Tout le monde peut-il jouer au jeu vidéo ?

Dernièrement, je jouais à Inside, le dernier jeu du studio Playdead à l’origine de Limbo. J’explorais ce jeu quasiment monochrome, aux contrôles extrêmement simples, complètement muet, qui raconte toute son histoire sans jamais rien nous dire avec des mots, et j’ai fait une association. Une fameuse discussion qu’avaient eu à une époque Albert Einstein et Charlie Chaplin m’est revenue à l’esprit. Précisons le nombre important de versions de cet échange qui existent parce que celle que je vais vous compter n’est pas la plus véridique si l’on se fit aux sources trouvables sur Internet, mais c’est sans aucun doute celle qui sert le mieux mon propos.

Dans les années 30, les deux hommes, un cinéaste de génie – aussi prédateur sexuel avec un penchant pour les femmes mineures, il est important de ne pas l’oublier1 – et un scientifique révolutionnaire, étaient parmi les êtres humains les plus célèbres du monde entier. Par amitié, Einstein fut alors invité d’honneur à la première le 30 janvier 1931 des Lumières de la ville, le tout dernier film de Chaplin. Debout l’un à côté de l’autre à la fin de la projection, sortant de la salle, vêtus de smokings élégants, toute une foule les applaudit. Charlie pour le chef d’œuvre qu’il venait de réaliser, Einstein pour son génie dans les sciences. Et c’est alors qu’ils échangèrent ces paroles :

« – Ce que j’admire le plus dans votre art, déclara Einstein, c’est son universalité. Vous ne dites pas un mot, et pourtant le monde entier vous comprend.

– C’est vrai, répliqua Chaplin. Mais votre gloire est plus grande encore : le monde entier vous admire, alors que personne ne vous comprend. »2

Ce qui m’intéresse ici, et ce que j’avais en tête en jouant à Inside, c’est ce qu’aurait dit Einstein. Il évoque l’universalité du cinéma muet qui permet alors à Chaplin de s’exprimer dans un langage que tout le monde comprend. Il fait là référence à cette propriété du cinéma muet d’être entièrement dépourvu de dialogue à traduire ou même de sous-titre. Tout est exprimé et raconté par l’image : c’est le langage même de ce cinéma, sa spécificité rhétorique. Par l’association d’images et le mouvement qui les compose, un film permet de faire comprendre beaucoup en ne disant oralement rien. Ainsi, peu importe votre langue maternelle ou votre culture, vous êtes tous à même de saisir les dynamiques émotionnelles et les enjeux d’un film de Charlie Chaplin. Alors qu’il ne se compose que d’images en mouvement. Ce que je trouve assez incroyable.

Et c’est ici que prend sens mon parallèle avec Inside. C’est un jeu vidéo qui ne comporte aucun dialogue, aucun texte, aucune langue, même pas un menu avec un « Press Start ». Il nous raconte tout par son image et ses sons comme dans un film de Chaplin. Et si l’on pourrait me rétorquer que, comme c’est un jeu vidéo, il y a une interaction qui peut complexifier la transmission de son message et ainsi venir contredire ma comparaison, je répondrai que dans Inside, les mécaniques et contrôles sont très simples. L’interaction avec le jeu ne se compose que de l’utilisation d’un seul joystick sur la manette et de deux boutons : un pour sauter et un pour attraper des objets. Le tout, sur un unique plan en 2 dimensions. Du coup, plus de barrière ni de langue ni de pratique, alors Inside est un jeu auquel tout le monde peut jouer, un jeu qu’aurait pu designer Charlie Chaplin. Ça, c’était le déroulé premier de ma réflexion. Ce qui m’a donné envie de gratter du papier. Et puis, réflexe d’hygiène mentale oblige, j’ai tout de même choisi de creuser le sujet avant. Et, au fil de mes recherches, il s’est révélé que ça n’était pas aussi simple que ça. J’espère que vous avez un moment devant vous, le texte est long.

