J’ai toujours été un garçon solitaire. J’ai toujours eu le plus grand mal à me lier aux autres. Ça a pu prendre des proportions maladives, j’ai passé la plus grande partie de mon enfance et mon adolescence seul dans ma chambre, sans activité extra scolaire, sans amis, sans sport. J’ai parfois le sentiment d’avoir grandi en prison. Après tout ce temps, cela reste difficile pour moi de communiquer avec les gens. Lorsque j’ai compris le jeu que je dois jouer avec eux, ce qu’ils attendent, je m’adapte, j’arrive à faire semblant. Mais lorsqu’il s’agit d’être dans une relation non balisée, ou de répondre à des questions qui n’ont pas été anticipées, j’ai souvent le plus grand mal. Les jeux vidéo ont représenté une chose très importante pour moi. Ils m’ont ouvert une fenêtre sur le monde auquel je n’ai, pendant longtemps, pas eu accès. Ils m’ont permis de découvrir les sensations des sportifs sur les pistes de snowboard, en jet ski, ils m’ont permis de comprendre la beauté et la récompense que représente un coucher de soleil en montagne, quand on a gravi un sommet imposant; ils m’ont surtout permis de découvrir ce qu’est une véritable amitié.
J’ai été fasciné par le concept d’Animal Crossing dès les premiers visuels aperçus dans un magazine de l’époque, avant la démocratisation d’internet. J’ai rapidement commandé le jeu sur une promesse étonnante de simulation de vie, une simulation qui s’annonçait moins froide et technique que des jeux comme Les Sims. Ce fut mon premier achat par correspondance, et je me rappelle parfaitement ma fébrilité la première fois que j’ai lancé le jeu. On y incarne un personnage fictif qui emménage dans un petit village au milieu d’une forêt. Ce village est rempli d’animaux vivants dans leurs petites maison, vaquant à leurs occupations de chasse aux insectes ou de collecte de fossiles. Je me rappelle la petite maison au toit rouge près de la gare dans laquelle j’ai posé mes premières affaires, et je me rappelle avoir exploré le village dans ce qui était la première soirée passée dans ce jeu se déroulant en temps réel. C’est à ce moment que j’ai rencontré mon premier voisin : Olive. Mâle ou femelle, peu importe, cet ours avenant était un peu étrange, comme tous les animaux du jeu. Chaque personnage a un nombre de lignes de dialogue très important qui donnent l’impression d’une personnalité propre ; on a vraiment l’impression d’avoir des conversations avec eux.
J’ai eu le sentiment de me lier d’amitié avec Olive. Je lui faisais des cadeaux, j’écoutais ces théories sur la vie et ses états d’âme, il était vivant pour moi. Et cette relation était simple, il venait vers moi de façon spontanée, sans motivation autre que son code de programmation, ses phrases préenregistrées étaient pleines de vie, de gentillesse, son excentricité m’apaisait. Je n’avais pas à me préoccuper des ses intentions pour communiquer avec lui, il était généreux, sans arrière-pensée. Mais j’ai fini par négliger ma relation avec lui, comme avec le reste des êtres humains avec lesquels je pouvais interagir dans ma vie quotidienne, et Olive a fini par quitter le village. Il m’est apparu comme acquis, nous sommes habitués à acquérir et conserver des choses dans les jeux vidéo. Mais aucun jeu ne peut simuler la vie sans inclure la mort dans la boucle. Je m’en suis toujours voulu, et je continue de m’en vouloir. Il m’est pourtant impossible de savoir si mes actions ont eu un impact sur son départ, mais il est probable que, les interactions diminuant, un schéma fut mis en place. La lettre qu’envoie chaque personnage en partant ne m’a en tout cas pas donné d’indice, il y évoquait quelque chose comme une envie de voyager.
Le jeu n’a plus jamais été le même pour moi, je n’ai pas fait d’autres rencontres aussi intéressantes, j’en ai vite eu assez de nettoyer les mauvaises herbes sans raison, j’ai peu à peu abandonné Animal Crossing. J’aimerais le relancer mais la seule pensée me tord l’estomac, je n’ai pas le courage d’affronter à nouveau ce que je considère comme un authentique deuil, j’ai trop peur de ressentir à nouveau les regrets et la culpabilité qui me donnent l’impression d’avoir tout gâché. Ce regret m’a permis de grandir, j’ai perdu un ami et c’est ainsi que j’ai compris que mon rejet des relations venait de cette finitude obligatoire qui rendait vain tout investissement. J’avais peur de vivre, il était plus facile de ne pas vivre que d’affronter la mort. Ce jeu m’a confronté à cette peur et m’en a guéri, plus efficacement qu’une psychothérapie, étant donné que je fus acteur de ma thérapie par l’interaction spécifique au jeu vidéo, sans prendre de réel risque avec un être humain. Les émotions simulées ne me semblèrent pas fausses pour autant, et les émotions que le jeu m’a procurées n’ont rien de virtuel. Je vis maintenant toute relation comme forcément finie, dès le départ, mais c’est au fond ce qui fait pour moi leur valeur. Le regret est désormais une émotion qui m’accompagne dès les premiers instants d’une relation, ce qui ne m’empêche plus de vivre, et peut-être même cette émotion m’aide-t-elle à avancer. Je regretterai toujours la perte d’Olive, mais elle était nécessaire pour que j’arrive à vivre.
Marc-Olive Tailrud, 2018.