Papillons roses, fleurs bleues et culture intensive

Minecraft peut se présenter comme un jeu de survie, quoi que l’intention de ses auteurs soit, il n’en est pas un. Stardew Valley peut se dévoiler comme une simulation agricole, quoi que l’on en pense, il n’en n’est pas seulement un. Depuis 2009 apparaissent des jeux « bacs à sable » dans lesquels il est possible de faire tout ce que l’on désire et ce, dans une certaine mesure autorisée par le gameplay du jeu. Cependant, je vais prendre le temps dans ce court billet – et avec l’exemple des deux jeux mentionnés – de démontrer que ces jeux présentés comme tels ne sont que des métaphores à différent niveau de l’esprit capitaliste d’exploitation.  

Minecraft se présente comme un jeu dans lequel il est possible de faire tout ce que l’on veut et en effet, lorsque l’on arrive dans un nouveau monde, son immensité nous écrase. L’absence de limite à son univers laisse le ou la joueuse supposer d’une liberté totale. A mon sens, il ne s’agit là que d’une illusion des plus banales associées au jeu vidéo : la promesse d’un monde dans lequel son ou sa joueuse pourra s’épanouir bien plus que dans sa réalité quotidienne. Ainsi, penser que Minecraft est un jeu d’exploration ou un jeu de survie dans lequel le joueur doit plutôt lutter contre un monde hostile est généralement l’une des premières définitions que l’on présente pour parler du jeu à un non initié. Or, je m’oppose clairement à cette idée « d’hostilité du monde » qui me semble être une caractéristique importante pour définir le « jeu vidéo de survie ». Il me semble au contraire que les mondes de Minecraft sont l’exact opposé de l’hostilité. Ce sont des jardins d’Eden dans lesquels le joueur a tout à disposition et considère tout ce qui l’entoure comme une ressource potentiel lui servant à optimiser son bien-être. A mon sens, l’exploitation de l’environnement est précisément le cœur du gameplay de Minecraft. Lorsque j’observe les interactions possibles et permises par le système de règles, il apparait clairement que ces actions ou interactions ne sont pas téléonomiques. Elles ne sont pas une finalité en elles-mêmes. Par contre, elles servent le ou la joueuse dans une certaine recherche d’une situation de bien-être dans le jeu. Je fais aussi l’hypothèse que ce bien-être passe, dans Minecraft¸ par un aspect matériel.

Ainsi, les environnements de ce jeu ne sont pas intéressants car il est possible d’explorer mais plutôt à cause du fait qu’ils proposent une affordance particulière à leur exploitation et leur optimisation de rendement. C’est en ce sens que je vois une distinction entre Minecraft, qui propose un certain degré d’exploration, à d’autres jeux qui focalisent tout leur gameplay à ce sujet comme c’est le cas pour Proteus. Impossible alors de ne pas rapprocher Minecraft de la pensée de John Locke qui voyait dans le travail le moyen de l’être humain à s’approprier, à mettre un droit de propriété sur quelque chose de naturel : c’est par le travail qu’un lieu devient une propriété. Il me semble que cela convient particulièrement au gameplay de Minecraft : le joueur s’approprie l’environnement en l’exploitant et en le transformant de sorte à ce que tout serve son bien-être. En regardant certains Playthrough, on s’aperçoit aussi qu’un plaisir esthétique dans Minecraft nait de l’optimisation et de la capacité de rendement d’une construction. Les différentes fermes automatisées nous permettent de constater cela. Ainsi, par son gameplay finalement très orienté, nous supposons que Minecraft est un jeu diffusant principalement des idées libérales autour de la privatisation des ressources mais plus généralement du rôle de la Nature comme source du bien-être du ou de la joueuse. Ainsi, il s’agit, je pense, d’une erreur que de le considérer comme un jeu de survie. « jeu d’exploitation » semble être plus approprié je pense.

