J’ai récemment commencé à jouer à la série Mother de de Shigesato Itoi. Ayant beaucoup aimé Undertale, mes ami.e.s me poussaient régulièrement à essayer les jeux dont il s’inspire. J’ai longuement rechigné à la tâche mais la date butoir de la fixation de mon corpus se faisant de plus en plus pressante, il fallait que je me lance afin d’être sûr de l’intégrer, ou pas, dans la liste des jeux qui constituerons le centre névralgique des analyses que je proposerai dans mon manuscrit de thèse.
Tout cela pour dire que j’ai commencé à jouer à Earthbound (1994). Je viens à peine
d’arriver à Summers, l’une des villes du monde de Ness, Paula, Jeff et Poo et
cela fait maintenant donc un peu plus de deux semaines que je me promène dans
cet univers au gré de mes envies et de la musique. Cependant, je ne joue pas au
jeu dans son format d’origine. La version que j’utilise permet d’y réaliser des
captures d’écrans et des savestates.
Je fais un usage massif de ces deux features
et pour la seconde, la raison est simple : le jeu est difficile,
terriblement difficile.
Plusieurs raisons rendent ce jeu compliqué à appréhender. La
première concerne son système de sauvegarde qui fait usage des téléphones
disposés ici et là de par le monde que l’on explore. Dès lors, si dans les
villes nous avons des points de sauvegarde réguliers, c’est moins le cas dans
les donjons et autres séquences d’exploration. La mort devient alors très
punitive. Une autre raison concerne les conditions que peuvent avoir nous
personnages lors d’un combat : empoisonnements, champignons qui nous poussent
que la tête et j’en passe. Si l’on ne meurt pas pendant un combat, on mourra de
ses suites étant donné que la gestion des inventaires oblige une optimisation
constante des ressources. Pour toutes ces raisons, le jeu nécessite un effort
de la part du joueur ou de la joueuse pour lutter contre son abandon.
Ces quelques propos expliquent pourquoi je fais un usage
intensif des savestates. A l’instar
d’Outer Wilds (Mobius Digital, 2019) que
j’avais fini avec une solution, je me retrouve fondamentalement dans une
situation équivoque puisque techniquement je ne joue probablement pas dans les
conditions typiques ni celles attendues d’un chercheur qui setrait supposé « vivre
l’expérience dans sa plus pure expression ».
Ces quelques constats sont donc l’occasion pour moi d’évoquer ce que j’entends
par tool-assisted research. Tout
comme mon précédent travail sur la formalisation d’un protocole de captations,
j’ai le sentiment d’aborder des pratiques qui sont déjà largement présentes
chez les chercheurs. Or, je n’ai pas à ce jour constater de travaux portant sur
une réflexion épistémologique à propos des outils qui sont à notre disposition
dans le cadre de notre recherche.
Définir la tool-assisted research
Tout premièrement, il semble important de mentionner que
toute recherche est fondamentalement associée à des outils qu’elle peut soit
créer pour l’occasion, soit détourner d’un usage initial. Depuis cette
perspective, la notion de « recherche assistée par outils » ne fait
pas fondamentalement sens, sauf si l’on veut ajouter une qualification
superfétatoire. Ainsi donc, je définis la tool-assisted
research comme une méthodologie de recherches faisant un usage des outils
originellement conçus pour la pratique du speedrun
et du tool-assisted speedrun. Si
la première consiste à terminer un jeu le plus rapidement possible, la seconde
quant à elle fait un usage des outils mis à disposition dans le but de proposer
une appréhension assistée par ordinateur du jeu. Par exemple, je faisais
mention tantôt de mon usage des savestates.
Ce sont des outils qui se distinguent de la sauvegarde rapide permise dans
certain jeu du fait que dans ce cas, ce sont les émulateurs qui enregistre une
sauvegarde et non directement les jeux. De même, la commande est une commande
qui a un impact directement sur l’émulateur et non sur ce qui est émulé.
Maintenant que j’ai situé cette notion, il convient d’en
exprimer le but. La tool-assisted
research a pour objet d’étude les objets vidéoludiques. Les jeux vidéo en
sont la grande majorité mais il peut y avoir aussi d’autres objets. L’objectif
de la tool-assisted research est de
simplifier l’accès aux informations, aux documents et aux assets (tout élément représentatif) d’un jeu et ce, tout en
limitant le nombre de biais liés à la démarche. Ou du moins, il s’agit de les
rendre visibles. De fait, la tool-assisted
research se présente comme une méthodologie d’études des contenus et/ou des
discours plutôt que comme une méthodologie dont l’objet serait d’analyser l’expérience
socialement construite en relation avec le joueur ou la joueuse. Enfin, dernier
point, la tool-assisted research est plus
ou moins fonction du déterminisme des jeux vidéo. Cela signifie donc que le
joueur ou la joueuse soit en mesure de contrôler les paramètres et la RNG (random number generator, pour
simplifier, il s’agit du hasard).
