou Brian, chacun vont se retrouver plus ou moins accompagnés par des personnages amis l’aidant dans leur quête. Bien que leurs intérêts soient clairement distincts – Hans veut richesses et merveilles tandis que Brian recherche plutôt une forme de simplicité – chacun finit par résoudre les problèmes de ces lieux corrompus, d’un côté un manoir féérique, de l’autre une entreprise.

On retrouve dans ces jeux les motifs principaux de l’actuelle ludographie de Baroque Decay et de son game designer : Francisco Calvelo. Un jeune homme relativement candide arrive dans un lieu subissant les affres d’une forme de corruption dont la cause est liée à une sorcière : Lucrezia dans le The Count Lucanor (TCL) et Domori dans Yuppie Psycho (YP). Il reçoit de manière plus ou moins directe l’ordre de l’abattre, ce qui le conduit à une forme confrontation. Les systèmes de sauvegarde sont liés à une forme de salvation ou de corruption. Dans TCL, en jettant une pièce dans une des fontaines, on « sauve notre âme » tandis que dans YP, en photocopiant notre visage, un finit par « partitionner » notre âme et donc à la corrompre. Dans ce dernier cas, la signification est alors similaire des fioles de sang dans Bloodborne (From Software, 2015) : leur utilisation fait que nous nous protégeons à court termes mais cela nous corrompt à long terme.

Les deux jeux prennent aussi une forme particulière pour ce qui est du temps de la chose racontée. Tout d’abord il y a une unité de temps et de lieu respectant, ou plutôt, reprenant de manière vidéoludique, les règles du théâtre classique. Les histoires quant à elles dépassent finalement la simple chasse aux sorcières, cette dernière ne se révélant alors qu’une péripétie parmi d’autres. Enfin, elles se concentrent particulièrement sur la représentation de formes d’aliénations. Dans TCL, Hans ne s’extrait jamais de sa condition, tout comme les personnages que nous rencontrons (la mère et son fils entre autres). Dans YP, chacun des salariés de l’entreprise sont pleinement conscients de son caractère dysfonctionnel, pourtant chacun et chacune ne peut s’empêcher de continuer indubitablement, malgré les monstruosités rencontrées. Dans tous les cas, nous avons là deux jeux particulièrement similaires dans leur fond et dans leurs formes. Les héros, aidés de personnages non-joueurs navigue dans un espace à la frontière de ce qui leur est réel ou imaginaire, en résolvant des énigmes, fuyant les monstres et métaphoriquement mettre fin aux sorcières qui ne sont finalement pas les premières coupables de la corruption des bâtiments, elles sont tout au plus complices volontaires ou involontaires.

Si la métaphore dans The Count Lucanor s’arrête bien vite de par sa diégèse féérique, Yuppie Psycho arrive à porter un double discours bien plus significatif et c’est sur ce point que ce jeu me semble être important : en faisant de l’entreprise un lieu horrifique, le jeu formalise des situations effrayantes qui font échos à certaines formes de réalités professionnelles. Il faut se représenter une entreprise qui pousse ses collaborateurs à la folie ou au suicide. D’une manière générale, l’absence de hiérarchie fait que de nombreuses personnes travaillent dans le vide sans donner sens à leurs actions. Par ailleurs, on se retrouve dans des atmosphères toxiques de travail : certains salariés allant jusqu’à nous blesser si l’on s’approche trop près d’eux. Par exemple, Brian commence son travail dans un bureau dont l’atmosphère, on le comprend bien vite, est particulièrement toxique à cause d’un collaborateur en particulier : Mr. Hugo. Celui-ci joue des tours, ment à ses collègues, fait de la rétention d’informations et par-dessus tout, est le candidat favori à la succession de la présidence de l’entreprise. Il représente le collaborateur qui écrase les autres pour avancer. C’est par exemple quelque chose que j’ai vécu dans mon précédent emploi et c’est peut-être pour cela que j’y suis sensible dans ce jeu.

Les autres salariés ne sont pas plus sympathiques pour autant hormis quelques rares exceptions dont bien évidemment Kate qui elle aussi démarre son premier jour en même temps que nous. Cependant, elle aussi, aussi gentille soit elle, illustre une forme de collègue ne se révoltant pas contre des situations toxiques ou contre des aberrations. Au pire, nos collègues sont néfastes, au mieux ils sont sympathiquement inutiles pour la plupart. Un autre moment qui m’a particulièrement marqué se déroule lorsque nous explorons le service des ressources humaines pour trouver des collaborateurs et des collaboratrices se prosternant devant une bouche géante semblant être la seule étant capable de promouvoir ces personnes carriéristes.

Ainsi donc, Yuppie Psycho porte un regard très critique vis-à-vis de l’organisation de travail dans des structures internationales : absence de véritable hiérarchie, absence de responsabilités des collaborateurs on nage en plein bullshit job théorisé par David Graeber comme des métiers vides de sens faisant leurs apparitions au gré des modes. Un dialogue apparaissant vers la fin du jeu illustre à mon sens tout ce que je viens de rapidement énoncer :

Brian : This place is a nightmare. Why don’t people leave ? Why don’t we all leave ?
Sosa : Because we can’t.
Brian : What do you mean ?
Sosa : We’re trapped. Her power is so great that, without realizing it, you are under Her influence from the very moment you enter the building. The more you get involved, the more time you spend working, the more you use those cursed papers…
Brian : …
Sosa : It’s sucking you further and further in.
Brian : What are you telling me ? Is there no way out of here ? Are we locked in this nightmare for life ?
Sosa : A lot of people jump from the rooftop… But there is a much better solution. The definitive solution.
Brian : …
Sosa : Kille Her.
Brian : …
Sosa : But you already knew that, didn’t you ?
Brian : What do you mean ?
Sosa : Mappy told me she saw you looking for that old book in the Archives.
Brian : Huh ? Ah, well… That… I got lost and…
Sosa : I’ve seen you use those papers from Her to photocopy your soul. You’ve been wandering around the building since you got here. And now the poison… You’re a Hunter, Pasternack.

Ultimement, les jeux de Baroque Decay ne proposent pas fondamentalement de résolution satisfaisante. Au contraire, celles-ci sont déceptives dans le sens où elles ne clôturent pas fondamentalement les histoires. Dans Yuppie Psycho, nous ne faisons que finir notre première journée. De même, certaines fins contiennent à mon sens des éléments annonciateurs d’autres phénomènes horrifiques. Ou plutôt, il indique que nos personnages sorte d’une aliénation pour en démarrer une nouvelle : les cycles ne se terminant jamais. Une étrange progression illustre cela dans Yuppie Psycho : les visages de Brian contre une glace. D’abord celle de l’imprimante, durant laquelle on peut effectivement observer la folie gagnant Brian puis enfin, celle du train. L’aliénation n’est alors qu’une perspective puisque la structure et le système restent les mêmes. C’est peut-être cela, le message caché des jeux de Baroque Decay: on choisit encore et toujours notre prison, revient à nous le devoir de la colorer avec de la peinture dorée ou non.

Esteban Grine, 2019.

Enjeux et tensions des photographies vidéoludiques

Je suis intervenu aux journées doctorales « Appropriation des objets numériques » co-organisées par l’OMNSH et le GReMS (UCLouvain). Une version sera uploadée ultérieurement sur Archives Ouvertes.

Pour citer cet article :
Giner, E., (2019). Enjeux des photographies vidéoludiques : un état des pratiques. Communication donnée aux journées doctorales 2019 « Appropriation des objets numériques » organisées par l’OMNSH et le GReMS. Les 9 et 10 juillet 2019 : UCLouvain, Louvain-la-Neuve.

