L’édition 2024 de SpeeDons s’apprête tout juste à démarrer et cette année, les attentes à l’égard du plus grand marathon français de speedruns sont hautes. Si l’an dernier, l’événement avait pu franchir la barre symbolique du million d’euros récoltés, certain·e·s espèrent bien que cette barrière sera franchie à nouveau et, pardonnez le langage, explosée. Cependant, ce n’est pas parce que l’événement réunit qu’il est un rassemblement connu de toutes et tous au-delà des communautés de joueurs et de joueuses. C’est pourquoi j’ai eu la chance de recueillir les propos de Sacha Bernard, chercheur consacrant ses travaux à l’étude des pratiques autour du speedrun. Il a eu la sympathie de partager ses connaissances pour faire, en quelque sorte, un état des lieux de ce qu’il se joue aujourd’hui avec SpeeDons, avec le speedrun et bien sûr, avec les runners et les runneuses.
Sacha BERNARD (il/lui) est doctorant à l’Université de Liège et membre du Liège Game Lab. Son sujet de recherche porte sur le speedrun qu’il étudie à travers le prisme de la médiation des connaissances. Son travail consiste à interroger la pratique où l’information, de sa création à réception, est au cœur de son écosystème. Il analyse le speedrun en tant qu’objet documentaire et propose une lecture ludico-informationnelle de la pratique. Son carnet de recherche se trouve ici.
Esteban Grine : Comment te prépares-tu à assister à SpeeDons ? As-tu des attentes particulières ?
Sacha Bernard : Personnellement, il y a l’aspect spectateur et puis l’aspect chercheur. En tant que spectateur, c’est un événement que je suis maintenant depuis 2020, c’est-à-dire la première édition. Ce que j’aime bien, avec l’expérience du marathon en tant que spectateur, c’est que cela me rappelle un peu ce qu’était Speed Game où on invitait des gens pour jouer. Mais ils faisaient des erreurs, devaient s’adapter à leurs erreurs et je trouvais que ça humanisait un peu les performances, qu’il y avait un humain avec un corps et ses limites derrière chaque speedrun. Puis j’aime bien un peu le côté improvisation. En tant que spectateur, je suis très content de pouvoir voir la nouvelle édition même si j’aurais aimé y assister en présentiel. En tant que chercheur, cela fait un corpus supplémentaire à analyser ! Puis, il y a d’autres aspects. D’un point de vue économique, Médecins du Monde a l’air satisfait parce que c’est la quatrième fois qu’ils vont s’investir dans ce projet. Quand on écoute un peu ceux qui font le planning, on comprend qu’il y a beaucoup de nouvelles personnes qui postulent. Cela veut dire que l’événement suscite de l’intérêt. Donc, finalement, en termes d’attente, on sait que le planning va être surprenant d’une année sur l’autre. J’attends donc que l’événement mette en avant à la fois des performances nouvelles tout en faisant le lien avec une certaine histoire du speedrun comme en témoigne la conclusion du marathon sur Super Metroid, un jeu emblématique des communautés de speedruns.
EG : La scène française du speedrun, comment s’est-elle montée à partir de tes travaux ? l’histoire de SpeeDons ?
SB : Quand on demande aux speedrunneureuses comment iels en sont venu.e.s à la pratique, sans surprise, ce sont Speed Game et Mister MV qui reviennent quasi systématiquement dans les entretiens que j’ai pu faire. Même s’il ne s’agit que d’une hypothèse, on peut raisonnablement établir que ces figures ont largement contribué à populariser la scène depuis 2008. Ils ont favorisé, avec d’autres comme la team Superplay (avec des personnalités médiatiques comme DamDam) sur la chaîne Nolife, l’émission d’Hugo et Laink sur feu Le Stream, à l’émergence d’une culture francophone très importante, bien plus qu’elle peut l’être dans d’autres pays européens. Par ailleurs, le partenariat entre l’émission SpeedGame de Realmyop et CdV avec jeuxvideo.com a contribué à la visibilité de la pratique et réciproquement, jeuxvideo.com ayant bénéficié du succès de Speed Game pour générer du trafic sur son site. En parallèle, MV a assuré la rediffusion francophone des Games Done Quick avec une équipe qui deviendra l’association LFR (Le French Restream) qui est devenue également incontournable pour la structuration de la communauté puisqu’elle rend accessible un événement international anglophone aux personnes francophones.
Ce qu’ont fait CdV et RealMyop de 2008 à 2016, c’est quand même du contenu pendant huit ans et Mister MV depuis 2008 jusqu’à aujourd’hui où il inclut souvent le speedrun dans la narration de ses streams… Donc je pense que ce sont vraiment trois acteurs majeurs qui, du coup, ont permis justement de susciter un intérêt pour la pratique et ainsi, faire venir de nouveaux acteurs dans la pratique du speedrun.
EG : Outre atlantique, la GDQ a fait sa moins bonne année en termes de views mais apportent toujours un montant important, as-tu une take là-dessus ? Sens-tu un changement de tendances ?
