Ainsi parlait Iwata-San[1] (abrégé par la suite Iwata-San)est un livre recueil sorti en 2021 réunissant de nombreuses conversations avec Satoru Iwata, président de Nintendo entre 2002 et 2015, année de son décès. J’ai eu l’opportunité de le parcourir car si, en 2015, je n’avais pas été marqué par l’annonce de son décès, Satoru Iwata est devenu un personnage clef dans le cadre des recherches académiques que je mène sur les Mothertales. De fait, il était incontournable pour moi de lire ce recueil. Cette note de lecture permet alors de réunir quelques pensées que j’ai eues suite à sa lecture.
Paradoxes éditoriaux de l’homme providentiel mais humble, ou l’inverse
Sous-titré «conversations avec Satoru Iwata. Le légendaire président de Nintendo», l’ouvrage est paradoxal. D’un côté, nous avons un recueil de pensées et de propos qui semblent sincères et qui transmettent l’idée qu’Iwata était une personne particulièrement humble à l’égard de ses compétences. De l’autre, le travail d’éditorialisation de la part de Hobonichi, société de Shigesato Itoi, et les diverses traductions mettent le personnage sur un piédestal. Ce paradoxe est d’ailleurs très clairement identifié dans l’ouvrage puisqu’àprès avoir énoncé que «M. Iwata était un homme à la fois très sincère et cohérent» (p.7), la rédaction écrit : «M. Iwata lui-même n’avait jamais souhaité publier d’ouvrage de son vivant. Aussi, bien que nous ayions l’intime conviction que ce livre répond à une demande, actuelle et future, de réunir ses dires, nous devons reconnaitre qu’il s’agit là d’une décision arbitraire de notre part» (p.9).
Si je note ce paradoxe aussi fortément, c’est en raison de deux récentes lectures. En parallèle, je lis actuellement Une Histoire du jeu vidéo en France (Blanchet, Montagnon, 2021) dont l’un des argumentaires principaux pour leur recherche a été de sortir des cadrages idéalisant les acteurs du milieu du jeu vidéo. Dans un séminaire de lecture organisé par Mathieu Demory et Gabrielle Lavenir pour l’OMNSH, Alexis Blanchet expliquait sa démarche par le faite de vouloir sortir des histoires du jeu vidéo qui finalement tendaient à présenter les créateurs et créatrices (en l’occurence, particulièrement des hommes) comme des figures héroïques. Ce faisant, Blanchet faisait explicitement référence au travail notable de Marion Coville lorsqu’en 2014, elle écrivait :
la figure hégémonique du créateur (masculine, blanche, occidentale, hétérosexuelle) et sa pratique (chronophage et sacrificielle) se retrouvent en partie dans les représentations du joueur et du héros de jeu vidéo, et donnent lieu à une image homogène évacuant les pratiques alternatives. Cette figure et ces représentations sont l’expression d’un imaginaire collectif et participent à l’écriture d’une « version particulière et hégémonique de la culture du jeu vidéo, possédant son origine propre et ses mythes, ses pères fondateurs et ses producteurs et consommateurs préférés voire idéalisés »[2]. (Coville, 2014)[3]
De fait, Iwata-San se situe dans cet entre-deux : d’un côté une héroïsation du personnage à travers un travail d’éditorialisation de ses propos et de l’autre, des textes qui dans leurs individualités sont d’avantage porteur d’une parole humble et d’une vision stratégique d’entreprise avec malheureusement une extrapolation qui n’explore pas en détail les réalités pragmatiques du quotidien du milieu professionnel du jeu vidéo.
Cependant, une fois cette précaution de lecture mise en place, le livre se retrouve plaisant à lire et suit un découpage typique de ce à quoi nous pourrions nous attendre en ouvrant les mémoires d’un patron d’entreprise : rapide biographie, le leadership, la personnalité, la façon dont Iwata est perçu, sa vision des jeux vidéo et enfin, deux témoignages de proches : Shigeru Miyamoto et Shigesato Itoi. Encore une fois émerge le paradoxe déjà mentioné dans cette note. Nous avons là une histoire racontée par «les Grands Hommes», expression classiste utilisée ici pour constater la façon dont le milieu du jeu vidéo fait émerger des figures providentiels là où il n’y en a pas, ce qui est d’ailleurs une observation que Satoru Iwata fait également. Par exemple, il énonce : « s’il y a bien une chose que je peux affirmer, c’est que les Zelda n’ont jamais été le fruit de l’imagination d’un seul individu. Les idées naissent de l’esprit de plusieurs personnes, elles sont échangées» (p.141). C’est l’un des propos qui contraste avec certaines communautés de réception qui mettrait Shigeru Miyamoto comme «homme providentiel»[4] de Nintendo.
humilité, respect des collègues & respect des audiences
A travers l’ouvrage, quelques apprentissages semblent tout de même émerger pour une personne dirigeant des équipes ou des studios. Tout d’abord, le bonheur comme philosophie directrice pour les salariés et pour les audiences. Ce bonheur, symbolisé par l’usage du mot dans sa version anglaise, «happy», proposée par Itoi, semble définir le personnage d’Iwata dans ses intentions. On apprend qu’il effectuait à sa prise de poste de HAL Laboratory deux entretiens par an avec chacun de ses salariés (p.27) et semblait vouloir mettre leur parole au coeur de la discussion.
A ce sujet, il semble avoir été particulièrement inspiré par Shigesato Itoi pour ce qui est relatif à la notion de Respect des collègues en entreprise. Il dit : «La première fois que j’ai vu M. Itoi – de plus de dix ans mon ainé – converser respectueusement avec des gens sachant faire une chose que lui ne savait pas, je me suis dit ‘‘Quelle classe, moi aussi je veux devenir comme ça.’’ M. Itoi était simplement ému, il avait un profond respect pour ces gens, sans pour autant que cela paraisse extraordinaire» (Iwata, 2021, p.57). Cet idéal de respect à l’égard de ses collaborateurs et collaboratrices traverse l’ouvrage et par moment, cela en devient presque galvanisant : «c’est la raison pour laquelle, au sein d’une entreprise, chacun doit confier à ses collègues les tâches dont il n’a pas la responsabilité, s’en remettre à eux, et à se préparer à accepter le résultat final» (p.56). C’est aussi par rapport à ces propos qu’Iwata développe une certaine vision de ce qu’il appelle un talent : une «’’capacité à trouver sa propre récompense’’. Selon moi, être talentueux, c’est ressentir l’excitation de l’accomplissement plutôt que simplement accomplir. C’est posséder en soi un genre de circuit de découverte des récompenses.» (p.72)
C’est aussi par le prisme du respect et du bonheur qu’Iwata oriente sa vision et sa conception de ce à quoi doivent aspirer les jeux vidéo. Tout d’abord critique à l’égard des distinctions entre joueur·euse·s occasionnel·le·s et passionné·e·s, il rappelle que « les gens qui adorent les jeux vidéo, qui sont doués, ont eux aussi été des joueurs occasionnels à un moment donné» (p.133). Tout cela fait écho à la stratégie de Nintendo de donner accès aux jeux vidéo à des personnes non-joueuses. Cette stratégie, qui souffre également de nombreux défauts lorsque l’on intègre des questions d’accessibilité, a émergé dès le développement de Earthbound (1994) dont le texte publicitaire était : «les grands comme les petits, et les jeunes femmes aussi», texte qui peut être tout à fait discutable aujourd’hui. L’objectif de cet «élargissement des joueurs et des joueuses» pour Iwata n’a jamais quitté la stratégie de Nintendo d’où l’explication de certains détails comme l’appellation de la Wiimote ou télécommande Wii. Derrière cet appellation, l’intention était de rendre une manette aussi naturelle qu’une télécommande de télévision. Au fond, la démarche de Nintendo, toujours criticable, semble avoir toujours été d’oeuvrer à la démocratisation des jeux vidéo, surtout lorsqu’il s’agit de trouver de nouvelles audiences pour ce média.