C’est là où l’on peut tisser des parallèles avec Stardew Valley. Il se démarque de Minecraft dans le sens où les environnements ne sont plus générés aléatoirement et que le territoire exploitable par le ou la joueuse est circonscrit à un petit pourcentage de la map totale. Il s’agit en plus d’un terrain particulier où la propriété était déjà déterminée avant l’arrivée du ou de la joueuse : il n’est donc pas question de l’appropriation d’un espace vierge de l’activité humaine comme dans Minecraft. Cependant, le mélange des codes et des mécaniques ludiques fait que l’on peut se passer du « gameplay d’exploitation » pour se concentrer sur d’autres aspects du jeu. Là où c’est peut-être moins le cas dans Minecraft. Ainsi, les deux jeux semblent présenter des valeurs finalement libérales et capitalistes, ils se distinguent par la façon dont le joueur va appréhender le jeu. Je fais ici l’hypothèse que dans Minecraft, le ou la joueuse adopte un comportement qui pourrait être rapproché de l’organisation scientifique du travail de Taylor. Il serait alors question d’optimisation mais aussi de rationalisation de la production. A l’opposé, Stardew Valley, bien que proposant des mécaniques  très proches, déstructure l’activité du ou de la joueuse en proposant une multitude d’activités variés mais aussi de contextes créateurs de sens autres que simplement la recherche du bien-être personnel. Bien qu’étant libéral et capitaliste, le jeu laisse beaucoup plus d’espaces potentiels de sens.

A mon avis, les deux expériences sont donc très différentes en termes sémiotiques. Si les deux jeux proposent des bases de gameplay similaires, il apparait, à la conclusion de ce court billet, que Minecraft affirme bien plus son discours libéral, colonialiste et capitaliste que Stardew Valley. Ce dernier en possède un similaire mais le dilue dans des activités multiples dont les contextes atténuent le message au profit d’autres valeurs progressistes. Il ne s’agit là que d’un court billet mais il conviendrait d’approfondir ces lectures de ces deux jeux tout en intégrant d’autres objets comme Don’t Starve qui semble quant à lui véritablement proposer une expérience de survie. ■

Esteban Grine, 2017.


Commentaires

3 réponses à “Papillons roses, fleurs bleues et culture intensive”

  1. Avatar de Dentatus
    Dentatus

    Excusez-moi, je viens de lire la chronique vidéoludique sur Minecraft et j’ai l’impression que cela ne reflète pas vraiment mon expérience de jeu. Premièrement je trouve que l’aspect télénomique est bien présent: Mes sessions de minage et d’exploration restant mes plus fortes impressions du jeu. De plus, l’exploitation rationnelle de l’environnement ne me semble pas absolu car j’avais plutôt tendance à bricoler ( à la Lévi-Strauss) que de chercher le maximum de rendement matériel de mes ressources: Notamment quand il s’agit de redstone où l’expérimentation était un but en soi. Enfin, l’aspect multijoueur n’est pas évoqué où bien que la plupart des serveurs peuvent selon la grille de lecture économique être comparées à des dictatures capitalistes, certains serveurs mettent en place des logiques pratiquement communistes de mise en commun des ressources récoltées et d’entraide. Je ne cherche pas à remettre en cause la logique de la chronique que je pense juste dans la majorité des cas mais j’ai l’impression que mon ressentit est différent et je voulais savoir si d’autres personnes avaient le même avis.

    P.S.: Je trouve que Minecraft peut être un fameux outil pour représenter et tester des théories économiques, comme les rendement décroissants de l’exploration et du minage (éloignement de plus en plus grand de la base et rarification des structures exceptionnels comme les temples et mine abandonnées) ou la fixation des prix des ressources sur les marchés de serveurs PvP selon l’offre et la demande.