Giner, E., (2019). Enjeux de photographies vidéoludiques : un état des pratiques

Dans le cadre de cette communication, je vais particulièrement me focaliser sur une pratique de joueurs et de joueuses qui existe quasiment depuis le début du jeu vidéo à savoir, les photographies prises en jeu. Si les photos ou les modes photos peuvent sembler être une pratique de niche, leur prolifération au sein des jeux dits “triple A” est le reflet d’un certain engouement pour cette pratique autant de la part des communautés de joueurs et de joueuses, que des éditeurs. En témoigne par exemple cette photographie vidéoludique d’Aloy, héroine du dernier jeu du studio Guerilla Games : Horizon Zero Dawn (2017), qui fut utilisée par le site d’information GamesRadar pour annoncer une mise à jour de son mode photo. Cette illustration n’est pas non plus anodine puisqu’elle me permet au passage de remercier le comité de sélection et d’organisation de ces journées. 

Lorsque l’on parle d’appropriation des objets numériques,  les photographies en jeux semblent être un constat particulièrement visibles. A land to die in (Rauch, 2008) et Glitchscapes (Rauch, s.d.) sont deux projets photographiques qui témoignent d’une forme d’appropriation encore peu observée au sein des études francophones des jeux vidéo. Rauch réalisa des séries de screenshots représentant des corps inertes d’avatars dans la première série et des environnements buggés dans la seconde.

Loin d’être un épiphénomène, la « photographie en jeu » (Gerling, 2018)[1] définit une forme de transformative play dans le sens où l’acte de jouer est un acte créateur (Salen et Zimmerman, 2003).  Pour autant, si originellement cette pratique pouvait être associée à une forme de braconnage au sens de De Certeau, l’intégration progressive de ce phénomène au sein même du code informatique d’un jeu nous suggère une pluralité de pratiques et de structures encadrant ces pratiques. Les concours en sont un reflet.

Ceux-ci peuvent être organisés directement par les communautés : en témoigne le concours organisé sur le forum JVC consacré au jeu Red Dead Redemption (Rockstar, 2018). Ils peuvent aussi être gérés directement par les studio et les éditeurs.

En 2018, Sony et le studio Santa Monica organisèrent un concours de photographies. Ce concours a permis de générer un nombre conséquent d’interactions et de contenus sur les réseaux sociaux comme en témoigne l’abondance du hashtag #GOWPhotoMondeContestEntry sur Twitter.

Il y a donc dorénavant aussi des enjeux commerciaux pour les éditeurs. Si d’un côté il est bien question d’une appropriation artistique ou communicationnel, de l’autre, il est d’avantage question donc d’UGC, de user-generated contents. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en discussion les pratiques amatrices et une forme de digital labor, à savoir le travail social en réseau regroupant la production de contenus et leur partage auprès de contacts d’un réseau (Casilli, 2019).

Malgré toutes ces formes de pratiques dont les quelques exemples que j’ai présentés ne sont qu’une infime partie, il apparaît que les photographies vidéoludiques sont encore peu étudiées dans le milieu scientifique francophone et ce, même si les sciences populaires se sont saisies du sujet,en témoignent par exemple les essaies vidéo produits par les chaines Arté (2017), Pseudoless (2018) et « Un Bot Pourrait Faire Ça » (2017). La presse spécialisée s’est elle aussi déjà penchée sur le sujet. En témoigne par exemple le très récent article d’Ellen Replay : “Les catalogues précis du jeu vidéo” publié le 9 avril 2019 sur CanardPC.

Cette communication s’inscrit donc dans une démarche exploratoire dont l’objectif est de présenter un état de l’art et des pratiques artistiques, archivistiques et communicationnelles des joueurs et des joueuses et des entreprises. L’objectif sera d’aboutir à une typologie des photographies vidéoludiques tout en prenant en compte l’ambivalence de ce phénomène, entre pratiques et digital labor. Nous étudierons donc aussi « les stratégies adoptées par les concepteurs de jeux vidéo pour encourager ou, au contraire, brider de telles appropriations ludiques qui dépassent le cadre de l’interprétation » (Cayatte, 2016).

Après une première partie consacrée à une histoire de la photographie en jeu et des enjeux actuels de la recherche, je proposerai une analyse typologique des photographies vidéoludiques et des pratiques en fonction de deux paramètres : les outils et les lieux de publication. Je consacrerai la conclusion de ma communication à réencastrer la photographie vidéoludique dans une tendance plus générale des acteurs du jeu vidéo à monétiser le digital labor des joueurs et des joueuses.

1. Une histoire de la photographie vidéoludique

Dès le début de l’informatique, on voit émerger des outils permettant de photographier directement les écrans.De manière plus amatrice, un simple appareil photo pouvait être utilisé dans une salle d’arcade ou chez soi pour prouver un record. L’un des derniers records de Wes Copeland, joueur de Donky Kong est d’ailleurs illustré de cette façon. Dans un épisode de speed game, l’animateur Yan Chauvière expliquait avoir photographié son temps ingame au jeu Super Metroid (Nintendo, X) dans le but de participer à un concours. Dans ce cadre, la photographie est liée à un hardware externe à la machine.

Cette photographie d’écran n’était alors qu’une technique parmi d’autres puisque très tôt, l’informatique intègre des outils de captures d’écran notamment signifié maintenant soit par la touche imp écr, soit par l’outil « capture » permettant de sélectionner tout ou une partie de son écran. Le McIntosh d’Apple de 1984 intègre par exemple une commande similaire. C’est par ce biais que des images de jeu vont pouvoir rapidement circuler sur internet. Certains outils de photographie en jeu reposent sur ces captures d’écran. C’est le cas de Steam ou de Uplay qui par le biais de la touche F12, sauvegardent instantanément toute actualisation du jeu qui se trouve être joué. 

Directement dans les jeux vidéo et leur code, on pourrait supposer son apparition avec les deux dernières générations de consoles et les différents modes photos sur lesquels je reviendrai plus tard mais pourtant, dès les années 1990, l’acte de photographier faisait déjà partie du jeu. Particulièrement, il s’agissait alors de photographier l’audience, par le biais de son avatar, à des moments précis des jeux de sorte à le valoriser, comme dans le cas de Rayman (Ubisoft, 1995) où l’avatar est photographié. La photographie est alors aussi un moyen de signifier le voyage parcouru. Dans les jeux Zelda : Link’s Awakening (1993) et Earthbound (1994), les héros Link et Ness sont périodiquement photographiés. Pour le premier, les photos étaient imprimables via le Game Boy Printer tandis que pour le second, les photos faisaient leur apparition dans le générique de fin pour signifier tous les lieux parcourus par l’audience pendant son aventure.

Par la suite, on trouve des jeux faisant de la photographie le cœur de leur expérience-cadre, comme par exemple Pokémon Snap (Nintendo, 1994) ou encore Beyond Good & Evil (Ubisoft, 2001) dans lequel nous devons photographier la faune et la flore d’une planète. La photographie peut devenir ponctuellement l’enjeu central d’une quête comme par exemple dans Gravity Rush 2 (Japan Studio, 2017) dans lequel, à un moment, nous devons suivre un voleur et le photographier. Ci-contre, une photo de moi, en train de le suivre et incarnant Kat, l’héroïne du jeu.

