Cela fait maintenant huit semaines que je suis confiné chez moi, à télétravailler, dormir, manger, profiter de ma famille et de mon bébé. Cela fait aussi depuis qu’il est sorti que je joue au remake de ce qui fut mon premier Final Fantasy, échangé contre un Crash Bandicoot en 1999. Sans être particulièrement bluffé par le jeu, je dois bien avouer que je prends plaisir à le parcourir en le slowplayant. Plus particulièrement, cela fait maintenant plus de 27h que je traverse Midgar en marchant, uniquement.
Or, depuis que j’ai acheté Final Fantasy 7, j’essaie de comprendre pourquoi le fait de marcher dans ce jeu est devenu pour moi la seule façon de l’appréhender. Car au-delà du plaisir de prendre son temps ou de me rendre disponible à émerveillement que procure la découverte de Midgar (Auray & Vétel, 2013), j’avais le sentiment que cette slowrun était bien différente des autres slowruns que j’ai pu faire sur Zelda, AC Odyssey ou encore Death Stranding.
Pendant plusieurs semaines, j’ai donc cherché à comprendre les émotions que me prodiguait ff7. Je pense avoir compris maintenant. Généralement, ces déclics entraînent chez moi des questions de recherche, c’est pourquoi dans cet article il va être question des jeux vidéo en tant que coping strategies ou stratégies d’adaptation.
Au sens large, une stratégie d’adaptation, ou un mécanisme d’adaptation, est un processus permettant à un individu de faire face à une problématique anxiogène, stressante, etc. Faisant référence à toute une littérature dédiée aux mécanismes d’adaptation, Loton et al définissent ces derniers de la façon suivante :
L’adaptation fait référence aux « efforts cognitifs et comportementaux en constante évolution pour gérer des demandes externes et/ou internes spécifiques qui sont évaluées comme taxant ou dépassant les ressources de la personne ». (Loton et al 2016:570, ma traduction)
Dans la littérature académique, il apparaît avec le très bref état de l’art que j’ai mené, que généralement, les mécanismes d’adaptation sont étudiés au prisme des troubles potentiels de l’addiction que des joueurs et joueuses peuvent développer à l’égard d’une pratique de jeu qui peut leur être nocive. En particulier, les premières études que j’ai parcourues ont pour objectif principal d’interroger ces mécanismes comme pouvant potentiellement être des causes à un trouble du jeu vidéo (Plante et al, 2019). D’autres études portent plutôt sur les façons dont certains groupes de joueurs ou de joueuses mettent en place des mécanismes d’adaptation de sorte à pouvoir faire l’expérience d’un jeu vidéo tout en limitant l’environnement toxique dans lequel peut se dérouler le jeu. Jesse Fox et Wai Yen Tang ont étudié auprès d’un échantillon de 293 femmes les stratégies que ces joueuses mettaient en place afin de faire face à la toxicité des jeux en ligne (2016). Afin de limiter le harcèlement en ligne, Fox et Tang notent que leurs enquêtées évitent le tchat, choisissent des avatars d’un autre genre, s’exprime de manière neutre, se font passer pour des enfants quand leur capacité vocale le leur permet, etc. (2016).
Ainsi, même si considérer les jeux vidéo comme des mécanismes d’adaptation semble pertinent, les recherches que j’ai parcourues semblent surtout questionner les liens que ces mécanismes ont avec un potentiel trouble du jeu vidéo. Or ce qui m’intéresse ici, en prenant en compte mon expérience récente avec Final Fantasy 7, c’est fondamentalement ces mécanismes d’adaptation. Ou plutôt, ce qui m’intéresse, c’est de formaliser ici que le fait de jouer, et plus particulièrement le slowplay et les slowruns, sont en soi des stratégies que j’ai mises en place afin de soulager mon stress et mon anxiété, deux paramètres générés à la fois par la quantité de travail que j’ai l’impression d’avoir en étant en télétravail et le confinement, qui plus largement est causé par une pandémie globalisée.
Le phénomène du coping by gaming comme un mécanisme permettant de gérer une réalité, un phénomène et le stress lié à cela est déjà documenté, notamment avec des audiences en situation de handicap. The Washington Post a d’ailleurs recensé quelques témoignages intéressants à ce sujet :
“I don’t think about being disabled when I’m in my gaming setup and talking to everyone,” Reece, 33, said. “Just Jackson ‘pitbullreece,’ just sitting here playing, and that’s what makes me me.”
In the United States, one in four people have a disability, according to Centers for Disease Control and Prevention. Gaming allows many of them to do things in a virtual space they could only dream of in reality. It also helps them connect and overcome social anxiety and feelings of depression.
“It’s my escape,” said Brian “Wheely” McDonald, 31, who has arthrogryposis, causing the normally elastic tendons in his hands to stiffen. “I’m not disabled in video games. I have people telling me all the time how amazing I am at games.”