Conclusion : Iwata-San était probablement sympathique
Sous une lecture plaisante, en compagnie d’un personnage sympathique, se trouve un ouvrage qui distille une certaine perception du jeu vidéo et de son milieu. Si les messages clefs comme le respect, le bonheur ou d’autres non évoquées ici comme la définition d’une idée comme solution à plusieurs problèmes, sont en somme toutes basiques, les lire dans cet ouvrage est un rappel qui n’est pas déplaisant. Ce que l’on peut regretter malgré tout, c’est un nouveau paradoxe qui se retrouve dans la prises de risque de Nintendo au travers de son histoire, et la non prise de risque dans certains propos qui auraient mérité à être plus explorés.
«L’essence même du développement d’un jeu vidéo est constituée de choix, de dilemmes et d’un jeu ‘‘diplomatique’’ entre les différents éléments. En outre, dans les productions d’aujourd’hui, les axes de développement sont multiples. Il faut toujours ‘‘ajouter, ajouter, ajouter…’’ de nouvelles choses, ce qui fait qu’à terme on étouffe un peu» (Iwata, 2021, p.140).
Voilà le genre de propos qui auraient gagné à clairement être développés, surtout lorsque l’on commence à interroger les rapports de force dans la production d’un jeu[5].
Ultimement, nous avons-là un recueil simple, facile à lire, véhicule de certaines idées mais aussi d’une certaine frustration pour celui ou celle qui aimerait avoir plus de détails. L’imprécision qui traverse l’ouvrage se rajoute à cela. Cependant, c’est aussi pertinent pour celui ou celle s’intéressant à l’histoire de Nintendo, à condition de tenir compte des critiques énoncées ici et futures. ■
Esteban grine, 2021.
[1] Iwata, S., Collectif Hobonichi, (2021). Ainsi parlait Iwata-San. Mana Books.
[2] « A particular hegemonic version of game culture complete with its own origin and myths, founding fathers and idealized or prefered producers and consumers ». Cf. John Dovey et Helen W. Kennedy, « From Margin to Center: Biographies of Technicity and the Construction of Hegemonic Games Culture » dans Patrick Williams et Jonas Heide Smith (dir.), The Players’ Realm : Studies on the Culture of Videogames and Gaming, Jefferson, McFarland Press, 2007, p. 131-153, p. 131 (traduction par l’auteure).
[3] Coville, M. (2014). Créateurs de jeux vidéo et récits de vie : La formation d’une figure hégémonique. Revue française des sciences de l’information et de la communication, 4, Article 4. https://doi.org/10.4000/rfsic.763
[4] Garrigues, J. (2012). Les hommes providentiels: histoire d’une fascination française. Seuil.
[5] Et on peut renvoyer notamment aux travaux de Callon et Latour.
Borraz, O. (1990). La science est-elle une sociologie ? À propos des travaux de B. Latour et M. Callon. Politix, 3(10), 135‑144. https://doi.org/10.3406/polix.1990.2131
Shigesato Itoi : Après tout, on pourrait même dire que j’ai seulement ajouté les lignes drôles et ridicules dans l’ensemble pour pouvoir y inclure une ligne déchirante. Il ne s’agit pas seulement des scénarios ou de choses comme l’effaceur de crayons[1] ; j’ai vraiment senti qu’il fallait ajouter une touche de « crève-coeur », même s’il s’agissait de simples lignes dites par des personnages voisins. Satoru Iwata : Sinon, ce ne serait pas MOTHER. (Itoi, Iwata, 2011, notre traduction[2])
Cet échange est extrait d’une discussion entre Shigesato Itoi, le créateur de la trilogie MOTHER et Satoru Iwata, ancien président directeur général de Nintendo de 2002 à 2015. Il fut publié dans le journal Brutus et traduit en anglais pour le site internet earthboundcentral.com. Si j’ai choisi de commencer cet article par cet échange, ce n’est pas par une véritable intention de contenir une vérité résumant l’intégralité de mon travail de thèse. Pourtant, il semble contenir les paradoxes que j’ai souhaité explorer dans mon travail de recherche.
Ce billet est une version pour internet d’une section de mon manuscrit de thèse que je prépublie. Cet article est soumis au droit d’auteur comme l’intégralité de ce blog. Pour citer cet article, merci d’utiliser la citation suivante : Grine., E., (2020).Le paradoxe discursif des jeux vidéo. Les Chroniques Vidéoludiques [Prépublication du manuscrit de thèse].
Au démarrage de mon travail de thèse, le corpus portait en réalité sur les expressive games, des jeux qui selon Sébastien Genvo « [exprimeraient] une problématique sociale, psychologique, etc. et qui permettrait conjointement au joueur de s’exprimer sur celle-ci » et qui nécessitent « de prendre en compte que l’expressivité provient à la fois des procédures induites par la structure du jeu et des actions menées par le joueur » (Genvo, 2012:129[3]).
En effet, j’ai toujours été intéressé par l’étude des discours que les jeux vidéo peuvent susciter, partager ou contribuer à construire. Les jeux expressifs semblaient alors être un corpus de choix quand on sait que ses parangons touchent des problématiques à la fois populaires et personnelles. Genvo, pour illustrer ses propos, s’inscrit dans une démarche de recherche-création et son travail à propos des jeux expressifs fait aussi références à deux jeux qu’il a réalisé en équipe ou seul : Keys Of A Gamespace (2011) et Lie In My Heart (2019). Pour leur auteur, ces jeux sont représentatifs des jeux expressifs car ils proposent, par leurs expériences, des « morales non moralisantes » (Genvo, 2018). Par ailleurs, sans être autobiographiques (Genvo en tant que game designer sans défendait), ces jeux portent sur des problématiques et des sujets particulièrement douloureux : le premier évoque la pédophilie dans son intrigue et le second aborde le suicide.