2. L’état de l’art actuel à propos de la photographie vidéoludique

Les recherches anglo-saxonnes se sont déjà intéressées à la question des photographies en jeu. Betsy Book l’associait à des expériences touristiques (2003). Cindy Poremba quant à elle l’envisageait plus largement comme « une expression créative qui peut survenir à travers la remédiation de la capture d’écran et à travers l’usage de la photographie en tant que structure ludique » (2007:57)[2].

A ce jour, cette communication s’inscrit d’avantage dans les travaux de Winfried Gerling, professeur à l’université des sciences appliquées de Postdam. Celui-ci définit la photographie vidéoludique de la façon suivante : Il s’agit d’une forme de transformative play dans le sens où une audience s’approprie un jeu, ses personnages, sa topographie par une activité qui ne s’inscrit pas forcément dans le cadre du jeu, ou du moins dans ce qui est défini comme le champ des possibles ludiques.

« Aside from a few games in which photography is part of the gameplay, in a computer game, photography is « transformative playing »43— i.e. an activity not within the rules of the game. It is a creative and reflexive appropriation of the game » (Gerling 2018:158)

Par le biais d’une caméra imaginaire (Krichane, 2018), une audience peut donc explorer un espace-temps, un moment suspendu dans le temps de la chose racontée (Cayatte, 2018) afin de s’essayer à tout type de genres photographiques.

« All types of conventionalized photographic genres are tried out: landscape, portrait, architecture, erotic/pornographic, and documentary photography, among others. Photographers always seek out remote, dilapidated, and destroyed places in the game and the aesthetics of ruins » (Gerling 2018:159)

J’ajoute à la liste de Gerling les selfies vidéoludiques qui font aujourd’hui le pont entre la tenue d’un carnet de voyage, d’une pratique touristique et d’une mise en récit de soi dans l’acte vidéoludique. On peut aussi faire mention de certains queer games qui se sont saisi des pratiques photographiques contemporaines pour créer un jeu. On peut par exemple citer Cobra Club (Robert Yang, 2015) dont l’objectif est de réaliser des photos de ses organes génitaux.

D’une manière générale, à ce jour, le modèle dominant de photographies vidéoludiques semble être les « modes photos ».  Ces modes de jeu sont particulièrement présent dans les jeux proposant des mondes très vastes à explorer comme Assassin’s Creed Odyssey (Ubisoft, 2018) par exemple. Il s’agit alors de boîte à outils reproduisant de nombreux paramètres de la photographie numérique : contrôle de l’obturateur, de la luminosité, du focus, etc. A cela peuvent s’ajouter des fonctionnalités inspirés de certains réseaux sociaux : ajout de filtres, de stickers, etc.

Théoriquement, il me semble pertinent de formaliser ces modes photo, non pas comme quelque chose d’extra-diégétique mais plutôt de para-diégétique dans le sens où il s’agit d’un outil mettant en pause le jeu en action pour donner accès dans une certaine mesure directement aux assets représentés et rendus. On pourrait aussi les assimiler à des processus de disengamement qui selon Stéphane Goria, définissent des processus durant lesquels on retire les marqueurs pragmatiques d’un objet ludique. Il est donc important ici de constater ici des pratiques du côté audience, qui prend des photos avec, mais aussi des entreprises développeuses puisque volontairement, elles retirent les fonctions ludiques de leurs jeux.

Une caractéristique importante de ces photographie semble être dans le rôle polyvalent de l’audience photographe puisque celle-ci, en plus de la caméra, sont en mesure de contrôler dans certaines mesures l’environnement, parfois le modèle qui possède des emotes, et littéralement le temps puisque dans la plupart des cas, les modes photo permettent d’explorer une actualisation à un temps T d’un calcul de rendu par la machine.

Les modes photos actuels prennent aussi dorénavant des fonctions sociales. Par exemple, la version playstation de AC Odyssey intègre la modalité de partage constructeur, en l’occurrence le ps share, mais propose aussi aux joueurs et joueuses de partager leurs photos soit dans le jeu directement : AC Odyssey permet de voir les photos des autres joueurs directement sur la carte du monde, soit dans une base de données observable en ligne directement sur un site d’Ubisoft.

A l’issue de ce premier état de l’art, j’observe deux constats : le premier est qu’à ce jour, très peu de travaux portent sur les photographies vidéoludiques. Une hypothèse expliquant cela qu’il s’agit d’une pratique de niche chez les audiences et même si cela est difficilement quantifiable, on peut supposer que les photographes de jeux vidéo qui se définissent comme tels représente une infimes partie des joueurs et des joueuses. A titre d’exemple, sur le serveur discord Gametography que je suis en observation participante, j’estime que les photographes partageant leurs travaux représentent moins de 10% des personnes présentes.

Un deuxième constat est plus intéressant à mon sens : à ce jour, les distinctions qui semblent aujourd’hui opérantes se font en fonction des intentions des joueurs et joueuses photographes. Betsy Book l’associait à une pratique touristique. Gerling quand à lui préfère distinguer les pratiques archivistiques des pratiques artistiques.

Pour les pratiques archivistiques, nous pouvons notamment mentionner les nombreux catalogues de photos alimentés par des contributeurs socialement identifiés. On peut notamment évoquer deux comptes twitter à savoir celui de Jess Morissette, professeur à l’université Marshall, qui entretient le Video Game Soda Machine Project : catalogue regroupant actuellement environ 3 000 distributeurs de sodas représentés en jeu. Plus récemment, le compte @CanYouPetTheDog  qui se présentent comme un catalogue de tous les chiens que l’on peut ou pas caresser dans les jeux vidéo.

J’ai aussi déjà évoqué quelques pratiques artistiques, comme A Land To Die de Rauch, mon terrain est particulièrement fertile à ce sujet. Organisé par jeux, les photographes partagent des productions soit directement issues des jeux, soit modifiées par l’usage de logiciel tiers directement dans le jeu, le cas de ReShade, soit modifiées en post-production. Actuellement, les échanges portent principalement sur la qualité des photographies. Très peu portent sur des questions de méthodes. En parallèle, un premier ouvrage collaboratif va sortir à la fin de cette année. Il regroupera des contributions de la communauté et cet événement est important car cela va être l’un des premiers documents de légitimation artistique des photographies vidéoludiques produites par des joueurs et des joueuses. De même, ces pratiques et les formes de légitimations liées sont des constats d’un changement de paradigme dans notre appréciation esthétique des mondes vidéoludiques. Il y a une appréciation de la diégèse mais aussi de l’objet industriel. A ce sujet, le compte de Henry Potter est particulièrement révélateur puisque ce « Forzatographe », photographe spécialisé dans les jeux de course Forza, alimente un catalogue appréciant le jeu, son code, mais aussi les voitures modélisées.

3. Pour une typologie dynamique des photographies vidéoludiques

A l’issue de la partie précédente, il me semble avoir présenté un large panel de pratiques et d’outils. Jusqu’à présent, les modélisations se font en fonction des outils et des intentions. Or, dans le cadre de notre problématique, c’est-à-dire l’ambivalence de la photographie vidéoludique en tant que pratiques amatrices et digital labor. De même, les travaux s’inscrivent en science de l’art alors que je souhaite d’avantage interroger cette pratique depuis la sociologie des objets. En effet, les photographies vidéoludiques, qu’elles soient des screenshots, des photos ou des photographies d’’écran, sont rendus possible par la rencontre d’une audience (qui font le cliché), des jeux, et des outils de capture. C’est pourquoi dans la partie suivante, je vais présenter des synthèses permettant de modéliser les interactions ancrées dans des lieux de socialisations en ligne et hors ligne. 