Nous l’avons donc effleuré ci-dessus : le cinéma muet emploie un langage universel, c’est-à-dire qui peut être compris par tout le monde, celui de l’image en mouvement. Un langage qu’utilise aussi le jeu vidéo de part son caractère audiovisuel : c’est un média d’images en mouvement et de sons. Les animations, la musique, les décors, tout cela, ensemble, raconte déjà beaucoup de choses de manière relativement universelle.

Mais le jeu vidéo se différencie de part sa nature interactive. Je ne dis pas que les autres arts ne sont pas interactifs, ils le sont, ici on essaye de simplifier – voire de vulgariser populariser – mais le jeu vidéo, encore plus que les autres, se pratique. Il impose une interaction très active entre lui et son interlocuteur, c’est-à-dire le joueur. Or, si c’est un média qui se pratique, cela pose plusieurs problèmes par rapport à l’universalité du média – qui est notre sujet du jour je rappelle. Car un média qui se pratique est un média qui s’utilise. On peut, je le crois, très clairement énoncer que l’on regarde un film au cinéma, que l’on écoute de la musique, et que l’on utilise un jeu vidéo. C’est une manière un peu brute de le dire, mais un jeu demande à être utilisé pour communiquer ; que ce soit communiquer du fun ou un message particulier. Dès lors, en plus de devoir être complètement muet à la manière d’un Hyper Light Drifter – GOTY 2016 – il me semble que si l’on souhaite déterminer si tout le monde peut jouer au jeu vidéo, il convient alors de cerner à quel point un jeu est utilisable, c’est-à-dire à quel point il est facile à être utilisé par une cible précise ; ici tout le monde. Il faut alors, pour être précis, parler d’utilisabilité, et non pas d’accessibilité. Ce dernier terme désigne quant à lui la capacité d’un objet quelconque à être plus ou moins utilisable pour les personnes avec un handicap. Et je n’ai malheureusement ni les connaissances ni le temps pour pleinement aborder cette problématique là.

Pour poursuivre, on peut alors déclarer que contrairement à un film muet, pour être universel, il convient donc en plus à un jeu vidéo qu’il soit le plus aisément utilisable possible.

Or, l’utilisabilité d’un jeu peut s’évaluer de plusieurs manière. On peut tout d’abord déterminer qu’un jeu vidéo est un objet de design : il se compose de règles – les règles du jeu – qui vont être les conditions créant le contexte dans lequel le joueur va évoluer. Or ces règles il faut les apprendre, et le degré de complexité qu’elles adoptent peut aussi définir les limites de l’universalité d’un jeu vidéo. Si Tetris possède des règles aisément compréhensibles par tous, un jeu comme Civilization VI se montre déjà un peu plus inutilisable pour la majorité des gens que l’on mettrait devant. Les paramètres à prendre en compte sont infiniment plus nombreux, et les réponses possibles le sont tout autant.

De plus, ces règles, dans le temps, créent des conventions, des conventions propres au jeu vidéo, c’est-à-dire des règles suffisamment fortes et fondatrices que pour qu’on les retrouve dans de nombreuses productions au fil du temps, comme la caméra 3D en vue à la 3ème personne par exemple, qui existe depuis Super Mario 64 jusqu’à The Last Guardian. Or, ce principe de conventions amène à ce que les designers de nouveaux jeux vidéo partent généralement du principe que le public connaîtra ces anciennes conventions, et ils baseront alors leur design dessus. Sauf que ce n’est pas le cas. Tout le monde n’est pas au fait des dernières conventions vidéoludiques du moment et ne suit pas nécessairement leur évolution dans le temps. Ainsi, si les créateurs d’Assassin’s Creed ont par exemple conçu leur jeu sur la base des conventions que sont celles du déplacement d’un personnage dans un univers en 3 dimensions comme de conventions adoptées et connues par tous, il n’y a alors qu’à regarder Marion Cotillard essayer de jouer au dernier opus de la série – ceci lors de son invitation dans l’émission Quotidien pour la promotion du film adapté du jeu – sans parvenir à se repérer et se déplacer correctement dans l’espace pour se rendre compte que ce sont des règles très complexes et des conventions qui ne sont pas acquises par la majorité des gens. Cet extrait vidéo nous permet donc assez aisément de déduire qu’un jeu en 3 dimensions n’est pas un jeu auquel tout le monde peut jouer, loin de là.