L’une des problématiques liée à cette méthodologie qui se
pose est la prise en compte de la rhétorique procédurale (Bogost, 2007) et
l’èthos vidéoludique (Genvo, 2013). Pour rappel, Bogost définit la rhétorique
procédurale de la façon suivante :
« Following the contemporary model, procedural rhetoric entails
expression—to convey ideas effectively. Procedural rhetoric is a subdomain of
procedural authorship; its arguments are made not through the construction of
words or images, but through the authorship of rules of behavior, the
construction of dynamic models. In computation, those rules are authored in
code, through the practice of programming. » (Bogost 2007:42)
Genvo, quant à lui, définit l’èthos vidéoludique comme :
« Puisqu’il est envisageable,
comme le montre Ian Bogost, de tisser des liens entre rhétorique et jeu vidéo,
nous considérerons que ces caractères qui ont pour vocation de persuader leur
destinataire de leur identité ludique et de faire œuvre de médiation ludique
constituent ce que nous nommons l’èthos ludique de l’œuvre. » (Genvo 2013:46)
En effet, la tool-assisted
research peut modifier ces deux paramètres importants de l’étude des
discours vidéoludiques. Un exemple simple peut être par exemple l’usage de
savestates dans la série Dark Souls (From Software). Dans ce
contexte, l’usage des savestates modifie
la rhétorique que le jeu peut avoir sur la difficulté. De même, cela peut
priver son joueur ou sa joueuses d’une partie de l’expérience. Dans Dark Souls, la mort n’aboutit pas à un
retour à un à un état initial. On devient une « carcasse » qui ne
bénéficie alors pas d’une santé maximale, etc. Il est donc nécessaire de faire
un usage attentif des outils utilisés de sorte à ne pas porter atteinte aux
éléments de discours que l’on souhaite étudier, tout en ayant la possibilité d’altérer
d’autres paramètres. Il me semble que c’est le cas dans la façon que j’ai de
jouer à Earthbound : finalement,
en aucun cas les boîtes de dialogues ne sont modifiées peut important le nombre
de mes victoires et de mes échecs en combats. Si je souhaite étudier les
interactions que l’on peut avoir avec les personnages non-joueurs ayant lieux
uniquement dans l’overworld (à savoir
la zone connectant tous les niveaux, donjons, lieux à explorer), alors je peux
me permettre de mobiliser les savestates.
Ainsi donc pour résumer brièvement, je définis la tool-assisted research comme une
méthodologie :
- dont l’origine se situe dans les pratiques du tool-assisted run et du speedrun ;
- qui se distingue de la user research dans le sens où l’objet n’est pas l’expérience ;
- dont le but est l’étude des objets vidéoludiques
et des éléments de discours qu’ils contiennent ;
- dont l’objectif est de simplifier l’accès aux
assets, à la rhétorique procédurale, aux éléments de représentations et aux éléments
de discours contenus dans un jeu ;
- permettant d’objectiver le recueil de ces
données tout en les rendant réfutables ;
- qui permet l’étude des discours ;
- qui ne permet pas l’étude de réceptions ;
- reposant le caractère déterministe des jeux
vidéo.
Dans la suite de cet article, je vais m’attacher à présenter
les différents outils à la disposition des chercheurs et des chercheuses
souhaitant mobiliser la tool-assisted
research. Sous la forme d’un tableau, je vais donc présenter les outils,
les objectifs de recherches pour lesquels ils peuvent être mobilisés.
Typologie des outils de la too-assisted research
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Outils
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Objectifs
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Biais potentiels
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Exemples
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Les outils
constructeurs de captures ou les overlays
machine
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Permettent
de capturer immédiatement une séquence ou une image…
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… mais
décontextualisent une action d’un contexte de jeu sur une plus longue période.
De même, le système d’annotations est d’abord pensé pour des interactions
sociales sur des réseaux comme twitter.
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Bouton Share
de la PS4
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Les
émulateurs
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Réduisent les
coûts de transactions dans le but d’accéder à un objet vidéoludique…
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… mais ne
permettent pas de constater les défauts techniques liés à l’exploitation du
code par la machine d’origine.