A partir de ce que j’ai présenté, il semble premièrement que les outils peuvent être disposés sur un continuum hardware ó software. Afin de révéler les formes de communications ainsi que les enjeux liés aux photos pour les entreprises développeuses, j’ai identifié à l’issue de mes observations six lieux de publication que je formalise sous la forme d’un continuum d’exposition. A ce jour, en 2019, les six outils de captations que j’identifie sont :

  1. Les appareils externes (appareils photos, smartphones)
  2. La machine par l’intermédiaire d’un input dédié (la touche imp écr. le bouton share)
  3. Les logiciels tiers (qui sont associés à certains composants de la machine comme le cas d’Ansel, une freecam développée par Nvidia)
  4. Les outils photo proposés par les plateformes (la touche F12 sur Steam, GoG et Uplay)
  5. Les appareils photos ingame (la caméra diégétique de Beyond Good & Evil
  6. Les modes photos (qui sont des fonctionnalités issues du disengamement raccourciçant la relation entre l’opérateurice et la machine).

A ce jour en 2019, j’identifie 6 lieux de publications qui viennent cadrer les formes de socialités associés donc à ces objets dans leurs contextes de publication :

  1. Dans un lieu ou objet physique dédié à l’exposition (musée, galerie, etc.)
  2. Dans un lieu ou objet physique détourné ou privé
  3. Sur un espace de stockage privé (serveur, disque dur)
  4. Sur une plateforme sociale propriétaire (le playstation network, Steam)
  5. Sur un réseau social lié au jeu (la carte d’AC Odyssey, les sites des jeux)
  6. Sur des réseaux sociaux tiers (Flickr, twitter, imgur, etc.)

Cette matrice permet alors de révéler les artefacts issus d’une pluralité de pratiques. J’énonce donc ici, presque dans une tradition geertzienne que les documents sont révélateurs de pratiques.

Cette analyse typologique que je propose illustre les différentes interactions qui peuvent avoir lieu entre les personnes photographes et les créateurs de jeu vidéo. Ainsi, il semble important de constater Plutôt que de prendre un positionnement tranché, la typologie que je propose invite d’avantage à considérer chacun des croisements [Outils – contextes de publication] définit un système dans lequel chaque individu peut exprimer une pratique – on peut voir que je n’ai pas réussi à remplir l’intégralité des cases – et la façon dont les autres acteurs, principalement les entreprises, peuvent réutiliser ces pratiques en tant que formes de digital labor. Par exemple, une photo réalisée directement avec le mode photo puis publiée directement sur un réseau social lié au jeu contribue directement à l’augmentation du contenu lié au jeu. La même photo publiée sur un réseau social tiers contribuera à la visibilisation du titre auprès d’une audience non joueuse. L’ajout automatique de Hashtag sur Twitter est alors une stratégie mercatique des entreprises afin de profiter des pratiques photographiques tout en permettant une communication gratuite.

Les pastilles bleues sur ce tableaux ne sont que des exemples et n’ont pas vocation à signifier une pratique incontournable à l’intersection d’un outils et d’un contexte de publication.

Etant donné que cette communication est un premier pas dans le cadre d’une recherche exploratoire, il semble intéressant de conclure qu’en rappelant que si jusqu’à ce jour, les photographies vidéoludiques étaient définies principalement par le prisme de l’intention d’auteur, la matrice typologique que je propose me semble pertinente pour encastrer ces pratiques dans un contexte social de publication tout en étant liées à des outils technologiques soit proposés par les créateurs des jeux, soit apportés par une communauté directement à l’instar des freecams. L’intérêt de cette formalisation permet à mon sens d’envisager par le biais de cette pratique les enjeux et les objectifs variés voire contraire entre les acteurs de ce phénomène. De nombreux prolongements peuvent cependant être envisagés. Premièrement, il convient d’interroger d’un point de vue légal la propriété de ces productions. Secondement, si la matrice que je vous ai présentée n’est pas complète, la poursuivre semble une perspective passionnante.

Ultimement, si le sujet que j’ai abordé dans cette communication semble trivial, il me semble pourtant être le reflet d’une tendance plus lourde des directions prises par l’industrie du jeu vidéo à savoir : la récupération et la concentration progressive de toutes les pratiques parallèles du jeu. Si auparavant, la photographie se faisait en dehors de tout cadre pensé par les éditeurs, elle est aujourd’hui complétement réintégré dans leur giron. Il en va de même pour le modding qui se faisait de manière libre avant d’être régulé une première fois par les plateformes telles que Steam Workshop pour dorénavant être directement intégré dans des jeux bacs à sable dont l’objectif est dorénavant de créer d’autres jeux. On peut citer notamment La Forge de Overwatch ou encore Fortnite Creative. Ainsi donc, au-delà des photographies vidéoludiques, il semble que l’étude de cette tendance devienne primordiale.

Esteban (Grine) Giner, 2019.

Je vous remercie sincèrement pour votre attention (et votre lecture !)

Bibliographie

Book, Betsy. Traveling through cyberspace: Tourism and photography in virtual worlds. 2003.

Casilli, Antonio a. En attendant les robots. Le Seuil, 2019.

Gerling, Winfried. « Photography in the Digital ». photographies, vol. 11, no 2‑3, septembre 2018, p. 149‑67. Taylor and Francis+NEJM, doi:10.1080/17540763.2018.1445013.

God of War – Stories – Photo Mode Contest. https://godofwar.playstation.com/stories/photo-mode-contest. Consulté le 8 juillet 2019.

Poremba, Cindy. « Point and Shoot: Remediating Photography in Gamespace ». Games and Culture, vol. 2, no 1, janvier 2007, p. 49‑58. SAGE Journals, doi:10.1177/1555412006295397.

PsEuDoLeSs1. And Now For Something Completely Different – Episode 8 : Mode Photo. 2018. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=-hilImR0PGQ.

Rauch, Eron. « A Land To Die In ». Eron Rauch, 2008, https://www.eronrauch.com/a-land-to-die-in.

—. « Virtual Light: Exploring In-Game Photography And Photo History ». videogametourism.at, 28 août 2012, https://videogametourism.at/content/virtual-light-exploring-game-photography-and-photo-history.

Salen, Katie, et Eric Zimmerman. Rules of Play – Game Design Fundamentals. MIT Press, 2003.

Take pics of pets in these three upcoming indie games | PC Gamer. https://www.pcgamer.com/pokemon-snap-style-games-about-photographing-cute-animals-are-hot-right-now/?utm_content=buffer29548&utm_medium=social&utm_source=twitter&utm_campaign=buffer-pcgamertw. Consulté le 10 juillet 2019.

un bot pourrait faire ça. Ce que disent les morts dans World of Warcraft | Un bot pourrait faire ça. 2017. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=WJi9HY60lsw.

« [Votes concours photo] sur le thème du voyage sur le forum Red Dead Redemption 2 – 27-12-2018 18:52:27 ». Jeuxvideo.com, http://www.jeuxvideo.com/forums/42-3010206-58491025-1-0-1-0-votes-concours-photo-sur-le-theme-du-voyage.htm. Consulté le 8 juillet 2019.

[1] Notre traduction.

[2] Notre traduction.

Pour un petit manifeste de la Tool-Assisted Research

J’ai récemment commencé à jouer à la série Mother de de Shigesato Itoi. Ayant beaucoup aimé Undertale, mes ami.e.s me poussaient régulièrement à essayer les jeux dont il s’inspire. J’ai longuement rechigné à la tâche mais la date butoir de la fixation de mon corpus se faisant de plus en plus pressante, il fallait que je me lance afin d’être sûr de l’intégrer, ou pas, dans la liste des jeux qui constituerons le centre névralgique des analyses que je proposerai dans mon manuscrit de thèse.