Au fil de mes pérégrinations académiques, ma perception de l’expressivité évolua, notamment à cause des interprétations que je pouvais développer à propos notamment d’Undertale (Toby Fox, 2015), que j’assimilais au début de mon travail de thèse en 2016 aux jeux expressifs et qui déclencha ce cursus académique. Dans Undertale, un jeu de rôle aux abords typiques[4], l’audience a systématiquement l’opportunité d’éviter les conflits et la violence par le dialogue. Autrement dit, l’audience a le choix entre comportements violents et non-violents. Ce détournement du game (c’est-à-dire de sa structure, Barnabé, 2019) par rapport au genre dans lequel le jeu s’inscrit fut une revendication claire et marquée par son auteur. Le slogan de sa publicité incarnait cette prise de position pacifiste : the friendly rpg where nobody has to die. Pourtant, si Undertale laisse son audience expérimenter plusieurs comportements et dilemmes moraux, donc aux semblants expressifs, le jeu semblait se montrer paradoxalement particulièrement persuasif pour soutenir un discours pacifiste. Autrement dit, le jeu m’apparaissait alors comme un persuasive game. C’est-à-dire un jeu qui, selon Ian Bogost, fait un usage particulier d’une forme de rhétorique propre aux jeux vidéo : la rhétorique procédurale qu’il définit brièvement de la façon suivante :
« La rhétorique procédurale est donc une pratique qui consiste à utiliser des processus de manière persuasive. Plus précisément, la rhétorique procédurale est la pratique consistant à persuader par des processus en général et des processus informatiques en particulier ». (Bogost, 2007:16, ma traduction[5])
C’est ce paradoxe qui pendant longtemps bloqua le choix de mon corpus : je n’arrivais tout simplement pas à m’arrêter sur un ensemble tant les jeux auxquels je jouais semblaient correspondre à la fois et plus ou moins métaphoriquement aux jeux expressifs tout en étant pourtant particulièrement persuasifs à propos de leurs morales. Par exemple, j’ai notamment souhaité intégrer des jeux AAA comme la série Uncharted (Naughty Dog, 2007-2017), Death Stranding (Kojima Productions, 2019) ou encore des productions dites indépendantes comme VA11 Hall-A (Sukeban Games, 2016). Cependant, j’ai décidé de revenir aux jeux qui ont fondé mes interrogations à propos du paradoxe qui m’animais : les mothertales.
Mothertales est un nom affectif que j’ai attribué aux jeux vidéo de la série Mother (Itoi, 1989 – 2006), Undertale (Fox, 205) et Deltarune (Fox, 2018). Par extension, cela me permet de faire aussi référence à tous les jeux qui en découlent, que cela soit des hacks, des jeux qui s’en inspirent, des fangames ou des univers alternatifs. J’aurais l’occasion d’élaborer plus longuement la présentation de ce corpus et de la notion que je mobilise pour le nommer.
Ces interrogations m’étaient récurrentes dans mon travail car dans la conception que j’ai des jeux vidéo, ces derniers sont à la fois discours et le support d’un discours. Pour reprendre la citation de Marshall McLuan : « le message, c’est le medium » (1968). Stéphanie Kunert pointait le paradoxe des catégories de discours car selon elles, celles-ci sont d’abord les résultats d’un ensemble de postulats établis au préalable par la personne les étudiant (2013). Selon elle, chaque discours réactualise aussi le ou les genres de discours dans lesquels nous serions susceptibles de les inscrire et ce, tout en s’inscrivant aussi dans une forme de convergence ou d’intrication avec des discours issus d’autres genres discursifs , d’autres sphères discursives. Dans sa conclusion, elle formule ce qui devint dans mon travail récurrent (et ce, sans connaitre encore son travail) :
[Ce paradoxe] nous amène à réviser la métaphore heuristique des « sphères discursives» […] pour penser le discours non pas comme partie d’une sphère, mais comme les fils constituants d’une vaste trame ou un continuum (les fils discursifs faisant plus que s’entretisser, ils sont constitutifs les uns des autres). (Kunert, 2013 : 109)
Ainsi donc, ce paradoxe discursif, qui fonde cette recherche, est incarné par une simultanéité des caractères expressifs et persuasifs au sein même de la discursivité des jeux vidéo qui ont nourri ce travail de thèse. Même si les persuasive games et les expressive games n’ont pas pour vocation d’être des catégories exclusives, je considère que leurs mises en perspective rendent fécond une réflexion plus générale sur les discursivités vidéoludiques, c’est-à-dire les caractéristiques des jeux vidéo à pouvoir être les supports de discours qui seraient co-construit par le studio et l’audience et ce, de manière intermédiée par l’objet, le jeu.
Le paradoxe est d’autant plus intriguant que les catégorisations elles-mêmes sont sujettes aux façons dont les jeux vidéo modifient nos perceptions de ces catégories. C’est donc ce paradoxe que j’explore à travers la problématique centrale de mon travail de recherche : le play design des discours vidéoludiques.
[2] ITOI: After all, you could even say I only added the funny and ridiculous lines into the mix so that I could include one heartrending line with them. It’s more than just the scenarios or the things like the Octopus Eraser; I really felt there needed to be dash of “heartbreak” mixed in, even if it just happened to be in simple lines said by side characters.
IWATA: It wouldn’t be MOTHER otherwise.
[3] Genvo, S. (2012). Comprendre et développer le potentiel expressif, Understanding and developing the expressive potential. Hermès, La Revue, 62, 127‑133.
[4] Mais qui est aussi analysé comme un détournement du genre du Role-Playing Game (Barnabé, 2016)
[5] Texte original : « Procedural rhetoric, then, is a practice of using processes persuasively. More specifically, procedural rhetoric is the practice of persuading through processes in general and computational processes in particular. » (Bogost 2007:16)
Barnabé, F. (2019). Video Game Détournement : Playing Across Media. DiGRA Journal. https://orbi.uliege.be/handle/2268/238906 Bogost, I. (2007). Persuasive Games : The Expressive Power of Videogames. The MIT Press.
Genvo, S. (2012). Comprendre et développer le potentiel expressif, Understanding and developing the expressive potential. Hermès, La Revue, 62, 127‑133.
Genvo, S. (2018). Du game design au play design : Èthos et médiation ludique. 14.
Kunert, S. (2013). Le paradoxe de la catégorisation discursive. Le cas de la co-construction des discours publicitaires et antipub. Cahiers de recherche sociologique, 54, 95‑111. https://doi.org/10.7202/1025994ar
McLuhan, M. (1968). Pour comprendre les média—Les prolongements technologiques de l’homme. Mame / Seuil.