Ben entendu, il est hors de question de comparer ma situation à celles évoquées par The Washington Post. Elles ne sont ni équivalentes, ni pertinentes. Cependant, cela révèle une pluralité de raisons pour lesquelles une personne peut être amenée à utiliser le jeu vidéo comme une stratégie d’adaptation. Sans creuser plus cela car ce n’est pas non plus l’objectif de cet article, il est possible de représenter ces causes sur un axe micro <=> mezzo <=> macro. Par exemple, si je joue à FF7R en ne faisant que marcher, c’est pour gérer mon anxiété à l’égard du télétravail (mezzo) et pour gérer mon anxiété à l’égard du confinement et de la pandémie. Techniquement, cette pratique du jeu vidéo n’est pas non plus isolées, dans une enquête reprise par The Independant, mais que je n’arrive pas à retrouver, 55% des joueurs et joueuses utilisent les jeux comme un moyen de ventiler, de gérer son stress. Dans un article publié en 2018, Bowditch et al notent l’existence de relation entre coping et escapism. Même si le sujet de leur travail portait sur les impacts négatifs dû à un escapism considéré comme une stratégie de coping, les autrices concluent en constatant l’existence d’effets positifs sur le stress ressenti tous les jours :
« this study demonstrated that having an engaged, problem-focused style of coping with everyday stressors was not only associated with fewer negative outcomes in relation to escapism; it also seems to play a role in protecting individuals against negative gaming outcomes more generally. » (Bowditch et al 2018:94)
Cependant, caractériser ma pratique actuelle simplement comme une coping strategy ou comme échappatoire ne suffit pas. En effet, les travaux que j’ai parcouru alertent justement sur le fait que le coping fait référence à de nombreuses stratégies et mécanismes qui peuvent être bénéfique ou non. Bowditch et al notent justement cette complexité dans leurs travaux (2018). Loton et al considèrent deux grandes « familles » de stratégies d’adaptation : les stratégies d’approches et les stratégies d’évitement. « L’approche » fait référence aux efforts de concentration pour gérer un événement stressant et « l’évitement » comprend « des activités ou des changements cognitifs pour éviter des situations par le biais de la diversion (distanciation cognitive) ou du retrait » (Loton et al, 2016:570, ma traduction). De la même façon que pour les causes micro, mezzo ou macro, il ne s’agit pas ici de catégories exclusives. Ma slowrun de Final Fantasy 7R semble, selon mon ressenti, à cheval entre efforts de concentration et diversion. A un niveau micro, le fait de marcher dans FF7R me donne l’impression d’être maitre de mon rythme, ce que le télétravail m’empêche. A un niveau macro, jouer à FF7R est une façon pour moi de gérer l’actualité liée au confinement et à la pandémie.
Globalement, à partir de ces deux échelles, il me semble possible de cartographier les différents mécanismes d’adaptations utilisant les jeux vidéo comme support. Cette cartographie me semble importante car elle permet de formaliser clairement les raisons d’une telle pratique tout en étant susceptible de faire des hypothèses sur les effets positifs ou négatifs par une stratégie particulière sur les joueurs et joueuses qui en font usage. A l’issue de mes sessions sur FF7R, il m’est possible, dans une démarche autoethnographique, de formaliser les mécanismes d’adaptation ou de coping que je déploie dans le contexte actuel.
A l’issue de ce travail, relativement court et nécessitant d’être discuté, il me semble tout de même possible d’envisager le jeu vidéo comme une stratégie d’adaptation ayant des impacts positifs sur les joueurs et les joueuses, particulièrement en situation de crise sanitaire. Comme d’habitude, c’est fondamentalement ma pratique d’un jeu vidéo qui m’a suggéré cette question et finalement cette hypothèse : si je joue à FF7R en slowrun, actuellement, c’est principalement parce que cela me permet de gérer le stress et l’anxiété que le confinement suscite chez moi. J’aurai aussi tendance à penser que ces propos sont partagés par de nombreuses personnes. Surtout lorsque l’on voit que l’OMS soutient des initiatives comme #PlayApartTogether dont l’objectif est de sensibiliser les audiences à la distanciation sociale, le confinement, la santé mentale, etc. Etant donné que cet article ne s’inscrit dans aucun de mes axes de recherches doctorales, je ne pense pas que je poursuivrai la discussion. Ceci étant, rien que le fait d’avoir écrit et partagé mon ressenti et ces quelques recherches sont aussi, dans une certaine mesure, une façon pour moi de gérer mon anxiété. ■
Esteban grine, 2020.
Bibliographie indicative
- Bowditch, L., Chapman, J., & Naweed, A. (2018). Do coping strategies moderate the relationship between escapism and negative gaming outcomes in World of Warcraft (MMORPG) players? Computers in Human Behavior, 86, 69‑76. https://doi.org/10.1016/j.chb.2018.04.030
- Can games improve your mental health? PAX panel explores the rise of games as a coping mechanism. (2019, septembre 3). GeekWire. https://www.geekwire.com/2019/can-games-improve-mental-health-pax-panel-explores-rise-games-coping-mechanism/
- Fox, J., & Tang, W. Y. (2017). Women’s experiences with general and sexual harassment in online video games : Rumination, organizational responsiveness, withdrawal, and coping strategies. New Media & Society, 19(8), 1290‑1307. https://doi.org/10.1177/1461444816635778
- Loton, D., Borkoles, E., Lubman, D., & Polman, R. (2016). Video Game Addiction, Engagement and Symptoms of Stress, Depression and Anxiety : The Mediating Role of Coping. International Journal of Mental Health and Addiction, 14(4), 565‑578. https://doi.org/10.1007/s11469-015-9578-6
- Plante, C. N., Gentile, D. A., Groves, C. L., Modlin, A., & Blanco-Herrera, J. (2019). Video games as coping mechanisms in the etiology of video game addiction. Psychology of Popular Media Culture, 8(4), 385‑394. https://doi.org/10.1037/ppm0000186