Tout cela pour dire que j’ai commencé à jouer à Earthbound (1994). Je viens à peine d’arriver à Summers, l’une des villes du monde de Ness, Paula, Jeff et Poo et cela fait maintenant donc un peu plus de deux semaines que je me promène dans cet univers au gré de mes envies et de la musique. Cependant, je ne joue pas au jeu dans son format d’origine. La version que j’utilise permet d’y réaliser des captures d’écrans et des savestates. Je fais un usage massif de ces deux features et pour la seconde, la raison est simple : le jeu est difficile, terriblement difficile.  

Plusieurs raisons rendent ce jeu compliqué à appréhender. La première concerne son système de sauvegarde qui fait usage des téléphones disposés ici et là de par le monde que l’on explore. Dès lors, si dans les villes nous avons des points de sauvegarde réguliers, c’est moins le cas dans les donjons et autres séquences d’exploration. La mort devient alors très punitive. Une autre raison concerne les conditions que peuvent avoir nous personnages lors d’un combat : empoisonnements, champignons qui nous poussent que la tête et j’en passe. Si l’on ne meurt pas pendant un combat, on mourra de ses suites étant donné que la gestion des inventaires oblige une optimisation constante des ressources. Pour toutes ces raisons, le jeu nécessite un effort de la part du joueur ou de la joueuse pour lutter contre son abandon.

Ces quelques propos expliquent pourquoi je fais un usage intensif des savestates. A l’instar d’Outer Wilds (Mobius Digital, 2019) que j’avais fini avec une solution, je me retrouve fondamentalement dans une situation équivoque puisque techniquement je ne joue probablement pas dans les conditions typiques ni celles attendues d’un chercheur qui setrait supposé « vivre l’expérience dans sa plus pure expression ».

Ces quelques constats sont donc l’occasion pour moi d’évoquer ce que j’entends par tool-assisted research. Tout comme mon précédent travail sur la formalisation d’un protocole de captations, j’ai le sentiment d’aborder des pratiques qui sont déjà largement présentes chez les chercheurs. Or, je n’ai pas à ce jour constater de travaux portant sur une réflexion épistémologique à propos des outils qui sont à notre disposition dans le cadre de notre recherche.

Définir la tool-assisted research

Tout premièrement, il semble important de mentionner que toute recherche est fondamentalement associée à des outils qu’elle peut soit créer pour l’occasion, soit détourner d’un usage initial. Depuis cette perspective, la notion de « recherche assistée par outils » ne fait pas fondamentalement sens, sauf si l’on veut ajouter une qualification superfétatoire. Ainsi donc, je définis la tool-assisted research comme une méthodologie de recherches faisant un usage des outils originellement conçus pour la pratique du speedrun et du tool-assisted speedrun. Si la première consiste à terminer un jeu le plus rapidement possible, la seconde quant à elle fait un usage des outils mis à disposition dans le but de proposer une appréhension assistée par ordinateur du jeu. Par exemple, je faisais mention tantôt de mon usage des savestates. Ce sont des outils qui se distinguent de la sauvegarde rapide permise dans certain jeu du fait que dans ce cas, ce sont les émulateurs qui enregistre une sauvegarde et non directement les jeux. De même, la commande est une commande qui a un impact directement sur l’émulateur et non sur ce qui est émulé.

Maintenant que j’ai situé cette notion, il convient d’en exprimer le but. La tool-assisted research a pour objet d’étude les objets vidéoludiques. Les jeux vidéo en sont la grande majorité mais il peut y avoir aussi d’autres objets. L’objectif de la tool-assisted research est de simplifier l’accès aux informations, aux documents et aux assets (tout élément représentatif) d’un jeu et ce, tout en limitant le nombre de biais liés à la démarche. Ou du moins, il s’agit de les rendre visibles. De fait, la tool-assisted research se présente comme une méthodologie d’études des contenus et/ou des discours plutôt que comme une méthodologie dont l’objet serait d’analyser l’expérience socialement construite en relation avec le joueur ou la joueuse. Enfin, dernier point, la tool-assisted research est plus ou moins fonction du déterminisme des jeux vidéo. Cela signifie donc que le joueur ou la joueuse soit en mesure de contrôler les paramètres et la RNG (random number generator, pour simplifier, il s’agit du hasard).

L’une des problématiques liée à cette méthodologie qui se pose est la prise en compte de la rhétorique procédurale (Bogost, 2007) et l’èthos vidéoludique (Genvo, 2013). Pour rappel, Bogost définit la rhétorique procédurale de la façon suivante :

« Following the contemporary model, procedural rhetoric entails expression—to convey ideas effectively. Procedural rhetoric is a subdomain of procedural authorship; its arguments are made not through the construction of words or images, but through the authorship of rules of behavior, the construction of dynamic models. In computation, those rules are authored in code, through the practice of programming. » (Bogost 2007:42)

Genvo, quant à lui, définit l’èthos vidéoludique comme :

« Puisqu’il est envisageable, comme le montre Ian Bogost, de tisser des liens entre rhétorique et jeu vidéo, nous considérerons que ces caractères qui ont pour vocation de persuader leur destinataire de leur identité ludique et de faire œuvre de médiation ludique constituent ce que nous nommons l’èthos ludique de l’œuvre. » (Genvo 2013:46)

En effet, la tool-assisted research peut modifier ces deux paramètres importants de l’étude des discours vidéoludiques. Un exemple simple peut être par exemple l’usage de savestates dans la série Dark Souls (From Software). Dans ce contexte, l’usage des savestates modifie la rhétorique que le jeu peut avoir sur la difficulté. De même, cela peut priver son joueur ou sa joueuses d’une partie de l’expérience. Dans Dark Souls, la mort n’aboutit pas à un retour à un à un état initial. On devient une « carcasse » qui ne bénéficie alors pas d’une santé maximale, etc. Il est donc nécessaire de faire un usage attentif des outils utilisés de sorte à ne pas porter atteinte aux éléments de discours que l’on souhaite étudier, tout en ayant la possibilité d’altérer d’autres paramètres. Il me semble que c’est le cas dans la façon que j’ai de jouer à Earthbound : finalement, en aucun cas les boîtes de dialogues ne sont modifiées peut important le nombre de mes victoires et de mes échecs en combats. Si je souhaite étudier les interactions que l’on peut avoir avec les personnages non-joueurs ayant lieux uniquement dans l’overworld (à savoir la zone connectant tous les niveaux, donjons, lieux à explorer), alors je peux me permettre de mobiliser les savestates.

Ainsi donc pour résumer brièvement, je définis la tool-assisted research comme une méthodologie :

  • dont l’origine se situe dans les pratiques du tool-assisted run et du speedrun ;
  • qui se distingue de la user research dans le sens où l’objet n’est pas l’expérience ;
  • dont le but est l’étude des objets vidéoludiques et des éléments de discours qu’ils contiennent ;
  • dont l’objectif est de simplifier l’accès aux assets, à la rhétorique procédurale, aux éléments de représentations et aux éléments de discours contenus dans un jeu ;
  • permettant d’objectiver le recueil de ces données tout en les rendant réfutables ;
  • qui permet l’étude des discours ;
  • qui ne permet pas l’étude de réceptions ;
  • reposant le caractère déterministe des jeux vidéo.

Dans la suite de cet article, je vais m’attacher à présenter les différents outils à la disposition des chercheurs et des chercheuses souhaitant mobiliser la tool-assisted research. Sous la forme d’un tableau, je vais donc présenter les outils, les objectifs de recherches pour lesquels ils peuvent être mobilisés.