SB : La chute des audiences de la GDQ est vraiment spectaculaire depuis 2020. Par exemple, si on prend le pic d’audience, c’est-à-dire le moment où il y a eu le plus d’audience, la chute est vraiment, vraiment spectaculaire. Le pic a été divisé par plus de 2,5 entre 2020 et 2023. C’est un fait, il y a de moins en moins de gens qui regardent la Games Done Quick. Paradoxalement, cela ne se reflète pas sur les dons : les gens donnent autant et parfois plus. Ça reste un événement qui mobilise quand même des sommes qui sont conséquentes. Là, cette année, on doit être à 2 500 000 $. Après, la GDQ a encore une dimension internationale. En fait, je pense surtout que l’expérience de spectateur de speedrun s’est très largement diversifiée ou en tout cas, suffisamment diversifiée pour dire que la GDQ n’a plus le monopole médiatique. C’est devenu un rendez-vous, qui est toujours incontournable, parmi des dizaines d’autres et qui aujourd’hui partage donc la scène avec d’autres, et c’est très bien ! De manière générale, il est important de comprendre que les marathons, comme la GDQ, même s’ils perdent en audience, n’en restent pas moins de véritables vitrines pour la pratique. Surtout, ce sont des événements pensés pour le grand public. Prenons, par exemple, le record de SiirZax sur Ocarina of Time (Defeat Ganon No SRM) qui a été battu plusieurs fois depuis le 24 février dernier (par un japonais d’abord et il a récupéré le WR ensuite). Cette obsolescence programmée de sa performance rend son accès difficile pour quiconque ne suit pas assidûment les speedruns dans cette catégorie. D’où, peut-être, le choix de se tourner vers les marathons qui sont vraiment pensés comme une vitrine pour le speedrun, où le commentaire du speedrun est travaillée, formalisée, préparée etc. En marathon, la performance s’inscrit plus dans la durée que des speedruns qui sont battus tous les jours. J’en ai pensé à d’autres, mais c’est vrai que celle-ci me vient parce que j’ai vu aujourd’hui un tweet de SiirZax tout content de récupérer un record du monde qu’il avait samedi dernier.
EG : Dans le futur, si SpeeDons voit son audience décroitre, cela ne signifiera donc pas que l’événement n’en reste pas moins une vitrine et un rendez-vous incontournable donc. Les communautés du speedrun et le caritatif, c’est un peu une histoire de longue date, peux-tu nous expliquer un peu comment les deux se sont construits ensemble sur les réseaux ?
SB : Speedons, c’est vraiment la grosse machine avec MV qui se pose à un niveau national. Mais il y a évidemment pléthore d’autres événements. Après avoir organisé Bourg La Run (à Bourg-La-Reine) et les restreams, le French Stream a développé une véritable expertise du marathon caritatif. Maintenant, c’est devenu Interglitches. Il y a évidemment Fast and Fabulous qui s’est monté l’année dernière. Une organisation en non-mixité pour promouvoir justement les femmes – trans et cis – ainsi que les personnes non binaires. Le fait d’avoir une scène nationale comme SpeeDons et des scènes plus petites aide beaucoup puisqu’en réalité, on s’aperçoit que les communautés naviguent d’un événement à un autre sans problème. L’aptitude à se sentir légitime de participer à ces événements varie d’un individu à l’autre. Par exemple, il peut être difficile pour une femme de participer à des événements qui sont très masculins malgré tout. Dans un stream récent (EtTaCause2023), on avait le témoignage de Vicky Spleen, une runneuse de Cuphead, qui expliquait que le fait d’avoir participé à Fast & Fabulous lui a donné envie de participer à Interglitches et elle sera également cette année à SpeeDons. On retrouve aussi des membres de LFR dans l’organisation de SpeeDons, des membres de F&F qui vont animer SpeeDons donc on voit bien les passerelles entre les différents marathons. Tout n’est pas parfait, mais cela s’améliore d’année en année et SpeeDons reste porté par des gens soucieux de plus de représentativité et d’inclusivité.
On a la chance d’avoir une scène francophone d’associations actives qui contribuent à faire connaître le speedrun en faisant des diffusions francophones, et qui créent des événements qui sont, en fait, incontournables pour visibiliser les performances tant ces dernières peuvent aussi passer sous le radar. Il n’est pas rare de voir des vidéos de record du monde ne dépassant pas le millier de vues. Il y a vraiment une co-construction avec une pratique qui gagne visibilité, et les associations qui bénéficient des dons. Assurément, il s’agit d’un jeu réciproque entre les deux sphères. Il y a des études qui ont montré qu’organiser des événements caritatifs, pour toutes les cultures et les sous-cultures qui peuvent exister, c’est un moyen de se légitimer. Donc, il n’est pas étonnant de voir le speedrun et le caritatif être autant associés. En somme, on légitime la pratique du speedrun via la philanthropie.
EG : Les speedrunneuses et les speedrunners sont-iels des animaux hypersociaux ? Penses-tu que la scène a une propension à faire du caritatif, car de base elle est déjà portée sur le partage d’information ?
