Nous sommes le 27 décembre à l’heure à laquelle j’écris ces lignes, il est 22h31 et dans un état de fatigue habituel, je décide de faire une liste de 10 jeux sortis en 2019 qui m’ont marqué cette année. C’est l’occasion pour moi de revenir sur une année fortement mouvementée autant professionnellement que personnellement. Aussi, plutôt que de partir sur une liste typique catégorisant les atouts et faiblesses des œuvres que je vais présenter, j’opte plutôt pour orienter la liste de cette année autour du thème suivant : « les relations sociales dans les jeux vidéo ». Cela tombe bien, c’est peu ou prou en lien avec mon sujet de thèse qui porte sur les représentations des sociétés en jeu.
Autrement dit, la sélection de cette année répond à une seule problématique : Quels jeux sortis en 2019 sont susceptibles de nourrir un regard critique et une compréhension des relations sociales ? L’objectif de cet article est donc de présenter un corpus personnels de jeux vidéo, non seulement intéressants, mais aussi en lien avec la problématique posée de sorte à objectifier ce qui pourrait être qualifier d’un « top ». Aussi, il s’agit uniquement de jeux auxquels j’ai joués cette année.
Piku Niku & l’anarchisme
Piku Niku (Sectordub, 2019) est un jeu sorti sur Switch et PC en début d’année. On y incarne « le monstre », une sorte de boule rouge sur pattes qui part à la découverte du monde : une île composée de quelques villages autogérées. Ces habitants ressemblent aux Barbapapa et aux « Monsieurs Madames ». Sous son aspect très mignon (je définissais le jeu en janvier comme une comptine pour enfant), le jeu nous invite à rejoindre La Résistance contre un bourgeois s’accaparant les propriétés matérielles des villageois. Notamment, l’une de ses stratégies est de d’instaurer un système monétaire pour que les villageois ne fassent plus que des transactions marchandes. Cette histoire est finalement très proche de ce qui nous est raconté dans Mother 3 (Itoi, 2006) où Porky instaure le capitalisme dans un village anarchiste. Bref, Piku Niku est une expérience très plaisante avec plusieurs niveaux de lectures. Sous son aspect enfantin se cache une critique mignonne du capitalisme en tant qu’organisation sociale.
Yuppie Psycho & l’horreur au travail
Yuppie Psycho (Baroque Decay, 2019) nous met dans la peau de Brian Pasternack, jeune « yuppie » (un col blanc en somme) fraîchement arrivé à SintraCorp, une entreprise tentaculaire. Au moment de signer notre contrat, on comprend l’enjeu de notre « projet » : il faudra abattre la sorcière qui terrorise les salariés de l’entreprise. Derrière ce simulacre, le jeu est particulièrement intéressant dans la façon qu’il a d’aborder sous le prisme horrifique les situations au travail. Ainsi, il fait particulièrement écho à certains mal-être contemporain. On y retrouve des situations de harcèlements au travail, des réunions sans intérêt où l’absence de sens règne, des collègues soit carriéristes soit oppressé·e·s par d’autres, des batteries de salariés agressifs et cloisonnés dans des boxes, un service RH ne reposant que sur une méritocratie peu claire et bien entendu, une absence de responsabilité hiérarchique flagrante. Sous couvert de l’horreur, le jeu aborde le travail en entreprise en tant que cauchemar pour celles et ceux qui commencent à peine leur carrière.
Outer Wilds & la fin du monde
Outer Wilds (Mobieus Digital, 2019) est un jeu fataliste dans le sens où plus on révèle et comprend son monde, plus cette fatalité nous apparaît comme inéluctable. Il n’y a pas d’échappatoire et toute civilisation est vouée à son effondrement, plus ou moins lent. Dans Outer Wilds, nous incarnons un·e jeune explorateur·ice qui part révéler les secrets d’une ancienne civilisation. Or notre système solaire est en même temps en train de s’effondrer sur lui même et nous revivons perpétuellement ses dernières 24 heures. Si la question du lien social peut se poser avec ce jeu, c’est peu-être plus son état d’esprit que le jeu interroge. Loin de certains collapsologues n’attendant la fin du monde que pour pouvoir dire qu’ils avaient raison (on peut par exemple ceux qui faisaient construire des bunkers dans leur jardin en cas d’explosion nucléaire), le discours d’Outer Wilds est bien plus doux-amer. Il invite à nous questionner sur notre place dans le monde avec la morale suivante : quand il n’y a plus de sens à son existence, autant être bienveillant le plus longtemps. Et surtout, le monde peut recommencer sans nous. J’ai tendance à beaucoup rapprocher Outer Wilds de la philosophie pérenne de Alan Watts. Fondamentalement, le jeu offre un très beau et humble message sur la fin du monde.