Typologie des outils de la too-assisted research

Outils Objectifs Biais potentiels Exemples
Les outils constructeurs de captures ou les overlays machine Permettent de capturer immédiatement une séquence ou une image… … mais décontextualisent une action d’un contexte de jeu sur une plus longue période. De même, le système d’annotations est d’abord pensé pour des interactions sociales sur des réseaux comme twitter. Bouton Share de la PS4
Les émulateurs Réduisent les coûts de transactions dans le but d’accéder à un objet vidéoludique… … mais ne permettent pas de constater les défauts techniques liés à l’exploitation du code par la machine d’origine. SnesX9
Les overlays plateformes ou logiciel Permettent de capturer immédiatement une séquence ou une image… … mais décontextualisent une action d’un contexte de jeu sur une plus longue période. De même, le système d’annotations est d’abord pensé pour des interactions sociales sur des réseaux comme twitter. L’overlay Steam ou de certains émulateurs
Les savestates Permettent de diminuer la difficulté d’un jeu dans son parcours. Elles autorisent aussi de répéter certaines séquences. Cependant, elles peuvent modifier la rhétorique procédurale liée à certaines mécaniques, ce qui empêche de faire de ces mécaniques un objet d’étude. Les touches « fonction » de certains émulateurs comme SnesX9
Les Free-cameras Permettent une exploration libre des espaces modélisés… … mais peuvent engendrer des phénomènes de surinterprétations liées à la découverte de lieux ou d’artefacts originellement cachés aux joueurs et joueuses mais toujours présent dans le jeu. Ansel de Nvidia. La chaine Boundary Break sur YouTube en présente une foultitude.
Les glitchs Permettent d’exploiter les limites d’un jeu et d’y révéler un sens caché même aux yeux de ses créateurs… … mais peuvent être le point de départs de phénomènes de surinterprétations. Certaines théories complotistes à propos de jeux comme Majora’s Mask.
Les memory hacking software Permettent de voir un grand nombre de données liées au code du jeu en train d’être « lu » par la machine… … mais rationalise la perception que l’on peut avoir du jeu. Cheat Engine
Les outils de streaming Permettent de construire des cadre permettant de capter plusieurs phénomènes (l’écran, le ou la joueuse, le tchat d’un service de streaming)… … mais détourne l’étude des discours pour une étude d’un dispositif médiatique plus large aux discours en jeu. OBS
Les plateformes de streaming Permettent de capter des moments collectifs de jeu avec une communauté… … mais créent un certain sensationnalisme lié à la performance sociale du streamer ou de la streameuse. Le sens d’une interaction ingame peut se voir modifiée du fait de ce contexte pragmatique de jeu. Twitch

La tool-assisted research comme méthodologie scientifique

Ainsi donc, la tool-assisted research est, il me semble, une méthodologie qui est pratiquée aujourd’hui de manière plus ou moins informelle. Le cas de certains outils peut faire débat (typiquement les savestates) et sont donc des points nécessaires de formaliser dans le cadre d’un travail de recherches. L’une des difficultés que l’on peut observer est la difficulté de définir les biais liés à chacun des outils que j’ai brièvement présentés. Il me semble que le plus important – et qui me semble transparaitre dans mon texte – est la nécessité d’assurer un alignement entre l’objectif de la recherche (c’est-à-dire ce que l’on souhaite observer en jeu) et les outils mobilisés. L’intérêt est alors de s’assurer que l’utilisation de l’outil soit pertinente pour la recherche sans pour autant créer de biais supplémentaires à ceux qui pourraient déjà exister. Par exemple, ma façon de jouer à Earthbound est en partie conditionnée par mon expérience d’Undertale, ce qui est problématique puisqu’anachronique. Les savestates que j’utilise par contre ne pose pas de problème à mon objectif de recherches puisque celui-ci est la découverte des échanges que le joueur ou la joueuse peut avoir avec les personnages non-joueurs.

Dans une certaine mesure, le travail que j’avais proposé sur les captations vidéo font partie de ce que je nomme maintenant la tool-assisted research. Plusieurs pistes de réflexions peuvent alors être envisageable. Dans une certaine mesure, il me semble important de formaliser toutes les pratiques qui rentrent dans le cadre que je propose et ce, dans le but de les légitimer scientifiquement. Si l’on peut critiquer les savestates faites sur émulation, car il s’agit d’une pratique en dehors du cadre légitimé (et légal), les constructeurs proposent aujourd’hui de nombreux outils de TAS ou de de TAR nativement. C’est le cas de Nintendo qui permet ces savestates avec les Nes et Snes Mini. De fait, je peux par exemple aisément justifier ma pratique de la savestate dans EarthBound puisque c’est dorénavant une pratique pensée par Nintendo sans besoin qu’il y ait détournement. La notion de tool-assisted research est alors un outil qui propose un cadre méthodologique tout en militant pour la légitimation de ces outils dans une perspective scientifique.

Esteban Grine, 2019.

Les films documentaires de VR Chat, ou « comment j’ai appris à parler aux arbres ? »

Cela fait très longtemps que je souhaite parler de VR Chat, d’une façon ou d’une autre. La raison est assez simple : ce jeu est à mon sens un parangon de la façon dont je conceptualise les objets vidéoludiques, à savoir des systèmes sociaux lacunaires. Systèmes car ils sont le fruit d’interactions entre une structure et des individus ; sociaux car ils s’inscrivent dans un contexte socioculturel particulier et qu’ils représentent et donnent à jouer des relations sociales avec d’autres joueurs/joueuses ou tout simplement des PNJs ; lacunaires car ils sont simples : les représentations (du monde par exemple) sont partielles et le game design remplace les corrélations par des causalités immédiates tout en représentant ce que l’on croit être là réalité. Chaque action a un effet immédiat, ce qui ne saurait être systématiquement le cas dans la réalité. J’aurai l’occasion de développer prochainement sur le sujet puisqu’il s’agit d’une idée que je développe de plus en plus dans mes travaux de recherches.

En tout état, il me semble important d’aborder une pratique que je suis depuis quelques mois maintenant à savoir : les documentaires réalisés à partir de captures réalisées en jeu que je distingue des documentaires faisant usage de captures de jeu dans un but d’illustration. Comment identifier et catégoriser ces nouveaux contenus ? Y’a-t-il des distinctions fondamentales entre cette forme de documentaires et des créations plus typiques ?

Note au lecteur / à la lectrice : cet article est pour moi l’occasion de noter mes quelques pensées sur le sujet. Maintenant, je suis sûr au moins de ne pas les oublier.

Nouveau genre ou transfert des codes du documentaire ?

Depuis quelques mois, j’observe avec grande attention des séries de discussions dans VR Chat entre joueurs/joueuses et un enquêteur (en l’occurrence les vidéastes Disrupt et Syrmor). Les vidéos auxquelles je fais référence sont donc des témoignages sur des tranches de vie particulièrement difficiles ou tristes ou encore potaches. Toutes sont marquantes à leur façon. Pourtant, on peut s’interroger s’il s’agit, dans une certaine mesure d’un plaisir pervers de découvrir la vie d’une autre personne. Les vidéos auxquelles je fais donc référence reposent sur des marqueurs pragmatiques de genres télévisuels et cinématographiques bien identifiés : la télé-réalité et le film documentaire. Par exemple, la pratique de Disrupt s’inspire fortement des micros-trottoirs voir des guerilla researches dont la méthodologie est d’approcher rapidement un individu en lui posant des questions sur un objet ou une problématique (Jones, 2019). S’en suit tout un montage de plusieurs répondants dont les propos se répondent. Syrmor quant à lui privilégie des entretiens plus longs voire sur plusieurs sessions (c’est par exemple le cas de sa courte série avec Jordan Lagreco, un enfant ayant un avatar de chat-ange).

