Ce que les isekais disent des jeux vidéo

Figure 1 : Un lapin à corne, premier ennemi des vrmmo.

Depuis quelques temps, je concentre ma lecture de mangas sur le genre de l’isekai. Il s’agit d’un sous-genre de la bande dessinée d’aventure qui base ses ressorts scénaristiques sur les jeux vidéo de rôle. Dès lors, le point de départ de ces aventures est généralement le fait qu’un ou une joueuse achète un jeu du genre des vrmmo (des jeux massivement multijoueurs en réalité virtuelle) et  l’on va suivre progressivement ses péripéties comme c’est le cas dans Only Sense Online. Un deuxième ressort est d’amener pour une raison ou une autre le fait que ce joueur ou cette joueuse se retrouve bloqué·e. C’est le cas dans sword Art Online. Un autre ressort scénaristique est de transférer le personnage principal d’un monde à un autre, soit parce qu’il a été invoqué comme dans le cas de Tate no Yūsha no Nariagari, Konjiki no Word Master ou encore Overlord soit parce qu’il est décédé dans son monde originel comme dans Re : Monster et Kono Subarashii[1]. Je pourrais encore continuer en mentionnant d’autres œuvres, je pense par exemple au manwa ½ Prince. A partir de ce corpus d’œuvres, je souhaite mettre en exergue la façon dont ces objets représentent les jeux vidéo et ainsi que les intéractions entre les joueurs et les règles de gameplay.

Figure 2 : Le lapin à corne est étrangement une créature récurrente de l’isekai.

L’une des premières choses qui m’a frappé lors de la lecture de ces mangas est la façon dont le héros est présenté comme ayant des compétences cheatées. Il y a dès le début de ces récits un déséquilibre fondamental lorsque l’histoire se prétend sérieuse. A l’inverse, l’absence de compétence particulière rendant le héros atypique peut devenir un ressort humoristique comme c’est le cas dans Konosuba. Globalement, l’ensemble des personnages principaux sont présentés avec des compétences qui déséquilibrent l’intégralité des interactions. Dans Konjiki no Word Master, Okamura Hiiro (qui fait référence au mot anglais « hero », yuusha en japonais) possède le pouvoir de matérialiser tout ce qu’il écrit à la pointe de ses doigts. Après l’une des premières utilisations qu’il fait de son pouvoir, il conclut lui-même qu’il s’agit d’une forme de triche (figure 2).

Figure 3 : Hiiro à propos de son propre pouvoir.

Dans Overlord aussi le personnage principal est présenté comme un joueur expérimenté lui donnant un avantage conséquent par rapport aux autres personnages. De même, dans Re : Monster, celui qui devient central à l’intrigue, Tomokui Kanata, se présente au lecteur comme étant quelqu’un ayant déjà une compétence cheatée dans son monde d’origine (à savoir l’acquisition de caractéristiques propres à celui ou celle qu’il dévore). Si au début cela n’aboutit pas à la mise en place d’un écart entre lui et le reste des protagonistes, cela va très vite devenir un élément distinctif.

Figure 4 : Kanata s’adressant directement au lecteur pour expliquer un élément scénaristique.

Ainsi dans ces cas, le grinding n’est pas forcément quelque chose d’important. A l’instar d’autres mangas, comme One Piece[2]¸il ne s’agit pas d’une étape intéressante à illustrer : il est plus important de se concentrer sur les faits d’armes des personnages. Cela peut très bien se comprendre d’un point de vue du rythme de l’œuvre mais aussi des émotions que les auteurs et autrices veulent susciter. Dans le cadre des isekai, les émotions recherchées semblent être clairement les sentiments galvanisants liés au dépassement de l’individu sur ce qui l’entoure. Pourtant, il ne s’agit pas d’associer cette galvanisation à celle que l’on peut ressentir dans les nekketsu tels que Naruto ou Bleach.

Il est intéressant d’observer à ce moment un premier lien direct avec les jeux vidéo qui est la compréhension des mécaniques de gameplay. Les isekais se concentrent énormément sur de nombreuses explications. Celles-ci sont généralement transmises par le personnage principal dans de nombreux monologues. C’est quelque chose de particulièrement frappant dans Toaru Ossan No Vrmmo Katsudouki. Dans ce light novel adapté en manga, le personnage principal dont l’avatar est nommé Earth s’adresse régulièrement au lecteur afin d’expliquer directement les règles du jeu.

Figure 6 : L’explication de Earth 2/2.
Figure 5 : L’explication de Earth 1/2.

Cela relève alors de la métalepse, c’est-à-dire de l’information extra-diégétique, dans un jeu vidéo se trouve formalisé sous la forme d’un aparté directement adressée au lecteur dans une bande dessinée. J’en observe deux dans les isekais. (1) Les métalepses adressées aux personnages de la fiction comme dans Re : Monster où le personnage principal entend une voix dans sa tête ou comme dans Konjiki no Word Master où des interfaces de gestions et de didacticiels apparaissent lorsqu’elles sont invoquées par les personnages et (2) les métalepses directement adressées aux lecteurs et qui sont extra-diégétiques à la fiction contrairement aux premières.