Super Mario Maker 2 & les « gangs » de pratiques
« I succeeded gang ! », « thx gang », ou « great level gang » sont des messages que l’on retrouve régulièrement dans Super Mario Maker 2 (Nintendo, 2019). Si le jeu ne se prête pas fondamentalement à une réflexion sur les sociétés, c’est plutôt sa structure à cheval entre jeu et réseau social qui intrigue. C’est l’un des jeux auxquels j’ai le plus joué en 2019 (80h), sans compter les heures et les heures passées à regarder Grand Poo Bear et Ryukhar, deux streamers célèbres dans la communauté des mario 2D. Je considère SMM2 comme une véritable prouesse dans la façon qu’il a d’organiser sa communauté qui se soumet elle-même à certains comportement considérés comme éthiques au sein de la communauté. Par exemple, Ryukhar s’est plusieurs fois fait épinglé par son audience pour ne pas avoir liké un niveau qui lui a plu. Ainsi, plus que jouer à SMM2, je conseille de regarder la façon dont ses joueurs et ses joueuses s’organisent autour de la médiation de contenus en dehors du jeu. Le fait de jouer à SMM2 passe d’ailleurs parfois en dehors des niveaux, comme lorsque les commentaires d’un niveau sont systématiquement les mêmes images. Autrement dit, il est très intéressant de connaitre le fonctionnement de ce jeu car il fait office de parangon d’une forme d’appropriation du jeu par la création ingame de contenus. S’il est bien question de communautés de pratiques, il semble que le terme « gang », utilisé par les joueurs et les joueuses de SMM2 soit ici plus approprié. Ainsi, je soutiens l’idée que Super Mario Maker 2 est un formidable terreau d’observations des gangs de pratiques.
Sayonara Wild Hearts & les ruptures amoureuses
Sayonara Wild Hearts (Simogo, 2019) nous propose d’incarner une jeune femme dont le cœur fut brisé et avec cela, probablement son estime, sa personne, son soi. En prise avec ses démons, nous l’accompagnons dans sa reconstruction progressive car c’est fondamentalement de cela dont il est question dans SWH : comment se reconstruire après un traumatisme. Si pendant le jeu, il est question de vaincre ses démons, la fin porte d’avantage sur l’acceptation de ces démons comme faisant partie de soi. Il n’est donc pas question de les supprimer mais de les contrôler, de vivre avec et de les faire siennes.
Kind Words & la care wave
La « vague de bienveillance » est un mouvement tacite de valorisation de comportements bienveillants. Dans Kind Words (PopCannibal, 2019), on passe le plus clair de notre temps à rédiger des lettres de réponse à des questions posées par des inconnu·e·s. Les sujets sont variables puisque c’est la communauté elle-même qui rédige, pose des questions ou tout simplement adresse des remarques ou des commentaires. Le jeu a été salué pour sa bienveillance, remportant notamment le prix de l’IndieCade Europe. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’après plusieurs mois, il n’y a que peu de comportements oppressifs. Selon les créateur·ice·s du jeu, cela s’explique par l’absence totale de gratifications des comportements toxiques. De fait, si ponctuellement il peut y avoir des personnes oppressives, celles-ci ne restent que très peu de temps sur le jeu. Ainsi donc, Kind Words offre une expérience novatrice par sa bienveillance, ce qui en fait un jeu important de 2019 à cet égard.
Death Stranding & l’isolement social
Death Stranding (Kojima Productions, 2019) est un jeu porteur de multiple discours sur les sociétés. Le premier, sur l’effondrement a été abordé il y a peu ici. Cependant, s’il fallait les regrouper, ce serait sous le chapeau de l’isolement social (qui est un phénomène constatable et mesurable), à ne pas confondre avec la solitude (qui est un sentiment peu quantifiable). Dans son monde, les derniers survivants sont tous isolés géographiquement les uns des autres : il n’y a plus de route et sortir dehors est dangereux. C’est là où l’objectif d’instaurer un réseau entre les villes, entre les habitants fait sens : il faut reconnecter l’Amérique. Ce faisant, notre avatar, Sam Bridges, apprend lui aussi à renouer des amitiés et à se défaire de sa misanthropie. En parallèle, le jeu tacle fondamentalement la question de la tacheronnisation du travail, la question de la gig economy (pour rappel, Sam est un porteur indépendant qui rejoint Bridges, à l’instar d’entrepreneurs·euses qui contractent avec Uber) ou encore la question du digital labor : likes, commentaires sur la qualité des livraisons, etc.
Death Stranding est un jeu-jalon car il est probablement dans cette liste le jeu qui aborde le plus grand nombre de thématiques actuelles et ses nombreux niveaux de lectures interrogent son audience sur de nombreux phénomènes sociaux produisant des formes d’aliénations et ce, dans un contexte de fin du monde.
Et voilà, je m’arrête ici pour cette sélection ! A l’an prochain donc.
Esteban Grine, 2019.