« Paper, Please », le racisme systémique et la banalisation de la Terreur – Lettre Ouverte.
Bonjour Damastès, ou plutôt bonsoir, à l’heure à laquelle j’écris.
J’espère que tu ne prendras pas cet article comme une stratégie d’évitement. Au contraire, après notre discussion, j’ai choisi de t’écrire mes idées telles qu’elles se présentent et j’espère, sincèrement, qu’elles t’aideront dans tes travaux. J’avoue secrètement vouer une sorte de culte pour l’écrit, cela me rappelle ces échanges épistolaires entre deux vieux philosophes poussiéreux. Aussi, cette forme me permet personnellement d’exprimer le plus précisément ma pensée lacunaire.
Je souhaite te parler de « Paper, Please », extraordinaire jeu de Lucas Pope sorti en 2013 car comme nous en discutions plus tôt, nous sommes tous les deux d’accord pour dire qu’il manque encore beaucoup de lectures de ce jeu sur Internet.
Je pense sincèrement que « Paper, Please » a bien plus à offrir que les interprétations qui ont déjà été faites de lui mais pour développer ma pensée, il est nécessaire que je te parle un peu de ma vie personnelle. En effet, ce jeu a, à mon sens, bien plus à dire sur la vie de tous les jours que sur une hypothétique dictature d’inspiration soviétique.
Damastès, est-ce que tu t’es déjà demandé ce que tu aurais fait lors de la seconde guerre mondiale en tant que français ? Aurais-tu été résistant ? Neutre ? Ou aurais-tu collaboré ? Car vois-tu, c’est une question qui est presque récurrente là où je travaille. Enfin, pas exactement mais tu vas comprendre où je veux en venir.
Je suis actuellement un fonctionnaire. En tant que fonctionnaire, je dois exécuter les ordres qui viennent d’un gouvernement élu par le peuple. Pour l’instant, les ordres que je reçois me semblent plutôt normaux. Je dois appliquer la politique choisie par le gouvernement en matière d’éducation pour être précis. Je suis aussi plutôt heureux dans mon travail, j’aime penser que j’œuvre pour quelque chose qui me dépasse, appelons ça le Bien Commun si tu es d’accord.
Imaginons maintenant que mon gouvernement change et que je reçoive des ordres et des consignes m’ordonnant d’exclure une certaine population à cause de son orientation sexuelle, de sa nationalité, de son ethnie d’origine ou de ses croyances. A ton avis, que ferais-je ? Est-ce que j’appliquerais les nouvelles politiques ? Ou est-ce que je refuserais et ferais acte de Résistance parce que les ordres que je reçois sont contraires à mon sens de la Morale et de l’Ethique ? Est-ce que le Bien Commun a changé ?
Si beaucoup de gens opteraient immédiatement pour la résistance face à l’oppression, je t’avoue, humblement et peut-être un peu honteusement, que je suis aujourd’hui incapable de te répondre. Non pas parce que j’ai une quelconque affinité avec ces opinions horribles et oppressives mais véritablement parce que je ne sais pas et je souhaite sincèrement, au plus profond de moi, ne jamais avoir à me poser la question.
Je clos ici cette histoire sur ma vie privée pour revenir à « Paper, Please » car vois-tu, pour moi, ce jeu pose clairement cette question précise : « qu’aurais-tu fait, toi, individu unique et doué de pensées, si un système te demandait d’appliquer une loi, aussi horrible soit-elle ? » Et quand on réfléchit quelques secondes, nous sommes bien obligés de nous rendre à l’évidence : nous n’avons pas la réponse, nous ne savons pas, et c’est horrible.
Tu aurais sûrement envie de me répondre qu’aucun être humain ne serait capable d’accepter cela et à ce moment, je te dirai que je l’ai vu, j’ai déjà vécu cette situation. Pas pour moi mais pour un proche de nationalité étrangère que j’ai accompagné plusieurs fois à la préfecture et où nous avons dû batailler, ensemble, pour que la personne en face daigne accepter son dossier car l’une des pièces d’identité, valable et recevable, que nous avions apportée ne lui convenait pas. Ce racisme systémique, moins visible car on le considère plus objectif, je l’ai vu et cela se produit tous les jours.
A mon sens, « Paper, Please » n’a pas une métaphore d’un système dictatorial représentant le Mal Absolu. Il utilise et se repose sur une esthétique qui rappelle fortement cela, je ne dirais pas le contraire, cependant, à mon sens, « Paper, Please » est bien plus une allégorie de la vie de tous les jours, des oppressions systémiques avec lesquelles Nous vivons Tous et dans lequel Nous appliquons tous les jours leur système de Lois et de Normes. Parce qu’aujourd’hui, notre gouvernement ne prend pas la peine de venir aider quelques réfugiés et qu’il souhaite secrètement les renvoyer dans je ne sais quel enfer que nous avons en partie créé. Parce qu’aujourd’hui, nous vivons encore dans un monde où certains pensent que les inégalités sont normales.
Tu regarderas, je pense que tu connais déjà, l’expérience du chercheur Stanley Milgram. Ce fut une drôle d’expérience qui cherchait à mesurer le niveau d’acceptabilité des humains faces aux ordres qu’ils recevaient de leur hiérarchie. Il se trouve que beaucoup appliquaient les ordres, même si ceux-ci créaient une souffrance chez une autre personne.
Pour moi, « Paper, Please », c’est ça. C’est un jeu qui teste le joueur et qui essaie de savoir jusqu’à quel point il acceptera les règles de sa hiérarchie. Pour tout te dire, à bien des égards, j’ai échoué. J’ai quasiment tout le temps appliqué les nouvelles lois que le jeu m’imposait, car j’avais peur pour ma famille, les voir tomber malades me faisaient souffrir, et au fond, quelqu’un m’aurait-il blâmé pour le fait de vouloir protéger mes proches en premier ? D’évaluer la vie de cet étranger, là, et de la considérer comme moins importante que celle de mon fils ou de ma fille ? Est-ce que toi, tu m’aurais jugé ? Ou finalement, serions-nous tombés d’accord pour comprendre la situation dans laquelle je vivais ? J’étais obligé, non ? Si ce n’était pas eux, c’était Moi. Je crois. En suis-je certain ?
Et si la dictature avait été renversée, est-ce que tu m’aurais protégé ? En disant que je ne dois pas être puni, que je ne faisais qu’appliquer les ordres provenant de mon supérieur et que finalement, c’est plutôt de sa faute si j’ai refusé toutes ces personnes ? C’est sa faute si j’ai séparé ce couple, non ?
Pour moi, « Paper, Please », c’est tout cela, toutes ces questions. C’est cette banalisation de la terreur, terreur que nous acceptons de plus en plus dans la vie de tous les jours parce que nous n’arrivons plus à savoir qui nous voulons protéger. Pour qui dois-je avoir peur ? Eux ? Mes proches ? Moi ? On ne sait plus, on ne peut plus savoir. « Paper, Please », c’est bien plus qu’une simple critique des systèmes dictatoriaux, c’est une critique de l’être humain et de sa capacité à se dédouaner des comportements horribles qu’il fait subir aux autres.
Tu pourrais alors me demander quelle est la morale du jeu ? Si tant est qu’il y en ait une. Je te répondrai alors, qu’il n’y en a qu’une seule et qu’elle est radicale. Il ne faut pas jouer à « Paper, Please » car dès que tu joues, tu acceptes son système de lois et de règles. Résister à l’Oppression, c’est sortir de l’Oppression, c’est cesser d’accepter les règles, c’est éteindre le Jeu. ■
Esteban Grine, 2017.