Et ça me semble important à rappeler, notamment à des joueurs confirmés. Parce que ces derniers, que vous êtes probablement de la même manière que je le suis, sont habitués à appréhender ce genre de conventions. Sans faire attention, il est assez aisé de s’enfermer dans notre propre petite bulle où tout est facile à utiliser en croyant que c’est le cas pour tout le monde. Mais prenez un proche qui ne joue pas aux jeux vidéo et mettez-le derrière le dernier Uncharted – que les joueurs confirmés ont tendance à huer pour sa trop grande facilité – et vous allez être surpris.

Or, cette réalité que je vous décris ici, c’est un véritable problème qu’a traversé pendant longtemps le jeu vidéo et que décrit très bien le chercheur Jesper Juul dans son livre A Casual Revolution. Parce que, si à ses tout débuts le jeu vidéo se constituait d’expériences aux contrôles simples, éminemment utilisables par tous, et là je pense aux débuts de l’arcade par exemple, il s’est très vite, au fil du temps, énormément complexifié. L’arrivée du support optique pour les consoles de salon a par exemple participé à la démocratisation de la 3D dans la fin des années 90 alors qu’elle est, nous l’avons vu, très complexe à gérer. Tandis qu’observer l’évolution des manettes dans le temps permet de saisir visuellement la complexification de l’utilisation des jeux vidéo. Et c’est ainsi que le média jeu vidéo s’est au fur et à mesure coupé d’une partie des joueurs, devenant de plus en plus un média de niche. Si la niche a bien su se développer, amenant au relatif succès de cette industrie, c’était aussi au détriment de ceux ayant lâché le train en route ou de ceux voulant le prendre pour la première fois et se retrouvant bloqués par les différentes conventions établies qui étaient inutilisables pour eux.

C’est alors qu’est intervenu ce que Juul nomme la « révolution casual », c’est-à-dire le moment où le jeu vidéo, face notamment à des coûts de production en hausse, s’est radicalement réorienté vers un public plus large en laissant tomber ses anciennes conventions pour en créer de nouvelles, plus utilisables pour une majorité de gens. Et ce sont les jeux découlant de cette période nouvelle que l’on nomme les jeux casuals ; un terme qui regroupe tellement de définitions possibles que j’ai pris la décision de tenter humblement de vous permettre de mieux le comprendre tout au long de la lecture de ce texte. Et l’élément central de cette révolution, c’est l’arrivée en 2006 de la Wii et de ses plus de 100 millions d’unités vendues – contre 13 millions pour la Wii U à titre de comparaison et la démocratisation du tactile, du jeu mobile et du jeu en ligne sur navigateur. Ces nouveautés ont ainsi profondément remodelé le comportement des gens face au jeu vidéo. Si l’on regarde les chiffres recueillis par le NPD par exemple, entre 2007 et 2008, le nombre d’américains déclarant jouer aux jeux vidéo est passé de 64% à 72%, une évolution de huit points qui témoigne d’une vrai progression du jeu dans les pratiques sociales.3

Et les raisons de cette percée du média sont multiples mais partent toutes d’une même idée : la principale barrière qui peut se dresser entre un joueur et un jeu, ce n’est pas la technologie informatique mais le design. Et quand cela a été compris, les innovations furent drastiques. L’avènement des jeux jouables sur navigateur internet via des sites simples comme Absoluflash et ne nécessitant que très peu de connaissances des conventions du jeu vidéo par exemple ont su parmi les premiers incarner une porte d’entrée massive à beaucoup de gens assez peu joueurs de jeux vidéo de base parce que leur game-design était adapté à une cible de joueurs moins experts, laissés pour compte par une majorité de jeux grand public jusque là.