    1. Je te réponds dans mon grand commentaire, si tu veux.
      Je suis tout à fait d’accord avec ton ressenti que je partage volontiers. Très belle association à Lévi-Strauss ! 🙂

  2. Salut ! Ton texte pose des bases de réflexions intéressantes, mais en le lisant, je n’ai qu’une question qui me vient à l’esprit : As-tu joué à Minecraft ?
    Les gameplays ne sont, selon moi, pas des ressources suffisantes pour étudier le jeu-vidéo, et ce pour au moins deux raisons. Comme c’est un jeu bac-à-sable (non juste un « jeu de survie », tu le dis bien), tout dépend de comment tu choisis de t’approprier ce bac à sable. Vas-tu construire des châteaux réalistes ? Construire des châteaux surréalistes ? T’en servir comme support d’écriture (écrire dans le sable) ? Comme lieu de partage ? d’échange (il y a de la bonne weed dans mon bac à sable) ? Essayer de voir ce qu’il y a sous le sable ? Observer les grains de sable individuellement pour voir s’il y a des différences ?
    Toutes ces questions sont des métaphores, non exhaustives, des multiples possibilités du jeu. Ainsi quand on regarde un gameplay, on ne regarde qu’une appropriation du jeu parmi d’autres, donc on regarde une expérience déjà limitée qui ne représente pas l’expérience globale du jeu, ni tous ses possibles.
    La deuxième raison est que je pense qu’avoir une approche phénoménologique du jeu vidéo (par l’expérience) n’est pas une mauvaise chose, et qu’elle peut apporter de très belles analyses, en étant éventuellement associées à des vidéos de gameplays qui apporteront un autre regard, un autre possible sur le jeu. Les multiples « contextes créateurs » que tu vantes dans Stardew Valley sont aussi très présents dans Minecraft (notamment dans le mode créatif, j’y reviens plus bas) et il ne pas les omettre.

    J’aime bien quelques idées :
    – Minecraft n’est pas un jeu de survie (ou, le jeu de survie n’est qu’un possible de Minecraft)

    – La liberté induite par l’immensité du jeu est limitée. Mais quelles sont les composantes, outre la taille de la map, qui donnent des libertés au joueur dans les jeux « bac à sable » ? Ici, ce sont la diversité des objets avec lesquels on peut interagir et que l’on peut produire, ainsi que les actions que l’on peut faire. Certains objets apportent des possibles d’appropriation non-prévus par les développeurs : la redstone (comme le dit Dentatus), les pistons, les blocs de commande, etc… Ce sont des objets éminemment intéressants et qui offrent une liberté qui n’a rien à voir avec la taille de l’image. Malgré tout, j’approuve l’idée que tout cela n’est qu’une illusion de liberté totale. Mais je pense que le jeu « bac à sable » est régit par une éternelle friction entre la « physique » du jeu (les « mesures autorisées par le gameplay du jeu » ou « système de règles », comme tu dis) et l’appropriation possible. Et le développement de Minecraft a eu cela d’intéressant qu’il a su créer de nouvelles mesures qui ont su augmenter radicalement les possibilités.

    – Les mondes comme jardins d’Eden : c’est clairement ça. L’hostilité est relative. D’autant plus dans le mode de jeu « créatif », qui est une autre modalité de jeu. D’ailleurs je t’invite à te renseigner sur ce mode puisqu’il offre la possibilité d’apparaître (ou non) sur un monde plat sur lequel le joueur peut construire sans les contraintes de devoir s’adapter à l’environnement (montagnes, océans) et a accès à tous les objets qu’il veut (via un inventaire infini).

    – La finalité des actions (téléonomie) est toute relative, comme tu dis, mais c’est peut-être un sentiment que cherche à générer le jeu (qui va avec l’idée de prétendue liberté totale). On doit se déterminer des objectifs dans Minecraft, et c’est là que j’entre en désaccord avec ton idée – et j’irais dans le sens de @dentatus:disqus sur l’expérimentation. D’ailleurs j’adore l’association à Lévi-Strauss, c’est selon moi effectivement ce dont il est question dans certains possibles du jeu. Bricoler des objets, bricoler des systèmes électroniques virtuels (avec la redstone), bricoler des architectures, etc. Être plus dans le bricolage que dans l’application de procédés physiques prédéterminés (c’est l’opposition bricoleur – ingénieur de Lévi-Strauss).