Les speedrunneureuses que j’ai pu interroger soulignent quand même que c’est une pratique qui est très bienveillante, où on partage les ressources, où la rivalité est saine, entre compétition et solidarité. En fait, le speedrun, c’est vraiment le mariage entre ces deux conceptions. Le fait que les ressources soient partagées, que les communautés soient décrites comme bienveillantes, que les joueurs et les joueuses ne soient pas dans une rivalité toxique, mais au contraire dans une rivalité globalement saine, le fait aussi que ce ne soient pas des professionnels, que beaucoup ne vivent pas du speedrun et qu’ils aient un métier – avec un rapport différent à l’argent – contribue à ce discours général d’une pratique bienveillante et accueillante… Tout cela permet de comprendre un peu en quoi ces joueurs et joueuses adoptent une attitude bien éloignée d’un certain imaginaire du « gamer toxique ».
Cela ne vient pas minimiser l’existence d’attitudes toxiques dans les communautés, mais il est important d’affirmer que ces attitudes ne sont ni majoritaires ni bienvenues. Il n’y a qu’à voir les efforts déployés par la GDQ d’année en année pour adopter une posture plus inclusive et respectueuse des passionné·e·s dont l’identité de joueur ou joueuse s’accumule à des identités de genre, des neuroatypies, etc. Ce qu’ils font, particulièrement en marathon mais aussi chez elleux, s’inscrit en fait dans une action collective qui dépasse les individualités. Le marathon, c’est aussi s’inscrire dans cette logique-là, c’est-à-dire que “mon individualité” contribue à quelque chose qui me dépasse, qui est beaucoup plus grand et qui est beaucoup plus collectif et participatif, c’est-à-dire la collecte de fonds. C’est quelque chose qui, même si les joueurs se retrouvent tous seuls devant leur PC ou leur console, s’inscrit dans une dimension communautaire indissociable des performances et de la façon dont elles émergent, soit en stream solo, soit lors d’un événement.
Évidemment, les marathons sont pour les bonnes causes, mais mes entretiens indiquent également qu’il s’agit de moments sociaux extrêmement importants pour elleux. Le speedrun est une pratique fondamentalement numérique et intermédiée par les écrans, où les échanges d’informations se font en ligne, où la création de documents se fait en ligne, etc. Les marathons permettent de mettre une voix, un visage, un corps sur des pseudos. C’est très important d’un point de vue social. C’était aussi un moyen de rendre concret tout l’investissement qu’on peut faire dans le speedrun. C’est une pratique qui est très chronophage. Et donc le fait de voir tout ce public et être parfois reconnu par ce public, c’est particulièrement gratifiant dans la construction de l’estime de soi en tant que personne, joueureuse, speedrunneureuse etc. et de son investissement dans la pratique qu’une sphère plus proche ne comprend peut-être pas etc.
EG : un peu en guise de conclusion, selon toi, va-t-on voir un mélange du speedrun et du superplay ? Quel futur spectacle pour le JV ?
SB : Il faut bien comprendre que les événements comme SpeeDons restent marginaux par rapport à toute l’industrie du jeu vidéo, mais ils sont suffisamment visibles pour constater qu’ils sont importants pour la structuration des pratiques en ligne. Qu’est-ce qui est du « beau jeu » ? Qu’est-ce que « bien jouer » ? Les scènes du speedrun apportent une réponse à cela. Elles montrent en réalité le besoin des joueurs à constamment renouveler leur approche sur des jeux qu’iels aiment énormément. À un moment donné, ils en ont tellement fait le tour du design qu’ils vont essayer de trouver des contraintes à la contrainte, à la contrainte, à la contrainte, à la contrainte, etc. En fait, cela devient une réinvention perpétuelle et infinie. On a des exemples sur Elden Ring fini sur un tapis de danse, Super Mario 64 joué à la batterie…
Le speedrun est une pratique fondamentalement créative. Et cette créativité est le propre de la création de contenu sur Internet. Il faut aussi prendre en compte que les speedrunners et les speedrunneuses évoluent dans un écosystème plateformisé (de Twitch de YouTube) qui sont des dispositifs « forçant » la créativité des créateurs et créatrices de contenus. Créer de nouveaux concepts, créer du contenu un peu inédit, c’est toujours une manière pour les speedrunneureuses de renouveler un intérêt qu’iels ont toujours eu pour un jeu spécifique. Il y a quelque chose de très satisfaisant de réapprendre à jouer un jeu qu’on connaît déjà par cœur et qu’on aime beaucoup. En fait, on se dit « ah, mais en fait, je peux renouveler mon expérience vidéoludique et la prolonger grâce au speedrun ». Je trouve que ça participe à ça. Donc il ne fait aucun doute que le speedrun va continuer à se développer dans les années futures, mais également à “déborder” dans les pratiques mainstreams ou plus typiques, et ce, avec un mélange des spectacles toujours plus intriqués. Un exemple concret serait le langage où le verbe “speedrunner” est employé pour désigner le fait d’exécuter rapidement une action. Et quand une pratique devient un verbe, c’est aussi le signe qu’elle entre progressivement dans l’imaginaire collectif…
édité le 01/03/2024 : correctifs mineurs, ajout d’une phrase conclusive.
Propos recueillis par Esteban Grine, 2024.