Mais Juul parle aussi de l’importance du rôle de la Wii dans cette démocratisation nouvelle du jeu vidéo. Une Wii qui fut décrite par Nintendo dans un moment historique pour le jeu vidéo : la Game Developer Conference de 2005, dans laquelle le constructeur japonais prit le contre-pied total de ses deux concurrents Sony et Microsoft. Ces derniers avaient en effet centré leur présentation autour de l’arrivée de la sacro-sainte HD dans le jeu vidéo, vantant les mérites d’une résolution jamais vu jusque là et de textures ultra détaillées promises sur Xbox 360 et PS3. A contrario, Nintendo furent alors les seuls, avec la Wii, à proposer une console qui ne disposerait pas de la haute définition. La résolution promise se contenterait d’une SD toute banale là où les idées neuves tourneraient autour de nouvelles interfaces et de nouveaux designs de jeu vidéo. Et vous savez quoi ? Aujourd’hui, la console la plus vendue des trois, c’est la Wii. Preuve s’il en fallait une que l’époque des consoles qui se vendent sur leur puissance technologique était désormais révolue.

 

Mais alors, comment a-t-elle fait, la Wii, et par extension tout ce qui l’a suivi ? Comment est-elle arrivée à ce tour de force ? Comment a-t-elle appliqué cette maxime précédemment citée : la principale barrière qui peut se dresser entre un joueur et un jeu, ce n’est pas la technologie informatique mais le design. Et bien c’est très simple. C’est une console qui est parvenue, en réinventant son interface, c’est-à-dire en transformant profondément les outils permettant à un joueur d’interagir avec son jeu, donc les contrôleurs, l’interface utilisateur à l’écran, etc, … à rendre le jeu vidéo infiniment plus utilisable pour la majorité des gens. Et ce grâce à plusieurs éléments :

Tout d’abord, elle a déplacé le centre de l’action de quand on joue à un jeu vidéo de l’espace 3D du jeu à l’espace du joueur. Pour faire simple, quand vous jouez à un jeu vidéo, vous pouvez séparer l’espace en 3 parties. L’espace 3D du jeu, l’espace 2D de l’écran et l’espace du joueur. Si la majorité des jeux triple A se focalisent sur l’espace 3D du jeu, en y concentrant le centre de l’action, délaissant ainsi l’espace du joueur dans lequel l’activité se résume à être assis et à triturer les boutons d’une manette, Nintendo a fait basculer l’équilibre de l’autre côté avec le motion gaming. Tout à coup, l’action se concentrait bien plus dans l’espace du joueur, un espace réinventé dans lequel ce dernier s’agitait dans tous les sens, interagissait physiquement avec sa manette comme si la machine devenait un réel prolongement du corps, que ce soit en bougeant avec Just Dance ou en triturant sa guitare en plastique sur Guitar Hero ; ou avec les autres joueurs directement, en se poussant pour déstabiliser son adversaire lors d’un combat de boxe sur Wii Sport par exemple.

Et la réalité de ce basculement, on peut même aller l’observer sur YouTube. Parce que généralement, faire une vidéo sur un jeu Wii résulte en une mise en scène de deux espaces : celui, comme d’habitude du jeu, mais aussi celui du joueur, filmé avec une caméra et dont l’image sera incrustée dans un coin du cadre avec celle du jeu. On comprend bien ici ce que l’innovation de Nintendo apporte car la présence quasiment obligatoire de cet autre point de vue pour permettre à l’audience de saisir pleinement le jeu traité est l’illustration directe du fait que l’espace physique du joueur devient une extension de l’espace 3D du jeu et se rend alors indissociable à son expérience. Et cet élément de design, en plus d’être neuf, il rend les jeux bien plus utilisables pour une majorité de personnes. Parce qu’il est bien plus aisé pour un joueur occasionnel d’appréhender son propre espace physique et son corps pour jouer que celui d’un personnage modélisé dans un environnement en 3 dimensions à l’aide d’une manette munie de 14 boutons et deux joysticks. Ça paraît évident.