Cet article est la transcription d’une communication donnée en colloque. Sa citation est la suivante : Giner, E., (2020). Penser les espaces vidéoludiques comme des discours sociologiques : le cas des villes dans EarthBound et Mother 3. Communication donnée au colloque « Espaces Imaginés ». Le laboratoire des imaginaires, Rennes : 4, 5 et 6 mars.
L’histoire par laquelle je vais introduire cette communication suscite toute mon empathie. Le 13 novembre 1990, une jeune fille de 9 ans, Fusako Sano, est kidnappée par un homme. Cet enlèvement survient au moment ou l’équipe de Shigesato Itoi travaille sur EarthBound. Fusako Sano fu retrouvée en 2000 soit six années après la sortir du jeu. Si je commence cette communication par cet horrible événement, c’est tout d’abord parce que cette histoire fut un torrent médiatique et émotionnel fort au Japon suscitant de nombreuses critiques à l’égard de la police, considérée comme incompétente. C’est aussi parce que c’est une histoire qui arrive aux abords du studio de développement de Shigesato Itoi, auteur du corpus de jeux de cette communication, et que selon Ken Baumann (2014), elle est reliée à l’une des péripéties du jeu EarthBound (1994). Dans la ville de Twoson, l’audience joueuse apprend qu’une jeune fille répondant au nom de Paula, fut, elle aussi, kidnappée, cette fois par une secte répondant au nom des Happy Happy, et ce, pour ses pouvoirs magiques.
Cette anecdote fait partie des exemples d’intégration du réel dans le fictionnel, ou plutôt d’une réalité pragmatique vers une réalité fictionnelle. Dès lors, de Fusako Suno au Japon à Paula à Twoson, il y a donc un processus de remédiation d’un système social vers le jeu et l’une de mes hypothèses fondamentales que je soutiens dans mon travail de thèse est que les jeux vidéo eux-même peuvent être considérés comme des systèmes sociaux simples dans le sens où l’on remplace des corrélations par des liens de causalités, où l’on remplace une complexité systémique par des boucles programmés. De ce processus émergent des discours sociologiques qui selon Pascal Fugier sont « des interprétations d’un morceau de réalité sociale construites à partir d’une boîte à outils conceptuels et méthodologiques. » (Fugier 2008:2). Cette boîte à outils conceptuel est dans le cadre de cette communication le game design. Pour certains chercheurs et chercheuses en cultural studies, les jeux vidéo peuvent être considérés comme des formes de narrations spatialisées ou d’environnements narratifs. On peut citer entre autres Janet Murray en 1997, Henry Jenkins en 2003 mais surtout, la définition de Celia Pearce qui en 1997 énonce à propos des environnements narratifs : « Simply put, it is a space that facilitates a story. » (Pearce et al 1997:440). A l’instar de Céline Matuszak (2007), je propose alors la notion d’environnement discursif, analogue à ceux de Celia Pearce : « simplement, ce sont des espaces qui facilitent un discours ».
L’objectif de cette communication porte donc sur ces espaces vidéoludiques considérés comme des discours sociologiques : quels peuvent être les enjeux et les méthodes ?
Pour répondre à cette question, je sollicite deux jeux de mon corpus de thèse qui sont EarthBound que j’ai déjà évoqué et Mother 3 qui en est la suite sortie en 2006, toujours pilotée par Shigesato Itoi. Ces deux jeux font partie de ce que j’appelle les mothertales, qui sont, dans une définition restrictive, des jeux de rôle linéaires qui subvertissent les codes du genre tout en abordant au premier degré des problématiques de sociétés. J’ai aussi choisi ces jeux car ils me permettent d’aborder les discours sociologiques de deux façons : par leur spatialité et leur temporalité puisque je considère aussi les jeux comme étant des espaces-temps fictionnels et explorables. Si Earthbound propose d’explorer des villes dans une temporalité mal définie, l’expérience de Mother 3 nous sera utile pour illustrer la temporalité des discours dans son récit qui se déroule, par son chapitrage, sur environs sur quatre années fictives.
La spatialité des discours sociologiques dans EarthBound
Cela étant dit, il est maintenant temps d’aborder le contenu même des jeux. Si je me suis intéressé aux espaces urbains dans EarthBound et Mother 3, c’est parce que Shigesato Itoi installe ses récits dans des villes occidentales principalement contemporaines mais fantasmées des années 1990 et 2000. Ces villes sont des opportunités pour la diffusion de discours et d’opinions sur un ensemble de phénomène sociaux. En effet, comme le notent Laurent Di Filippo et Patrick Schmoll :
« Le décor
urbain, pour sa part, a au moins deux utilités : d’un côté, il fait office de
symbole du monde moderne et, de l’autre, il sert de référence au quotidien des
joueurs. Les relations qui se tissent entre la ville physique actuelle et
l’activité ludique sont au cœur des processus de transformation et des
nouvelles appropriations possibles » (Filippo and Schmoll 2016:133)
Ainsi, dans Earthbound, les protagonistes Ness, Paula, Jeff et Poo traversent des villes imaginaires tirées des Amériques, de l’Europe et de l’Afrique. Chacune des villes est alors un espace explorable propice à la coconstruction d’un discours à propos d’une problématique sociale. Ainsi, l’audience traverse quatre villes du pays nommé Eagleland, le pays de l’Aigle en référence aux Etats-Unis. Onett met en conflit un gang, les Sharks (référence à West Side Story) à une police incompétente et célèbre pour ses barrages. Twoson voit sa population adhérer à une secte religieuse et dangereuse. Threed doit lutter contre une invasion de zombie causée par le déversement de polluant d’une usine limitrophe et enfin Fourside a à sa tête un maire véreux en prise avec des affaires de pots-de-vin et un détournement des forces de police qu’il utilise par sa propre protection plutôt que celle des habitants.
Ainsi, telle que je viens de le présenter, il apparaît aisément que EarthBound semble contenir des discours critiques à l’égard de phénomènes sociétaux. Cependant, il convient d’interroger comment ces discours se construisent au contact de l’audience. Pour cela, les pistes que j’explore son double : il est nécessaire d’aborder dans un premier temps le design systémique de ces espaces urbains, puis dans un second temps d’analyser ce que j’appelle des sentiers discursifs. Pour illustrer mon propos je vais me focaliser sur un cas particuliers que j’ai choisis pour son caractère actuel : le traitement de la police dans les villes du jeu EarthBound avec une focale sur la ville de Onett. A travers ce traitement, ce sera aussi l’occasion pour moi d’aborder d’autres phénomènes liés.