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SnesX9
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Les overlays plateformes ou logiciel
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Permettent
de capturer immédiatement une séquence ou une image…
|
… mais
décontextualisent une action d’un contexte de jeu sur une plus longue période.
De même, le système d’annotations est d’abord pensé pour des interactions
sociales sur des réseaux comme twitter.
|
L’overlay Steam ou de certains
émulateurs
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Les savestates
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Permettent
de diminuer la difficulté d’un jeu dans son parcours. Elles autorisent aussi
de répéter certaines séquences.
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Cependant,
elles peuvent modifier la rhétorique procédurale liée à certaines mécaniques,
ce qui empêche de faire de ces mécaniques un objet d’étude.
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Les
touches « fonction » de certains émulateurs comme SnesX9
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Les Free-cameras
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Permettent
une exploration libre des espaces modélisés…
|
… mais peuvent
engendrer des phénomènes de surinterprétations liées à la découverte de lieux
ou d’artefacts originellement cachés aux joueurs et joueuses mais toujours
présent dans le jeu.
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Ansel de
Nvidia. La chaine Boundary Break sur
YouTube en présente une foultitude.
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Les glitchs
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Permettent
d’exploiter les limites d’un jeu et d’y révéler un sens caché même aux yeux
de ses créateurs…
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… mais
peuvent être le point de départs de phénomènes de surinterprétations.
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Certaines
théories complotistes à propos de jeux comme Majora’s Mask.
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Les memory hacking software
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Permettent
de voir un grand nombre de données liées au code du jeu en train d’être « lu »
par la machine…
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… mais
rationalise la perception que l’on peut avoir du jeu.
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Cheat Engine
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Les outils
de streaming
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Permettent
de construire des cadre permettant de capter plusieurs phénomènes (l’écran,
le ou la joueuse, le tchat d’un service de streaming)…
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… mais
détourne l’étude des discours pour une étude d’un dispositif médiatique plus
large aux discours en jeu.
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OBS
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Les plateformes
de streaming
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Permettent
de capter des moments collectifs de jeu avec une communauté…
|
… mais
créent un certain sensationnalisme lié à la performance sociale du streamer
ou de la streameuse. Le sens d’une interaction ingame peut se voir modifiée du fait de ce contexte pragmatique
de jeu.
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Twitch
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La tool-assisted research comme méthodologie scientifique
Ainsi donc, la tool-assisted
research est, il me semble, une méthodologie qui est pratiquée aujourd’hui
de manière plus ou moins informelle. Le cas de certains outils peut faire débat
(typiquement les savestates) et sont
donc des points nécessaires de formaliser dans le cadre d’un travail de
recherches. L’une des difficultés que l’on peut observer est la difficulté de
définir les biais liés à chacun des outils que j’ai brièvement présentés. Il me
semble que le plus important – et qui me semble transparaitre dans mon texte –
est la nécessité d’assurer un alignement entre l’objectif de la recherche (c’est-à-dire
ce que l’on souhaite observer en jeu) et les outils mobilisés. L’intérêt est
alors de s’assurer que l’utilisation de l’outil soit pertinente pour la
recherche sans pour autant créer de biais supplémentaires à ceux qui pourraient
déjà exister. Par exemple, ma façon de jouer à Earthbound est en partie conditionnée par mon expérience d’Undertale, ce qui est problématique
puisqu’anachronique. Les savestates que
j’utilise par contre ne pose pas de problème à mon objectif de recherches
puisque celui-ci est la découverte des échanges que le joueur ou la joueuse
peut avoir avec les personnages non-joueurs.
Dans une certaine mesure, le travail que j’avais proposé sur
les captations vidéo font partie de ce que je nomme maintenant la tool-assisted research. Plusieurs pistes
de réflexions peuvent alors être envisageable. Dans une certaine mesure, il me
semble important de formaliser toutes les pratiques qui rentrent dans le cadre
que je propose et ce, dans le but de les légitimer scientifiquement. Si l’on
peut critiquer les savestates faites
sur émulation, car il s’agit d’une pratique en dehors du cadre légitimé (et
légal), les constructeurs proposent aujourd’hui de nombreux outils de TAS ou de de TAR nativement. C’est le cas de Nintendo qui permet ces savestates avec les Nes et Snes Mini. De
fait, je peux par exemple aisément justifier ma pratique de la savestate dans EarthBound puisque c’est dorénavant une pratique pensée par
Nintendo sans besoin qu’il y ait détournement. La notion de tool-assisted research est alors un
outil qui propose un cadre méthodologique tout en militant pour la légitimation
de ces outils dans une perspective scientifique.
Esteban Grine, 2019.