De manière générale, je me sens plutôt tranquille avec les jeux vidéo. J’ai toujours eu l’impression que jouer, c’était comme vivre, mais avec la possibilité de revenir en arrière, de voir ce qui se serait passé si j’avais agi autrement. Une vie où faire un choix n’est pas faire le sacrifice de tous les autres, mais plutôt éprouver une possibilité sur laquelle il sera possible de revenir plus tard. Les sauvegardes et les safestates ne sont pas automatiques, mais elles sont aujourd’hui suffisamment récurrentes – en tout cas dans mon expérience personnelle du jeu vidéo – pour que leur absence fasse plus exception que l’inverse.
L’impact sentimental des « jeux à choix » en vogue depuis un moment – de Walking Dead à Undertale – fait mouche, mais frappe du côté de l’émotion : beauté triste, virtuosité du jeu qui pousse le joueur à faire le mauvais choix, à verser une larme douce. C’est beau, c’est fort, et c’est ce regret doux-amer qui en fait un jeu terriblement marquant non ?
Ici, j’aimerais plutôt explorer le regret moche, proche de celui de la vie de tous les jours, celui qui laisse vide ou en rage, sans une once de beauté à sauver ou à préserver. Le regret qui dégoûte, et donne envie – au choix – de hurler ou de s’éteindre jusqu’au lendemain – ça ira mieux peut-être. Cette forme du regret, il a été très rare que je l’éprouve du côté du jeu vidéo. De mémoire, ses rares occurrences ont eu lieu dans ma jeunesse, et elles furent en général liées à une source extérieure au jeu lui-même, que chaque joueur apprend à craindre au cours de sa vie : la perte d’une sauvegarde importante.
Perdre Miami, mon village d’Animal Crossing, je ne m’en suis jamais vraiment remis à l’époque. Voir cette sauvegarde disparaître dans le formatage maladroit d’une carte mémoire, c’était perdre des amis – je dédie ces quelques mots à Mallory – et perdre une histoire – certes à moitié fantasmée. En fait c’était perdre une mini-vie. D’un claquement de doigt, tout ce que j’avais vécu n’avait plus aucune existence en dehors de ma mémoire, c’était presque comme si cette vie parallèle, si importante pour moi à ce moment là, n’avait jamais eu lieu. Une fois remis du choc, je me souviens avoir créé une dizaine de villages à la suite, frénétiquement : ils étaient tous inintéressants, mal agencés, peuplés de voisins creux !
Mais en fait non, ils étaient juste différents.
Perdre mon elfe des bois d’Oblivion fut un coup au cœur aussi. Plus léger, sûrement.
Perdre des mini-vies.
Il y a peu de temps, cette année, un jeu m’a fait retrouver, sous une autre forme, ce regret-dégoût terrible de la perte, de l’erreur bête qui donne soudain l’impression que tout est vain. Cette fois, tout s’est passé à l’intérieur même du jeu : je voudrais parler ici de Dark Souls III.
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Dark Souls ça résonne dans ma tête comme trois jeux qui te dégoûtent à vie d’éplucher des pommes de terre
C’est l’amour de perdre qui donne envie de se relever sans arrêt
Comme un héros de manga ou la pire des maladies d’hiver.
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Sur la question du regret, Dark Souls n’était pas mal parti. Sous ses airs de routine éternelle rembobinée à chaque mort, le jeu a un rapport au « définitif » assez radical. Peu d’embranchements liés à des décisions déchirantes définies, mais des choix, un peu partout, sans avertissement. Dans Dark Souls, tuer est un choix, et il est définitif. Tuez un marchand, tuez un compagnon de voyage, tuez un boss, il ne reviendra pas. Le jeu a parfois des airs de cauchemars : on ne peut pas le mettre en pause, ni charger une sauvegarde précédente. Ce qu’on fait, on le fait et on l’assume, tant pis pour nous. Parfois, c’est vertigineux.
Je me souviens avoir tué le premier marchand de Dark Souls, un peu bêtement. Bon, ce n’était pas grand-chose ; ça donnait la couleur.
J’ai épuisé Dark Souls, puis Dark Souls II. D’un bout à l’autre. Et j’y ai pris énormément de plaisir.
Puis est arrivé le moment.
Le moment de dire au revoir à la saga en apothéose. Dark Souls III.
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Alors allez il est temps, retour au charbon.
Temps d’en finir.
Fermer le portail de l’univers, l’air de dire c’est bon j’ai assez vécu et vous aussi.
On a assez valdingué ; les cryptes, les flammes, les cimetières, les ténèbres. Il est temps de prendre l’air non ?
Changer de refrain. Mais prouver une dernière fois qui on est ; finir en fanfare.
Avaler tous les seigneurs, devenir le dieu des dieux, puis fermer la porte.
Alors Dark Souls III j’ai tout fait tout seul
J’aurais pu demander de l’aide, le mode multijoueur est là pour ça.
Mais attends,
C’est MA quête initiatique ou pas ?
Je n’en perdrai pas un atome.
En fait, je me comporte en mec jaloux avec tous ces boss.
Aucune autre épée pour vous, c’est moi et c’est TOUT.