La police d’Eagleland
Onett est la première ville de Earthbound. Il s’agit d’une ville proche de la côte océanique Est. C’est dans cette ville que Ness, notre avatar et héros du jeu démarre son aventure. Selon les informations que l’on peut récupérer du guide du jeu, Onett est une ville de 3 500 habitants (avec 2 chiens) : il s’agit donc d’une petite ville côtière étasunienne. Au tout début du jeu nous avons deux modèles de familles nucléaires hétéronormées : celle de Ness dont le père est absent pendant l’intégralité du jeu et celle des Minchs dont les parents sont violents avec leurs enfants. Par ailleurs, la ville possède les services régaliens : une hôpital, une force de police et un pouvoir public avec la présence du maire B.H. Pirkle. La vie culturelle de la ville se résume quant à elle à une bibliothèque, une salle d’arcade, une maison côtière abandonnée et une caverne mystique.
De gauche à droite, en rouge : l’hôpital, la mairie & la police ; en bleu : la salle d’arcade la bibliothèque.
La police de Onett
Au tout début du jeu, une météorite tombe et Ness est réveillé par le vacarme de la police qui barricade l’ensemble des routes. Celle-ci est d’ailleurs célèbre pour le nombre de ses barrages. Les policiers recherchent même à obtenir un record du monde du nombre de rues bloquées par leur soin.
La présence politique, notamment avec la mairie, est impuissante face aux Sharks, un gang contrôlant le sud de la ville et dont la base se trouve dans la salle d’arcade. Le chef de ce gang, Frank Fly a une réputation suffisamment importante pour que la police de Onett ne tente rien car elle est bien trop effrayée. Cette incompétence des forces de l’ordre est appuyée par le refus du maire de prendre ses responsabilités. Une fois le gang des Shark battu, celui-ci nous rappelle :
« You beat
up the town bullies, punched them out big time, kicked their butts, bit their
heads off, spit in their eyes, and made them wet their pants. Then you forced
them to promise not to make any more trouble. Thank you! […] However, if you
encounter a dangerous situation, please don’t ask me to take any
responsibility. I’ll be able to avoid any responsibility, right? » (Pirkle,
ingame)
Cette première péripétie aurait pu bien se terminer sauf que les forces de police devinrent jalouse de Ness, présenté dorénavant comme le héros ayant sauvé la ville du gang. Peu de temps après, Ness, et donc l’audience, est convoqué au commissariat pour avoir trépassé une zone fermée au public malgré l’autorisation que le maire lui donna. Une fois arrivés au commissariat, le capitaine Strong nous emmène à part, en présence de cinq de ses officiers afin de se venger de Ness puisque celui-ci obtint les faveurs de la mairie, ce que la police interprète comme une offense. Le guide du jeu note, sous la forme d’une feuille de journal la nouvelle suivante :
La police attaque un enfant innocent !! Cinq policiers, sous la direction du capitaine Strong, ont piéger un enfant du coin qui, selon leurs dires, outrepassait les limites d’une zone fermée. A leur surprise, le jeune garçon leur mit une raclée, chef inclus. L’altercation a été filmée par un témoin et sera diffusée lors du journal de ce soir. (Nintendo, 1995, notre traduction)
En tant qu’audience, nous assistons donc à une situation où les forces de l’ordre abusent de leur pouvoir afin de se venger. Par ailleurs, il s’agit, dans une mesure relativement édulcorée de violences policières qui dans notre contexte actuel, n’est pas sans rappeler les violences que des adolescents manifestants ont connues en ces dernières années. Le cas de Mantes-La-Jolie en 2018 est un parmi d’autres.
Les autres traitement de la police dans d’autres
espaces
Cette péripétie n’est que la première d’une longue liste à l’égard de la police qui est problématique à plusieurs moments du jeu. A partir de la ville de Twoson, des policiers deviennent des ennemis récurrents. La ville de Fourside, dont la population dépasse 300 000 habitants est quant à elle particulièrement intéressante car à sa tête se tient le maire Geldegarde Monotoli, ancien agent immobilier reconverti dans la politique. Encore une fois, les parallèles avec notre quotidien semblent plus que troublants puisqu’un jeu sorti en 1994 au Japon décrit la situation actuelle des Etats-Unis.
Par ailleurs, si Onett est une petite ville, Fourside, the big banana, est un pastiche de New-York, the big apple. Plusieurs problématiques surviennent alors à Fourside concernant la police. Premièrement, le pouvoir politique est tenu par une personne de la sphère économique qui en a profité pour s’approprier un ensemble de biens ne lui appartenant pas, l’immeuble Monotoli, cette Trump Tower locale. Par ailleurs, la police n’a plus pour mission de protéger les habitants de Fourside. Au contraire, elle est dorénavant entièrement consacrée à la protection du maire et de ses conseillers. Comme le mentionne l’un des habitants :
« In the
old days, Mr. Monotoli was just a regular, unattractive real estate agent. Now
he has the power to control the police force. I don’t think the city of
Fourside is better than before. » (un habitant de Fourside, Earthbound)
A travers ce qui vient d’être énoncé, je soutiens que chacune des villes d’EarthBound permet d’aborder un aspect problématique différent à chaque fois : l’incompétence et les violences policières à Onett et le rejet de leurs missions au profit d’une caste dominante à Fourside. Ces environnements sont donc discursifs dans le sens où ce sont des contextes ayant une affordance (Norman, 2013) particulière pour suggérer à l’audience que les forces de l’ordre sont problématiques à de nombreux égards. Par ailleurs, si ces espaces sont effectivement clos, on passe d’une ville à une autre et les problèmes ne se ressemblent pas, il convient aussi de prendre en compte que le discours se construit sur une temporalité double : celle du temps de la chose racontée et celle finalement, du chemin parcouru par l’audience durant ses sessions. Cependant, afin faire apparaître clairement cela, il convient de mobiliser plutôt la suite d’EarthBound : Mother3, sortie en 2006.
La segmentation chronologique du discours dans
Tazmily.
Il est important de mentionner que Mother3 déroule son récit dans un futur post-apocalyptique et que contrairement à Earthbound, structure son récit selon un chapitrage signifiant l’avancée du temps. Par ailleurs, si Earthbound ancrait son récit dans une représentation contemporaine des années 1990 des pays occidentaux, les deux villes principales de Mother3, Tazmily et New Pork City reprennent la dichotomie petite ville et grande ville entre Onett et Fourside sauf que les discours en jeux portés par ces espaces s’ancrent dans une temporalité clairement définie. En particulier, j’identifie trois moments qui viennent soutenir un discours.