    Pour apporter une réflexion plus personnelle , je dirais que je suis radicalement contre ta comparaison entre Locke et Minecraft (je ne discute pas l’idée de Locke mais ce que tu en dis, entendons-nous bien). Tout d’abord le fait de mettre un droit de propriété sur des objets implique une vie en société (cf Rousseau) : de qui me protégerai-je par ce droit si je suis seul ? Or tu ne sembles pas vraiment parler du jeu en mode multijoueur. Mais si c’est le cas, rien n’empêche jamais aux autres joueurs de piller les ressources que j’ai pu collecter (sauf, sur certains serveurs, quelques modalités de jeu, augmentées par des plugins qui permettent en effet de « privatiser » certains blocs, donc de restreindre l’interaction avec des blocs ou objets à un nombre limité de joueurs – mais ce n’est qu’un possible du jeu parmi le reste). S’il n’y a pas de règles – et de moyens de contrôle ou de répression, on sera plus proche de l’anarchie que du capitalisme. Plus libertaire que libéral. Encore une fois, tout dépend de comment on choisit de jouer.
    Selon moi, les idées libérales ne sont pas imposées par le jeu mais par l’utilisation que l’on en fait. Et certaines utilisations sont dominantes, comme le PvP, très en vogue, mais elles ne font que traduire la véritable nature des joueurs : ici, la propension à vouloir se taper sur la gueule. Dentatus le dit bien, il existe des serveurs qui fonctionnent sur le partage, et ça permet une expérience de jeu autre, qui effectivement repose sur l’exploitation de l’environnement du jeu, mais pas nécessairement dans un but d’enrichissement personnel. Plutôt collectif d’ailleurs : je donne aux autres tout ou partie de ce que j’ai collecté pour qu’il se l’approprie afin de l’utiliser comme il l’entend : construire des infrastructures communes, construire sa maison, l’utiliser comme matériau pour élaborer de nouveaux objets, le donner à d’autres… Mais donnons, à des joueurs marqués par la société de capitalisation et ancrés dans la société de consommation, donnons leurs un objet dans lequel ils pourront être libre, ils reviendront pour beaucoup à ce qu’ils savent faire : produire, exploiter, consommer.
    Selon moi, l’erreur de ton approche est peut-être dans ta définition du mot approprier. L’appropriation n’est pas toujours négative, comme tu sembles l’entendre, elle n’est pas forcément au profit d’un enrichissement personnel, mais peut servir le collectif. La culture sur Internet est régie de cette manière, et je ne peux pas croire, vu tes travaux, que tu considères la web-culture comme libérale (rappelons que c’est une culture de l’appropriation – avec les memes, les youtube poop, les gifs, etc.).
    Tu évoques très justement les créations de fermes automatisées dans Minecraft. Encore une fois, c’est une utilisation dominante d’une modalité du jeu, qui véhicule certes un esprit productiviste capitaliste, mais le jeu en lui même ne dicte jamais un tel mode d’optimisation de rendement des cultures. Ce qui doit être critiqué, d’après moi, est l’appropriation (justement) du jeu par les joueurs et non le jeu lui-même – dans ce cas-ci uniquement. Et je tiens à cette idée mordicus !
    Ensuite pourrons-nous essayer de déterminer si le jeu ou les développeurs mettent en avant cette appropriation-là, ce qui est tout à fait possible – puisque le mode « survie » apparaît bien plus directement que les autres modes.

    Voilà, de ce point de vue, j’ai l’impression que Stardew Valley et Minecraft sont finalement beaucoup plus proches qu’on ne le pense. Je pense qu’il y a dans ce textes des intuitions intéressantes, des pistes de réflexions certainement pertinentes mais qui mériteraient d’être développées au gré d’une expérience de jeu et de visionnages de gameplays plus variés, peut-être.
    D’ailleurs, tu pourrais nous mettre les vidéos que tu as pu voir : je pense qu’on saurait mieux de quelles modalités tu parles, justement !

    [Pas de « pavey » svp, gardez-les pour les CRS]

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