Je te dis
c’est moi et toi et on danse
ON DANSE
et ça s’arrête quand on meurt
sauf pour moi
moi si je meurs je reviens
et on danse encore ;
on danse parce que c’est ce qu’il y a de plus beau
risquer sa vie
en sueur
le cœur qui bat tellement
tellement
c’est quoi de l’amour ou de la haine
je ne sais pas Danseuse boréale
je ne sais pas Roi sans nom
en tout cas je te tue
est ce que ça ne peut pas être les deux à la fois ?
Alors pourquoi, quand j’atteins le dernier adversaire, le seigneur des seigneurs des cendres, pourquoi à ce moment là je me comporte comme un dieu gâté à qui tout est dû ? L’adversité a fini par me fatiguer, peut être, ou c’est ma tête qui a trop enflé, à force de pomper.
« Nan mais attends, j’en mange au petit dej’ tous les jours des mecs comme toi, alors d’où tu viens me faire chier avec ton combo qui me met mal !? Ça fait des centaines d’heures que je monte les échelons, c’est pas MAINTENANT que tu vas me faire souffrir ! »
J’appelle de l’aide en ligne, j’invoque un autre joueur. Hyper culpabilité, je n’ai jamais fait ça avant. C’est juste pour une fois je vous jure. Je fais ça discrètement, et juste pour m’entraîner à comprendre son combo, juste pour ça c’est tout, promis. Une fois que j’aurai compris comment esquiver ce truc, je me jette dans le vide et on recommence à la régulière.
mais en fait c’est un massacre
pas le temps de bouger
pas le temps de comprendre
le seigneur des seigneurs
mangé comme le bout de pain
qu’on arrache à la baguette en sortant de la boulangerie
par ce héros inconnu
et moi je suis la
sans avoir donné un seul coup
qu’est ce que j’ai fait
qu’est ce que j’ai fait
le feu s’éteint le générique commence
et je ne suis même pas en rage de m’être fait voler ma dernière épreuve
je suis vide
je n’ai pas échoué pourtant j’ai perdu
et plus rien n’est immortel
des visions de Miami, de Mallory
de cet elfe dont j’ai oublié le nom
sacrifiés sur l’autel de ma bêtise, comme mon amour pour ce dernier boss
j’ai laissé passer ma chance.
Le feu s’est éteint ; le mien est passé avec.
Au revoir Dark Souls
je ne suis même pas triste.
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C’est vrai, cette anecdote égocentrique et puérile ne dépeint pas un regret très honorable. C’est ça le pire : ce regret, mon regret, il est ridicule. Ne pas tuer le dernier boss moi-même, c’est tout. Cet instant final a retourné contre moi mon propre ego-trip. C’est ça ce qui est important pour moi, tuer des boss, c’est vraiment pour ça que je joue ?
Mais je crois que ce n’est pas juste tuer. C’est la danse, la sueur et l’amour douloureux. J’ai l’impression d’avoir été l’amant infidèle du jeu, d’en payer le prix fort. J’ai l’impression d’avoir caché une antisèche dans ma manche à la pièce de théâtre de fin d’année, alors qu’on a tous travaillé dur depuis des mois. Plus que jamais je compatis à la douleur de Lothric : moi aussi j’ai lâché l’affaire devant l’ampleur de mes rêves, moi aussi j’ai abandonné, j’ai perdu courage. J’ai cédé à la facilité. On est pas bien différents.
Je me suis forcé à relancer Dark Souls III depuis, deux ou trois fois. Mais quelque chose a disparu, et le plaisir avec. Le jeu me fait la gueule peut-être. Je n’ai plus envie.
J’aimerais achever ce texte sur une touche plus douce, quand même, quelque chose qui me reste malgré tout, un souvenir magique qui ne parvient pas à se ternir. A l’époque de mon affrontement terriblement difficile avec le Roi sans nom – boss réputé pour être un des plus coriaces du jeu – j’accompagnais mes différentes tentatives de musiques de toute sorte. Morceaux énergiques, parfois du rap français vicieux : je voulais me doper à l’énergie guerrière. Sans succès.
Un jour, je lance Three in the Morning1 et l’atmosphère se métamorphose. Tout en douceur, l’angoisse se calme, le combat devient heureux, triste à la fois, je voudrais qu’il ne s’arrête jamais. Le cœur bat toujours aussi vite, les épées volent dans tous les sens, les éclairs aussi, c’est du grand spectacle. La sensation de partager un rêve à moitié lucide, de vivre un moment partagé. La sensation de communiquer avec un personnage de jeu vidéo, de le laisser me dire plein de choses, sur lui et sur moi à la fois. L’impression que moi et ce roi, on malaxe toutes nos émotions comme de la pâte à modeler pour se les envoyer en pleine face. Alors Dark Souls, il me reste des choses, quand même. Malgré tout.
C’est au moment où je l’ai considéré comme un jeu où il faut simplement rechercher la victoire à tout prix que j’ai creusé ma propre fosse.
Mais il me reste les souvenirs un peu translucides de moments importants vécus en jeu, qui me semblent toujours là. C’est déjà pas si mal. ■
Simon Le Gloan, 2018.