Au début du jeu, le joueur ou la
joueuse a le temps d’explorer Tazmily, un petit village au semblants
anarchistes puisqu’aucune organisation politique n’existe. Cependant, le
village reconnait aussi l’existence d’un pouvoir royal mais ceci reste vague. En
tout état, on peut voir que ce village, très petit, s’inscrit dans une certaine
symbiose avec la nature : respect des forêts environnantes, absence de bitume,
constructions en bois, etc. On peut aussi noter les maisons qui semblent
collectivisées. Par ailleurs, il est important que plusieurs discussion avec
ses habitants font mention d’un phénomène intriguant : les habitants ont
des échanges économiques sous la forme de dons ou de trocs. Ainsi, lorsque l’on
se rend chez ce qui ressemble être un marchant, le bazar de Thomas, l’audience
par le biais des personnages principaux peut se saisir de l’ensemble des
objets, disponibles dans une certaine abondance contrainte.
Durant les premiers chapitres du jeu, une monnaie va être introduite et à partir de ce moment-là, l’organisation du village va évoluer pour se rapprocher d’un modèle de démocratie libérale. Si au début les habitants du village ne savent pas quoi faire de cette nouvelle monnaie, celle-ci finit par s’imposer tout en instaurant des rapports marchands systématiques entre les citoyens de Tazmily. Après une ellipse de trois années, on remarque qu’une individualisation a lieu en termes d’urbanisme puisque chaque maison du centre-ville est dorénavant séparée.
Par ailleurs, si la société semblait œuvrer collectivement en bienveillance, on remarque que cette bienveillance disparaît au moment où, nommons-le, le capitalisme apparaît. En témoigne par exemple la gestion des personnes âgées qui sont dorénavant concentrés dans une maison de retraite en ruine. Enfin, si les habitants étaient libres de leur emploi du temps, autonomes et auto-entrepreneurs, ils sont dorénavant, organisés selon des logiques d’entreprises, en témoignent l’existence désormais d’un réseau ferroviaire reliant la ville à une entreprise minière, ainsi qu’un cabaret et bien sûr New Pork City.
Ce qui émerge ici, c’est finalement que le jeu nous propose d’expérimenter le passage d’une anthropocène vers le capitalocène, terme utilisé notamment par Donna Haraway pour signifier que c’est fondamentalement, et là, je cite Emmanuel Hache : « la manière d’organiser le système productif – et non l’homme en soi – comme agent principal des évolutions écologiques » (Hache, 2018:197). Cette capitalocène atteint son summum dans la dernière partie du jeu où, les villageois finissent par abandonner Tazmily puisque le village devenu ville fantôme n’est plus en mesure de proposer des emplois stables à ses habitants. Ces derniers rejoignent alors New Pork City, dont le nom fait de nouveau référence à New York, ville qui possèdent moult lieux activités typiques de l’industrie culturelle qui selon Théodor Adorno, fait référence à un système liant production culturelle et consommation de masse (Adorno, 1964). Finalement, le jeu conclut son discours sur le capitalocène par un phénomène d’exode rurale.
De ces deux études de cas
ressortent deux caractéristiques des discours sociologiques tout d’abord,
l’espace explorable, par les éléments qu’ils possèdent, possède une affordance
pour les discours sociologiques. Cependant, cet espace n’est pas suffisant pour
coconstruire des discours. C’est pourquoi il est nécessaire d’étudier aussi la
temporalité dans laquelle l’audience expérimente l’espace. Il s’agit donc alors
de proposer un cheminement plus ou moins persuasive, dans le sens où ce
cheminement et plus ou moins suggéré aux joueurs et joueuse.
Il est donc nécessaire d’observer les deux lorsque l’on souhaite proposer des méthodes de conception et de design de discours en jeu. C’est cette prise en compte des espaces-temps qui permet alors d’aboutir à une analyse systémique des discours.
Pour une recherche sur le design de systèmes
discursifs et le design systémiques
De fait, quels outils peut-on mettre en place afin de concevoir et d’analyser les discours sociologiques en jeu ? La réponse que je formule dans mes travaux de recherches passe par l’analyse du design systémique des jeux. Ce point de départ fait référence notamment à la rythmanalyse de Henri Lefebvre. Celle-ci est simplifiée par Claire Revol de la façon suivante :
« l’espace, comme le temps, sont des produits sociaux, et que chaque société dans l’histoire produit son espace, le façonne par sa pratique. L’espace est à la fois le résultat de cette pratique sociale, son produit, et il est le support de la praxis. Ainsi l’espace social est producteur, c’est-à-dire qu’il donne lieu à toutes les activités et les contient. » (Revol, 2014:11)
Dans le cadre du jeu vidéo, je postule que c’est le game design qui agence l’espace et le temps d’une expérience. In fine, le game design agence aussi les discours par la mise en place de stratégies discursives plus ou moins persuasives et je renvoie à mes précédents travaux pour cela, notamment ce que j’ai proposé sous l’appellation de continuum persuasif-expressif, même si finalement, « continuum discursif » semble plus approprié. Ainsi, le discours se construit par la rencontre entre le game design qui met en place des stratégies discursives et l’audience qui répond par des stratégies interprétative.
Cette conception du jeu vidéo comme un système entre la machine et l’opérateur (Galloway, 2006) légitime l’analyse du design systémique des jeux vidéo. Dans son acception usuelle, le design systémique fait référence aux interrelations qu’un élément de jeu peut avoir avec d’autres éléments de jeux et ce, dans le plus grand nombre de boucles de gameplay possibles. Michael Sellers propose une définition relativement simple en trois parties :
« Parts: Fundamental and structural components.
Loops: Functional elements enabled by the structure and built from parts.
Whole: Aspects of architecture and theme arising from the functional elements, the loops. » (Sellers, 2017:119)
Initialement, le design systémique fait surtout référence aux éléments typiquement considérés comme faisant partie du gameplay, c’est-à-dire ce qui est jouable à un instant T de l’expérience sans forcément prendre en compte l’ensemble d’un jeu et donc ses représentations. Or ce que je constate après avoir évoqué EarthBound et Mother3, c’est que les formes des discours dépassent largement toute forme de rhétoriques susceptibles d’être spécifiques aux jeux vidéo. C’est pourquoi je préfère m’appuyer sur la définition du sociologue Alan G. Johnson d’un système, social en l’occurrence. Pour lui, un système réunit trois éléments : une structure, une culture et une écologie.
Si les deux premiers font référence à une littérature connue, notamment à travers les paradigmes épistémologiques socio-constructivistes, je précise le dernier qui fait référence à l’écologie dans son sens scientifique à savoir, les êtres vivants dans leur contexte de vie. Ainsi, j’adapte le propos de Johnson pour proposer ma définition du design systémique et in fine du système discursif d’un jeu vidéo. Il s’agit donc d’une conception qui prend en compte :
Une structure qui formalise les
interrelations pragmatiques et fictionnelles entre les éléments du systèmes.
C’est finalement le game design
systémique au sens usuel. Dans EarthBound,
on se bat avec des policiers via une interface de combat et la police dans le
jeu est une construction fictionnelle au même titre que la mairie, etc.