Contrairement à certains mockumentaires (certains faux documentaires) tel que l’excellent Farcry 5 – The story begins de Neebs (2018), les démarches de Syrmor et Disrupt sont proches de celles de journalistes vidéastes souhaitant révéler la vie de personnes pour le premier et répondre à une problématique pour le second. Ce qui m’intrigue aussi, c’est que l’on peut voir que le professionnalisme des démarches est progressif. Syrmor est bien plus dans un registre humoristique dans ses premières vidéos, en particulier avec Jordan où on les voit jouer en même temps, tout en le mettant parfois mal à l’aise (Jordan, probablement élevé dans une famille chrétienne tombe des nues par exemple lorsqu’il découvre que personne autour de lui ne semble croire en l’existence de Dieu) mais au fur et à mesure, il adopte une démarche bien plus sérieuse. De même, très tôt, on peut observer une recherche de l’émotion, ce qui invite à une discussion sur le sensationnalisme de ces documentaires en jeu. Les dernières vidéos de Syrmor reflètent plutôt cela puisque les sujets portent sur, entre autres, un enfant papillon, un homme en train de mourir, etc (kotaku, 2019).

Pour conclure brièvement cette partie, il semble qu’associer ces vidéos à de la télé-réalité semble erronée dans le sens où on ne fait pas face à un « système de cruauté » comme on peut l’être face à par exemple des gamedocs tels que Loft Story et les jeux de télé-réalité qui ont suivi. Je rapproche d’avantage les vidéos de Syrmor et Disrupt des productions audiovisuelles comme Strip Tease : l’objectif est alors de montrer la réalité d’une situation de vie. Pourtant contrairement aux documentaires typiques, l’audience n’a aucune image pour constater la réalité telle qu’elle se présente. Ce sont des avatars, potaches, mignons, zoomorphes, issus de mangas, dans des lieux virtuels qui évoquent des parcours de vie complexe. Cela m’amène donc à me questionner sur le dispositif médiatique effectif de ces documentaires.

Syrmor. kid in vr talks about living with rare disease. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=ZvKCpn4vnl4&t=313s. Consulté le 29 juin 2019.

L’authenticité de l’anonymat 

La vidéo qui m’a lancé dans le visionnage de l’ensemble est celle de Disrupt. Dans celle-ci, le vidéaste partage les plus grands regrets de ses enquêtés. On a alors droit à des registres variés : un parlant de son échec scolaire, un autre évoquant son service militaire. Puis, la vidéo met l’emphase sur le témoignage de ce qui semble être un homme d’une trentaine d’années racontant sa relation avec son étrange mère. Cette dernière avait pour habitude de parler aux arbres de son jardin et le jour de sa mort, l’enquêté découvre pourquoi sa mère parlait aux arbres. Selon ses propos, il découvre qu’avant de l’avoir, elle fit trois fausses couches et les fœtus furent enterrés sous des pousses d’arbres.

Ce qui m’interpelle ici est la force évocatrice de ce récit qu’il faut maintenant imaginer comme une histoire racontée par un petit panda dans le monde virtuel de VR Chat. Les vidéos de Syrmor contiennent aussi cette rupture entre d’un côté des sujets profondément sérieux et des cadres visuels aux contenus aberrants. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, j’ai le sentiment que ces incohérences renforcent d’autant plus ces récits. Le dispositif médiatique fait alors un usage intensif de la capacité des avatars de VR Chat à susciter des émotions. Plus particulièrement, et contrairement à d’autres vidéos mettant en scène des avatars, VR Chat permet l’expression d’un langage verbal direct via microphones et d’un langage corporel non verbal authentique puisque c’est par exemple en bougeant les contrôleurs que l’avatar va disposer ses bras différemment. Je distingue ici ce langage corporel non-verbal authentique du langage non verbal intermédié (les emotes en font partie entre autres). De même, ce type de dispositif met en avant une forme d’anonymisation de récits personnels. Contrairement à ceux que j’ai pu voir par le passé, l’anonymisation en jeu renforce l’empathie tandis que l’anonymisation que j’ai pu voir dans des films documentaires déshumanise les enquêtés. Je fais donc l’hypothèse que l’anonymat en jeu renforce l’empathie que l’on peut éprouver dans des situations de communication en jeu.

Disrupt. people in Virtual Reality share their biggest regrets. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=jYGA3QRpX0o. Consulté le 29 juin 2019.

« God is a Cloud »

Je n’ai malheureusement pas le temps de faire des recherches plus poussées et j’ai l’impression que ce billet est plus brouillon que d’autres que j’ai pu rédiger ici. Je sais juste qu’on est loin du « système de créauté » évoqué par Couldry et Raynolds pour définir la téléréalité. Cependant, cela me tenais à cœur de pouvoir aborder la réalisation de documentaires permises par les jeux vidéo ; et en particuliers VR Chat. De même, je ne prends pas le temps de faire une recherche d’un potentiel état de l’art. Cependant, je suis assuré qu’il y a là un artefact des pratiques vidéoludiques émergentes à ne pas laisser de côté. Peut-être que dans le futur, la recherche pourra se saisir de cet objet, de cette pratique afin de mieux la théoriser qu’ici.

Esteban Grine, 2019.

Bibliographie et Vidéographie

Couldry, Nick, et Pierre-Élie Reynolds. « La téléréalité ou le théâtre secret du néolibéralisme ». Hermes, La Revue, vol. n° 44, no 1, 2006, p. 121‑27.

Couldry_Reynolds_2006_La téléréalité ou le théâtre secret du néolibéralisme.pdf. http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=HERM_044_0121&download=1. Consulté le 29 juin 2019.

Disrupt. people in Virtual Reality explain IRL death. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=ZZxYftJ0bqA. Consulté le 29 juin 2019.

—. people in Virtual Reality share their biggest regrets. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=jYGA3QRpX0o. Consulté le 29 juin 2019.

Jones, Luke. « An introduction to guerrilla research ». UX Collective, 25 février 2019, https://uxdesign.cc/an-intro-to-guerrilla-research-13a593b66a75.

Neebs Gaming. Far Cry 5 – The Story Begins – Documentary. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=3LNASTpeB7Q&t=523s. Consulté le 29 juin 2019.

Snapshot. http://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2006-1-page-121.htm. Consulté le 29 juin 2019.

Syrmor. Dying Man In Virtual Reality Looks Back On His Life. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=61V3-TLee2s. Consulté le 29 juin 2019.

—. Guy In VRchat Talks About Ex Girlfriend (ft. RubberNinja & Mr.Wobbles). YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=gFcCJcq0DDU&t=11s. Consulté le 29 juin 2019.

—. VRCHAT little kid is too innocent for VR. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=KmXEOLlX-Hk. Consulté le 29 juin 2019.

Winkie, Luke. « A YouTuber Finds Wholesome, Heartbreaking Stories Behind Silly VRChat Avatars ». Kotaku, https://kotaku.com/a-youtuber-finds-wholesome-heartbreaking-stories-behin-1833615961. Consulté le 29 juin 2019.