Mais la deuxième raison du succès de la Wii est aussi à chercher chez les game-designers employés par Nintendo. Ces derniers ont en effet su innover en matière de game-design en créant des titres utilisant les spécificités des nouvelles interfaces de motion gaming offertes par la Wii. Parce que, oui, créer des jeux pour tous, des jeux plus simples et plus utilisables, des jeux casuals, cela ne signifie pas pour autant arrêter d’innover et de réinventer le média, malgré ce que certains voudraient nous faire croire. Cela ne veut pas dire rester ancré dans de vieilles conventions de design dérivées de l’arcade et aisément compréhensibles. Et pour preuve, comme le décrit Jesper Juul, avec la Wii, les game-designers ont su innover tout en fabriquant des jeux très utilisables. Comment ? Et bien en créant de nouvelles conventions ludiques, mais cette fois-ci en se basant sur l’importation d’autres conventions issues d’activités culturelles très connues, comme jouer au tennis ou à la guitare par exemple, et en retranscrivant ses conventions dans un jeu vidéo, avec Wii Sport ou Guitar Hero. Ainsi, avec ces jeux dits à interface mimétique, se basant sur des règles déjà très familières pour le joueur car faisant parti de sa culture, leurs créateurs ont su renouveler le média jeu vidéo tout en parvenant à le rendre plus utilisable pour la majorité des gens.

Troisièmement, la Wii, et par extension une immense part du jeu mobile, du jeu sur navigateur et plus globalement des jeux casuals, ont eux aussi réussis là où les jeux dits hardcore ont échoué : être flexibles à différents usages pour s’inscrire dans des pratiques sociales variées. Et pour comprendre cela, il faut comprendre ce que ça implique, le fait de « consommer » un jeu vidéo. Consommer un jeu vidéo, c’est une activité similaire à celle d’aller voir un film au cinéma ou d’aller assister à un concert de musique. Cela prend du temps et s’insère plus globalement dans la vie des gens. Le jeu vidéo est donc une pratique, et le fait de jouer s’inscrit dans un contexte social : la vie du joueur. Ainsi, si quelqu’un peut très bien vivre dans un contexte lui allouant une grande quantité de temps, mettons une personne en disposant suffisamment que pour qu’elle puisse s’investir dans un jeu comme Skyrim par exemple, qui prend des heures d’investissement, qui demande de se poser devant sa machine, de pénétrer son univers pour en comprendre les enjeux narratifs, ludiques et esthétiques, alors pour un autre joueur Skyrim ne sera pas à sa portée car il n’aura pas ce temps là à investir ; que ce soit parce que c’est un exploité du système capitaliste à la vie surchargée croulant sous les responsabilités ou une mère célibataire qui doit s’occuper de deux enfants et doit cumuler deux boulots pour s’en sortir (je t’aime maman). Tant qu’on y est, on peut rappeler que le jeu vidéo c’est aussi un objet qui peut occuper le téléviseur, et dans une famille nombreuse il peut être difficile de monopoliser cet objet au centre du salon. Ou même encore rappelons que le jeu vidéo est une pratique qui coûte cher d’un point de vue économique, entre les jeux, les consoles pour y jouer, etc … ou d’un point de vue écologique, avec des machines remplies de composants rares assemblés dans des usines aux empreintes carbones désastreuses, etc … comme le développe très bien Esteban Grine dans un texte publié ici même. Et, comme évoqué précédemment, où même le handicap peut-être un vrai problème, face auquel de nombreux designers redoublent d’ingéniosité pour rendre leurs jeux accessibles aux personnes qui en souffrent. Certains titres semblent ainsi particulièrement intéressants pour les aveugles et mal-voyants, tel Papa Sangre II, dont l’ingénieux procédé technique, décortiqué par Kago dans sa vidéo sur le jeu4, permet de développer une expérience ne nécessitant pas – ou très peu – l’utilisation de la vue pour être parcourue. Certains mini-jeux de 1-2 Switch sont aussi dans cette même veine. Et on ne peut qu’espérer que ces problématiques seront de plus en plus prises en compte avec le temps. Mais pour faire bref, plein de contextes sociaux et d’externalités différentes peuvent donc venir faire pression sur la pratique du jeu et freiner sa potentielle universalité.