Une culture qui amène les éléments discursifs
avec lesquels une audience peut jouer au travers de la structure. Dans Mother 3, les objets, documents et
témoignages permettent d’appréhender les formes de la société vivant à Tazmily.
Une écologie qui intègre l’audience à travers
son avatar, les autres joueurs et joueuses ainsi que les personnages
non-joueurs. Dans Earthbound, la
majeure partie du vivant vit dans des villes figées dans leurs problèmes tandis
que Mother3 joue justement sur la
modification du contexte de vie pour illustrer son discours.
Bien entendu, ces trois éléments ne peuvent être abordés de manière séparée puisque ma définition suit l’une des hypothèse fondamentale du design systémique à savoir que « we can create emergent wholes that are not simply the additive compound of the parts but that have entirely new and ultimately engaging properties not found in any of the parts on their own » (Sellers, 2017:248).
Avant de vous remercier pour votre lecture, je souhaite aborder un dernier point de mes recherches. Dans le cadre de mon travail doctoral, j’essaie de créer une théorie socio-constructiviste du game design des discours sociologiques en jeu et plus généralement, une théorie socio-constructiviste des jeux vidéo simplement. Durant cette communication, je me suis attaché à toujours parler de coconstruction des discours car contrairement à une certaine doxa narratologique, je rejette fondamentalement l’idée de récit préexistant l’expérience de jeu. De facto, il en va de même pour les discours. C’est pourquoi je préfère parler de sentier discursif puisque je définis déjà « le récit vidéoludique comme le résultat d’un enchaînement de controverses entre la machine et l’opérateur » (Giner, 2019).
Par ailleurs, employer l’imagerie du sentier permet aussi de rappeler qu’à aucun moment, une audience est tenue d’interpréter le contenu d’un jeu sous la forme d’un discours particuliers, à tout moment, on peut s’écarter des sentiers battus, c’est ce que les speedrunners ont très bien compris.
Di Filippo, L., & Schmoll, P. (2016). La ville après l’apocalypse. Entre formalisation projective et réalisation locale. Revue des Sciences sociales, 56, 126‑133.
Fugier, P. (2008). Les discours sociologiques et les terrains des sociologues. Quelques préalables à la production de sociologies non dogmatiques. ¿ Interrogations ?, 7.
Hache, E. (2018). Effondrement, adaptation ou prospérité à l’heure du changement climatique. Revue internationale et stratégique, 109(1), 191. https://doi.org/10.3917/ris.109.0191
Haraway, D., & Neyrat, F. (2016). Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène : Faire des parents. Multitudes, 65(4), 75. https://doi.org/10.3917/mult.065.0075
Jenkins, H. (2003). Game Design as Narrative Architecture.
Matuszak, C. (2007). L’environnement discursif des forums politiques : Le cas des forums d’organisations politiques marginales. https://journals.openedition.org/edc/510
Norman, D. (2013). The Design of Everyday Things : Revised and Expanded Edition (Revised edition). Basic Books.
Pearce, C., Ludtke, J., Young, C. S., deGraf, B., & Goldberg, A. (1997). Narrative environments (panel) : Virtual reality as a storytelling medium. Proceedings of the 24th Annual Conference on Computer Graphics and Interactive Techniques – SIGGRAPH ’97, 440‑441. https://doi.org/10.1145/258734.258901
Revol, C. (2014). La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux , Ébauche d’une pratique rythmanalytique aux visées esthétiques et éthiques. Rhuthmos, 9.
Sellers, M. (2017). Advanced Game Design : A Systems Approach: A Systems Approach (1 edition). Addison-Wesley Professional.
Earthbound est un
jeu massif à cause de son héritage. Sorti en 1994, il a été développé par Ape
Studio avec à sa tête Shigesato Itoi. Le jeu nous met dans la peau de Ness, un
jeune garçon avec une destinée remarquable. En tout état, une simple météorite
tombée près de chez lui ainsi qu’un scarabée volant Bien nommé Buzz-Buzz
suffisent pour le convaincre de cela, ce qui au passage énerve son voisin Pokey
qui se met alors à le jalouser. On se retrouve donc à devoir sauver le monde de
Gyigas, une entité maléfique finalement peu définie mais au demeurant
effrayante qui répand le mal là où elle passe.
Heureusement, le jeu se termine sur la victoire de Ness et
de ses amis Paula, Jeff et Poo, tous aidés par les habitants de Chommo,
Foggyland et Eagleland : les trois contrées d’Earthbound. Aussi étonnant que
cela puisse paraître et malgré mes intérêts de recherches, je n’ai commencé à
jouer à earthbound qu’en 2019. Pourtant, c’est sa suite spirituelle, Undertale
sorti en 2015, qui me lança dans les recherches académiques. Ce n’est que
maintenant que je considère ce jeu comme incontournable, de par son héritage.
Ainsi, autant pour mes
recherches que par envie de développer une pensée sur le jeu, je vais me
concentrer dans ce premier billet sur la façon dont le jeu structure les
relations antagonistes dans le pays d’Eagleland. C’est l’une des premières
caractéristiques que j’ai observée dans le jeu : la progression des
ennemis et des problématiques sociales qu’ils représentent. Au tout début du
jeu, la police et un gang local sont tour à tour les antagonistes successifs de
Ness. Au premier abord, les premiers semblent plus potaches que méchants. En effet,
on apprend très vite que la police de Onett (la ville de départ) fait du zèle
et ce, en particulier concernant le blocage des voie piétonnes et routières.
Elle est d’ailleurs championne du monde à ce sujet si l’on en croit les divers
policiers que l’on rencontre. Peu après, on comprend que la ville est sous le
joug des Shark, un gang zonant autour de la salle d’arcade et gouverné par
Frank, un délinquant sans envergure. Une fois leur compte réglé, c’est la
police qui en veut à Ness. A tel point que le journal local, le Onett Time (dont je suppose un jeu de
mots avec « One at a time »), en fait une nouvelle.
Arrivé dans la ville de Twoson, on apprend que sa population
se fait actuellement recrutée par la secte Happy Happy. On découvre au passage
que des parents ont abandonné leurs enfants et que Paula, jeune fille aux
pouvoirs mystiques, fut capturée et emprisonnée par le leader du culte. Outre
le fait que l’on décide de sauver Paula tout en mettant un terme à cette secte,
c’est à ce moment que j’ai commencé à comprendre ce que le jeu nous faisait
faire en tant que Ness. Le jeu nous fait traverser des villes
dysfonctionnelles. Dans la ville de Threed, assiégé par des zombies. Après
avoir rencontré Jeff, l’équipe part vers la vallée Saturne. Elle découvre alors
l’existence d’une base secrète gérée par le monstre Belch. C’est à cause de
cette base et de la pollution qu’elle génère que les morts semblent se réveiller pour assaillir Threed.