Où se situe le ludique ? A propos de la controverse entre Miguel Sicart et Ian Bogost – Lettre Ouverte

Hier j’ai obtenu en guise de cadeau le dernier livre de Miguel Sicart : Play Matters (2014). Et j’ai pu exclamer ma joie sur les réseaux à ce sujet. A partir de cela, on est venu me demander pourquoi j’appréciais autant Sicart. Il se trouve, au passage qu’en effet, je possède dorénavant l’intégralité de ses livres. En réalité, je ne connais absolument pas la personne et je n’ai aucune connaissance d’un comportement toxique de sa part. Pour autant, les propos qu’il tient m’interpelle. La raison est finalement assez simple : je suis avec une très grande attention la controverse entre lui et Ian Bogost. Ces deux chercheurs sont originellement à la base de nombreux de mes travaux et je m’appuie beaucoup sur leurs théories. Et quand j’évoque le terme de controverse, c’est parce que ces deux-là se répondent publiquement aujourd’hui par livres interposés (et donc à la vue de tout·e·s). Pour moi, Play matters est une réponse aux propositions théoriques de Bogost dans ses précédents ouvrages, dont Persuasive games (2007). En 2016, ce dernier critique ouvertement Miguel Sicart dans Play anything (2016), son dernier ouvrage en date. De facto, j’éprouve de la sympathie pour ces deux auteurs car j’éprouve de l’intérêt pour cette controverse.

Dans cette lettre ouverte, j’ai envie de formaliser brièvement l’un des grands désaccords entre Sicart et Bogost : l’adjectif « ludique ». Pourquoi brièvement ? Simplement parce que je ne suis pas en mesure, dans le contexte de la rédaction de ce billet, de proposer autre chose qu’une réflexion basée sur mes souvenirs de lectures. Pour être transparent, j’ai lu pour la dernière fois Play Anything fin 2016 et Play Matters en 2017.

Ainsi donc, l’un des points centraux de ces deux livres concerne l’attribution du ludique. En 2014, Sicart argumente que c’est le comportement des êtres humains qui peut être ludique. Il s’agit donc dans ce cas-là d’une façon d’appréhender le monde. Pour Sicart, seuls les vivants peuvent donc être ludiques (par leurs comportements). il s’agit donc d’une façon d’appréhender ce qui nous entoure dont seules les espèces vivantes peuvent se targuer d’avoir. Cela fait référence à des auteurs qu’il ne mentionne pas forcément (par méconnaissance peut-être) comme Jacques Henriot puisqu’au sein des études francophones sur le jeu et le jeu vidéo (1989), c’est ce dernier qui est régulièrement associée à la notion d’attitude ludique. En 2016, Bogost formule une opposition en énonçant que ce sont les objets qui révèlent plus ou moins une caractéristique ludique. Il indique dans la foulée que si les humains ne voient pas les caractéristiques ludiques des objets, c’est à cause de leur façon d’appréhender le monde tout en restant distant, second-degré et critique de celui-ci. Il emploie d’ailleurs le néologisme ironoia pour définir cette peur des objets et cette peur d’appréhender le monde tel qu’il se présente devant nos yeux.

Ainsi donc, pour Sicart, ce sont les humains qui font preuve d’une attitude ludique tandis que pour Bogost, le ludique est une caractéristique des choses. On pourrait s’arrêter ici, or, les implications de ces deux axiomes sont pourtant bien plus profondes. Associer le ludique à l’humain, c’est donc faire l’hypothèse qu’il n’existe pas de structure qui soit ludique en soi. Associer le ludique aux objets, c’est donc supposer que tout peut être jeu et que c’est notre « travail » de le révéler. Ces deux axiomes, aux semblants antinomiques, interrogent aussi la notion du « créateur » ou de l’auteur. Sicart considère les structures comme des terrains de jeu. Les jeux (vidéo) sont alors des playgrounds spécifiquement pensés par ce qu’il nomme des architectes pour susciter une attitude ludique. A l’inverse, Bogost intègre que tout objet peut révéler une part ludique si, selon ses propos, « on est capable de la percevoir ». Un créateur n’est donc pas nécessaire fondamentalement. Ainsi donc, on s’aperçoit alors que la cause de ce qui est jeu n’est pas la même. Pour Sicart, si l’on ne s’amuse pas dans un terrain de jeu, c’est finalement parce que celui-ci a été mal fait. Pour Bogost, si l’on ne s’amuse pas avec un objet, c’est parce que l’on n’est pas capable de voir sa dimension ludique (à cause de notre ironoia).

Je pourrais encore creuser plus longuement cette distinction qui me semble au cœur de la controverse entre Sicart et Bogost car il me semble que cela révèle des ancrages sociopolitiques bien plus profonds : Sicart présente une distinction implicite entre ce qui peut devenir jeu et ce qui ne l’est pas avec sa notion de playground tandis que Bogost, de mémoire, légitime l’idée que tout peut être jeu (même les situations les plus horribles si l’on est capable de voir leurs caractéristiques ludiques). Rien que par l’interprétation que je propose (et donc critiquable), on peut entrevoir des pentes glissantes à l’argumentation de Bogost.

A mon sens pourtant, c’est une discussion plutôt drôle étant donné qu’il me semble qu’un ancrage sémio-pragmatique permet de largement répondre à la question de savoir à qui revient la caractéristique ludique. La notion de play design, antérieure à la controverse de Sicart et Bogost,est aussi à mon sens une réponse convaincante puisque Sébastien Genvo la définit de la façon suivante en 2008 :

« Sur le plan ludique, ce qui différencie toutefois Word d’un logiciel comme Tetris c’est que la structure de ce dernier a été conçue de sorte être reconnue comme potentiellement ludique. Les structures de jeu s’inscrivent de la sorte dans une culture particulière au sein de laquelle elles puisent leurs éléments types pour être reconnues et actualisées de façon ludique. » (Genvo, 2008:18)

« De sorte à caractériser les spécificités de l’expérience du jeu à son ère numérique, i l y a donc à notre sens une nécessité d’analyser les jeux non pas en terme de game design mais plutôt en terme de « play design ». Puisque la signification de jeu n’est pas donnée par avance mais se construit, il n’est pas possible de prendre pour acquis la dimension ludique d’un objet » (Genvo, 2008:18)

Pour conclure :

« Néanmoins il ne faut pas pour autant ignorer la structure de jeu, car cela reviendrait à ignorer une partie importante des facteurs qui rendent la médiation possible, plus particulièrement le rôle que revêt l’objet dans celle – ci. L’étude du jeu à son ère numérique incite de la sorte selon nous à adopter un cadre de référence interactionniste, qui cherche à placer l’objet et le sujet sur le même plan de sorte à comprendre comment s’opère la médiation ludique au travers des contradictions et complémentarités qu’engage cette mise en relation. » (Genvo, 2008:32)

Ce que je note fondamentalement pour résumer très succinctement l’une des idées sous-jacentes du play design, c’est clairement la représentation interactionniste du jeu et donc de l’adjectif « ludique ». Une structure peut être ludique car elle s’appuie sur des constructions socialement et historiquement interprétées comme ludiques et un individu peut avoir une attitude ludique de part son processus de socialisation. Voilà donc où moi aussi je m’arrête pour ce billet qui peut être le premier d’une série sur la controverse entre Miguel Sicart et Ian Bogost. A suivre donc !

Esteban Grine, 2019.


Bibliographie

Bogost, Ian. Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames. The MIT Press, 2007.
Bogost, Ian. Play Anything: The Pleasure of Limits, the Uses of Boredom, and the Secret of Games. Basic Civitas Books, 2016.
Genvo, Sébastien. Caractériser l’expérience du jeu à son ère numérique : pour une étude du « play design ». 2008, p. 17.
Sicart, Miguel. Play Matters. The MIT Press, 2014.