Inspirante série qu’est Final Fantasy. Plusieurs années après avoir découvert l’impressionnant septième opus – tout en trois dimensions, s’il vous plaît ! –, fermement décidé à sauver autant de multivers en détresse que possible, j’ai alors entrepris de m’attaquer aux prédécesseurs, non sans inclure les épisodes 8 et 9 dans la foulée.
Pourtant, un monde n’a pas pu être sauvé par mes soins, et pas des moindres : celui de Final Fantasy 6. Malgré une équipe reconstituée et bien au point, je n’ai pu me résoudre à rentrer dans la dernière forteresse. Plus de quarante heures de jeu sans conclure l’aventure.
Pourquoi donc ? Revenons au début de cette odyssée. Les nombreux protagonistes se dévoilent petit à petit. Travaillés, touchants et divers, attachants pour certains, drôles pour d’autres, tragiques parfois. Ser Cyan, votre perte ne pourra rester impayée. Chère Terra, nous croyons en vous quoi que vous soyez. En creux, des liens se tissent parfois. Qui eût cru qu’une bande formée sur un malentendu pourrait tenir tête à un titanesque train fantôme ?
En parlant de cela…
L’un des pourfendeurs ferroviaires est un personnage, il faut bien le dire, un tantinet cliché. Une sorte de ninja-mercenaire, aussi froid et mystérieux qu’habile au combat. Un homme de peu de mots, disparaissant après chaque mission critique, de préférence après avoir déclenché une musique aux sifflements dignes d’un album de Lucky Luke. Ce ninja si « lonesome » ne semble accorder sa confiance qu’à son chien, Vengeur.
Les joueurs auront ici reconnu « Shadow ». Personnage au passé torturé, stéréotype du combattant méthodique au cœur de glace que le déroulement du jeu poussera vers l’émergence d’un peu d’humanité. Sasuke-kun n’a rien inventé. Si certaines actions de Shadow sont aussi pénibles à subir en termes de narration que de gameplay, tel que disparaître du groupe à des moments pas toujours propices, d’autres permettent au joueur de développer un certain attachement envers le personnage. Shadow sauvera notamment un groupe de personnages de l’écroulement d’une maison en flammes sous prétexte de sauver Vengeur. Un retournement de situation digne des plus grandes apparitions de Vegeta ou Piccolo dans Dragon Ball. Il est en outre très fortement suggéré qu’une autre protagoniste (Relm) soit en réalité la fille de Shadow.
Forts de ce portrait, revenons au déroulement du jeu. Le scénario, plutôt riche en rebondissements par ailleurs, bascule entièrement lors d’un passage particulièrement marquant où l’antagoniste principal, Kefka, révèle l’étendue de sa démence en détruisant une large partie du monde, en s’érigeant au passage comme Dieu des survivants de sa propre apocalypse. Le basculement se fera à la suite d’une séquence ludique épique se soldant par l’échec du groupe des personnages, condamnés à périr sur une île flottante mystique… Ou pas, justement, grâce à l’intervention de Shadow, qui retardera l’inévitable pour laisser le temps de fuir, à savoir quelques minutes – en temps de jeu.
Imaginez moi quinze ans plus tôt. Je viens de conclure in extremis la séquence de fuite. Il reste TROIS secondes au compteur. Arrivé au vaisseau de secours, une fenêtre pop-up s’affiche :
« S’enfuir ?
Attendre Shadow ? »
Undertale n’était pas encore sorti : il était inenvisageable à mes yeux qu’un personnage principal ne disparaisse pour de bon. De toute façon, pas le temps de réfléchir. Un autre retournement de situation permettra à Shadow de s’en tirer. Aucun doute.
Je n’ai pas attendu Shadow.
J’ai sauvegardé la partie.
Je n’avais pas de sauvegarde alternative.
J’ai continué à jouer sur la nouvelle terre désolée. De nombreuses heures se sont écoulées. J’ai retrouvé la plupart des protagonistes sains et saufs sur ce monte aux musiques tristes.
Pas Shadow.
Au lieu de ça, j’ai retrouvé son chien, veillant sur Relm. Aucune trace du maître. Dans le doute, j’ai – enfin – été regarder ce qu’en disait Internet. C’était sans appel : sur le continent flottant, il faut choisir d’attendre Shadow jusqu’à ce qu’il ne reste que 5 secondes au compteur. Dans mon cas, même s’il restait moins, je n’ai pas activé le déclencheur. Shadow aurait du venir, mais je ne l’ai pas attendu.
J’ai tué Shadow.
Je n’ai pas terminé le jeu. A quoi bon ?
Reprenons un peu de recul : ma réaction, après coup, m’a plutôt surpris. Malgré les appels du pied opérés par le jeu, je n’ai pas développé une empathie extrême pour le personnage, finalement moins développé que d’autres protagonistes particulièrement torturé(e)s (Celes notamment) et respectant une série de clichés plutôt attendus. En termes de gameplay, Shadow est tout à fait dispensable : l’anormalement grand nombre de personnages jouables de Final Fantasy 6 ouvre la voie à de nombreuses compositions d’équipes, dont Shadow remplit au mieux le rôle d’un « Damage Dealer » certes efficace, mais tout à fait remplaçable par Cyan, Sabin ou Edgar. Enfin, si je raisonnais en termes de narration, j’aurais probablement du me dire que le mieux aurait été de rendre la monnaie de sa pièce à Kefka (l’affaire de 3 ou 4 heures de jeu à peine) afin de venger Shadow.
Mais pourtant, rien à faire : le gâchis était là. On peut justifier une partie de ma perte de motivation par mon profil résolument complétionniste. Il m’est difficile d’envisager de terminer une partie si je n’ai pas fait une trajectoire « presque parfaite » en amont, modulo bien sûr l’importance des quêtes annexes. Ici, la perte définitive d’un personnage me laisse un goût d’insatisfaction. Cela n’est pas tout : je pense pouvoir affirmer qu’en vérité, je regrette de ne pas avoir réussi à avoir la présence d’esprit d’attendre Shadow. Ma partie était alors un véritable échec.
Il est probablement intéressant de noter que j’ai plus tard « remplacé » l’expérience de fin du jeu par le visionnage d’un « Let’s play ». Je manque de recul et de clefs de lecture pour évaluer les conséquences psychologiques de ce choix, mais il serait intéressant de savoir si la prise de distance fait partie de mes raisons d’un tel parti-pris, plutôt qu’avoir repris la partie (en faisant abstraction de la difficulté logistique de retrouver la sauvegarde).
Enfin, le regret frustrant de l’inachevé sans retour possible a nourri une partie de ma pratique de Game Designer. Ici, le jeu est spécifiquement conçu pour ne pas permettre de retour arrière au joueur : aucun avertissement de point de non-retour (tel qu’on a pu le voir dans d’autres jeux a fortiori d’ailleurs), une méthode pour sauvegarder le personnage finalement assez évanescente et peu claire, aucun moyen de savoir clairement si l’on retrouvera ou non le personnage après. Nous ne le voyons même pas périr dans la destruction du continent flottant si on ne prend pas la peine de l’attendre. Ce parti-pris fort permet de générer des émotions toutes particulières auprès des joueurs : reste à savoir si cela est particulièrement souhaitable. ■
Aurélien Lefrançois, 2018.