Une fois les problèmes de la ville de Threed résolus, l’équipe part pour Fourside, tout en remarquant les problèmes que peuvent générer le trafic de voitures, surtout lorsque cela aboutit à un embouteillage colossale. Une fois arrivée dans ce qui semble être la mégalopole d’Eagleland, ce sont de nouveaux problèmes qui surgissent. En effet, le maire actuel, de son nom Monotoli (référence alors évidente aux situations de monopoles et au Monopoly), semble être empêtré dans des affaires louches à base de pots-de-vin et de collusions entre le service public et les affaires privées.
Le nombre de parallèles entre les situations que révèle EarthBound et les pays occidentaux est, il me semble, étrangement actuel. A Onett, on apprenait que la police se comportait en gang contre des enfants. Difficile alors de ne pas faire la comparaison avec des vidéos de policiers maltraitant des jeunes : autant aux Etats-Unis que récemment en France avec la scène surréaliste de Mantes-la-jolie. A Fourside, c’est un ancien magnat qui se lance en politique et qui selon le Fourside Post, ne répond à des problèmes de fond que par de légères actions sans véritable impact : « trop de crimes dans les contre-allées mal éclairées ? Qu’à cela ne tienne, les crimes auront lieux dorénavant à ciel ouvert ». Le groupe fini par s’occuper du maire véreux, en espérant que cela permettent aux fonds publics d’être adressés aux hôpitaux de la ville par exemple. Se faisant, nous résolvons les derniers problèmes d’Eagleland, avant bien sûr la bataille finale et nos péripéties à Foggyland et Chommo. Les deux dernières destinations contrastent avec Eagleland dans le sens où le récit même devient encore plus fantastique. C’est probablement notre rencontre avec Poo qui est le point de bascule.
Dans tous les cas, ce qui m’a marqué dans Earthbound, c’est que chacune des situations
dysfonctionnelles que nous rencontrons ne sont pas le fait d’une personne ou
d’un individu. Au contraire, ce sont les produits de systèmes incarnés par la
menace Gyigas et les différentes statues Mani Mani disséminées dans le monde et
qui ne sont que des relais de diffusion du mal. En ce sens et contrairement aux
jeux qui font d’un antagoniste la cause de tous les maux, Earthbound prend le contre-pied et porte ses accusations sur des
systèmes incarnés par Gyigas et ses statues. Finalement, les opposants que nous
rencontrons au fil de notre aventure sont des personnes qui décident de porter
le système. Le paroxysme de cela est incarné par Pokey qui ultimement s’est
allié à Gyigas par peur de ce dernier et il ne parviendra plus à s’extraire de
cette folie. Contrairement à Ness et ces amis qui décident, finalement plus par
sérendipité que par une volonté de faire face, de toujours choisir s’opposer
aux systèmes vicieux qu’ils rencontrent.
De manière totalement subjective, et pour sa défense car il
est un personnage plus ou moins détesté par la communauté, plusieurs facteurs nous
permettent de conclure que Pokey, avec tous ses torts, est aussi le résultat
d’un système toxique et vicieux. Pour rappel, au début du jeu, nous comprenons
que ses parents le battent, lui et son frère.
En ce sens, EarthBound
porte un discours sur la sociologie des plus intéressants qu’il m’est été
donné de jouer. Je rapproche beaucoup son propos de la pensée interactionniste
de Allan G. Johnson qui dans son livre The
Forest and the Trees énonce que chaque société « hérite » d’un
système social comprenant normes, règles, lois, etc. Ce système, par la mise en
place de « sentiers de résistance faible » ne nous obligent jamais à
nous comporter d’une certaine façon, cependant, il nous suggère que certains
comportements sont plus faciles à adopter que d’autres. C’est ce que je
retrouve dans EarthBound. Chacune des
villes se voit hériter d’une statue Mani Mani, connue pour diffuser le Mal. Ce
sont leurs occupants alors qui décident de perpétuer ce caractère vicieux au
système sans le remettre en cause. En ce sens, le jeu ne propose finalement pas
d’antagonistes humanoïdes particulièrement horribles. Même les Starmen, peuple alien, ne semblent pas
s’imposer comme de véritables ennemis voulant à tout prix imposer la
destruction. C’est à ce moment que le discours d’Earthbound sur les systèmes portent aussi ce qui peut ressembler à
la banalité du mal (Arendt, 1997 [1963]) : au final, les individus sont
insignifiants tandis que le Mal, sous la forme de Gyigas, semble intemporel.
« Vous ne pouvez pas appréhender la forme véritables de l’attaque de Gyigas. »
Gyigas est quant à lui une figure intéressante dans le sens
où il incarne un Mal qui nous est impossible à appréhender. Contrairement à
Asgore et Flowey qui sont les deux antagonistes principaux de l’une de ses
suites spirituelles, Gyigas a finalement bien plus de points communs avec le
mythe de Cthulhu dont le sens où il nous est impossible de comprendre la forme
et les actions de Gyigas. Certaines théories sur internet sont en rapport avec
l’apparence de fœtus qu’il revêt. Cependant, je préfère d’avantage voir Gyigas
comme un système vicieux et intrinsèquement malfaisant.
Ainsi, chacun des ennemis et des bosses que nous rencontrons
sont plus simplement des êtres plus ou moins normaux qui ont décidé d’embrasser
le « système Gyigas ». Monotoli, après l’ultime bataille devient un
simple majordome de son immeuble. De fait, il me semble possible de dire L’un
des intérêts de Gyigas est précisément le fait qu’à aucun moment, celui n’est
incarné. C’est donc à mon sens contre une idée du Mal que l’on se bat, bien au-delà
de n’importe quel antagoniste ou manichéisme. L’une des clefs qui me fait
aboutir à cette conclusion est notamment la présence d’une statue Mani Mani à
Magicant, pays plus ou moins onirique se trouvant dans les pensées de Ness.
Bien plus qu’un antagoniste, Gyigas est le Mal en chacun de nous, présent dans tout système social. L’une des leçons que je tire de l’épopée de Ness et de ses amis est donc cela. Ce jeu nous interroge systématiquement sur la façon dont on (les joueurs et joueuses incarnées par Ness, Paula, Jeff et Poo) se positionne par rapport à un système : quel est les choix qui font que l’on va plutôt se situer du côté du bien et quels choix nous seront reprochés lors de notre aventure car fondamentalement, ceux-ci étaient des mauvais choix. Dans tous les cas, j’aurai l’occasion de revenir sur la façon dont EarthBound met en avant l’empathie du joueur ou de la joueuse pour ses personnages non-joueur·euse·s. ■
esteban grine, 2019.
Bibliographie
Arendt, Hannah, Michelle-Irène Brudny-de Launay, et Anne Guérin. Eichmann à Jérusalem. 2e édition augmentée. Gallimard, 1997.