Figure 7 : la voix interne de Rou lui annonçant avoir acquis un objet.
Figure 8 : konjiki No Word Master et son système de métalepses à l’intérieur du récit.

Dans les deux cas, il y a une forme de contrat entre le lecteur et l’auteur pour considérer cela comme faisant partie de la fiction : le héros s’adresse directement au lecteur en l’intégrant dans la fiction bien que simultanément, il y ait bien un mouvement depuis le récit vers ce qui n’en relève pas : le lecteur. Les mangas emploient très fréquemment ce type de méthodes pour faire de l’exposition. Il ne s’agit donc pas de quelque chose de propre à l’isekai mais je relève surtout ici que ce qui relève de moments extra-diégétiques actés par la machine devient une adresse directe au lecteur. Le didacticiel d’un jeu n’est alors qu’une explication ou l’exposition de ce que le ou la personnage principale comprend du monde qui l’entoure.

Dès lors, ce qui est mis en exergue dans ces œuvres n’est ni la mise en scène, ni les rencontres avec des opposants toujours plus puissants. Au contraire, c’est fondamentalement la compréhension et la préparation des combats en amont qui sont ici valorisées et ce, dans une tradition proche des écrits de Sun Tzu dans l’art de la guerre.

On s’aperçoit que de nombreux récits font un parallèle entre les classes de personnages et les classes sociales en encastrant ces premières dans des considérations sociales. En effet, on retrouve cela par exemple dans Only Sense Online lorsque Yun, le grand frère peu joueur incarnant une crafteuse[3], se fait critiqué par sa petite sœur, joueuse régulière, pour le choix de son build (ses compétences).

 

Figure 9 : Yun se faisant critiquée par sa soeur.

Dans Tate No Yuusha No Nariagari, le personnage principal comprend son désavantage lorsque personne ne décide de le rejoindre pour l’accompagner dans ses aventures. Dans les lectures que j’ai à ce jour, les personnages principaux choisissent des classes et des compétences qui sont globalement en retrait par rapport aux canons plutôt guerriers valorisés par les joueurs. C’est là pour un moi un point particulièrement flagrant des isekais : ils soutiennent l’idée que le plaisir de jeu acté ou observé provient de la compréhension, de la combinaison et de la manipulation des règles.

Figure 10 : le désavantage observé par le Héro au bouclier.

L’enjeu n’est alors pas d’observer des combats entre joueurs mais de lire la façon dont un joueur particulier lutte contre la machine, ou plutôt, affine sa compréhension et crée des connaissances à partir des règles de gameplay. Il s’agit alors aussi de révéler ces mécaniques puisque les personnages prennent régulièrement la parole où sont illustrés en train de découvrir.

Alors oui, j’aurais pu évoquer la façon dont les technologies sont présentées pour jouer à ces vrmmo : des casques qui par une pirouette scénaristique prennent aussi en compte l’odorat et ce qui relève du tactile.  J’aurais pu aussi évoquer la façon dont les personnages comparent leur vie de tous les jours avec celle qu’ils ont en jouant.

Ce sera pour un prochain billet peut-être. En attendant, voici donc les enseignements que je retiens de l’isekai : ceux-ci sont des œuvres plutôt optimistes et évangéliques qui traduisent sous la forme d’une bande dessinée l’intérêt porté à l’immersion absolue dans un jeu. Si ceux-ci sont joués en multijoueur, on retrouve pourtant généralement des personnages solitaires qui découvrent le monde. Métaphore finale de ce que sont finalement les jeux vidéo : des expériences individuelles partagées collectivement. ■

Esteban Grine, 2018.

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Figure 11 : La classe absolue.

  • Bibliographie indicative

Allain S. et Szilas N., (2012). Exploration de la métalepse dans les « serious games » narratifs, STICEF, n°19

Delbouille, J., & Barnabé, F. (2017). Jeu, narration et réflexivité : le rôle de l’avatar. Consulté à l’adresse https://orbi.uliege.be/handle/2268/214959
  • Ressources vidéo de personnes ayant déjà parlé de l’isekai
Ryo Va Vous Causer ! (s. d.). Gamers! ne parle pas de jeu vidéo, mais c’est tout de même bien. Consulté à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=7o0q4osD8Hg&feature=youtu.be&list=PLoJN8llqsKOVrfPYXL4GnpUBOhIaCkpqo
Teromik. (s. d.). Dissert’ 13 (3.1/3) : Dragon Ball et introduction à l’Isekai. Consulté à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=biWufbPFC0w
  • Notes de bas de pages

[1] abrégé Konosuba

[2] qui par deux fois, au moins, fait des ellipses pour signifier la montée en puissance de Luffy sans avoir à l’expliquer : on peut notamment penser à l’arc Water Seven dans lequel Luffy utilise pour la première fois le Gear2 et le Gear3. On peut aussi évoquer l’ellipse de deux années après la mort de Portgas D. Ace, période durant laquelle Luffy apprend à maitriser le Aki.

[3] c’est-à-dire une artisane.