On peut alors établir que l’utilisabilité d’un jeu est aussi déterminée par sa capacité à être flexibles face à ces contextes sociaux. C’est en tout cas l’analyse qu’en fait Jesper Juul dans son livre : un jeu casual est un jeu qui doit être flexible pour différents usages, dans le sens où il permet différents niveaux d’investissements, où il permet que ses parties puissent être interrompues facilement sans que cela n’implique de perdre toute sa progression, et où il ne demande pas nécessairement de réorganiser son emploi du temps pour être parcouru. Nous avons déjà vu que Skyrim correspondait alors assez peu à cela. Mais, par exemple, Juul explique le succès de GTA au fait que c’est justement un jeu très flexible : il convient à un contexte social dans lequel le joueur peut accorder beaucoup d’attention au jeu, en suivant attentivement la quête principale, les cut-scenes, etc … , là où il convient aussi à une utilisation plus sporadique et moins attentive en permettant au joueur de simplement se promener dans son immense bac à sable aux multiples possibilités et de s’arrêter dès que les pâtes sont cuites sans se soucier des conséquences. GTA est donc un jeu qui s’offre à une pratique hardcore du jeu vidéo, mais aussi à une pratique plus casual de ce dernier, expliquant ainsi en partie son immense succès : c’est un jeu relativement utilisable par beaucoup de profils variés. Et si vous piochez dans les jeux mobiles, vous pouvez trouver par mal d’exemples similaires.

De plus, puisqu’on parle de contexte social, il convient de noter que pendant longtemps, le jeu vidéo est demeuré une pratique perçue comme très solitaire pour l’opinion, contrairement à un jeu de société comme le Monopoly, par exemple. Or les jeux à interface mimétique, en déplaçant les actions de jeu dans l’espace du joueur comme nous l’avons déjà observé, ont aussi permis d’encourager le jeu vidéo à se pratiquer dans un contexte plus sociabilisant. Déjà parce que lorsqu’on joue à des jeux en motion gaming, on peut observer que les mouvements que ces derniers imposent rendent d’eux mêmes l’action de jouer plus rigolote à regarder pour ceux qui ne jouent pas. Mais en plus, pour beaucoup de ces jeux, l’expérience ludique ne se limite plus seulement au jeu en lui même, mais s’étend aussi à ce que le joueur ajoute au jeu, par exemple en jouant à plusieurs à Wii Tennis ou à Rock Band. Ce sont des jeux qui, joués seuls, perdent en intérêt, mais qui parviennent à plusieurs à prendre du sens dans les interactions pré-existantes entre les joueurs. C’est comme cela que le décrit David Amor, développeur sur le quizz game Buzz! sur Playstation 2 :

« Cela a toujours été la clef de Buzz!, ce que l’on appelle les interactions off-screen. Parce que la chance que mon jeu vidéo amuse plus le joueur et le fasse plus rire que ses amis assis à côté de lui est proche de 0. Je ne vais pas en être capable car je ne suis pas là, je ne suis qu’un simple ordinateur programmé pour réagir à un ensemble de statistiques. Tout est alors centré sur « Comment tu connais la réponse sur Van Halen ? Je ne savais pas que tu étais un fan de Van Halen ? Ah, c’était dans ta période cheveux longs à 16 ans, ah je m’en souviens, c’était pas terrible, tu sortais beaucoup avec lui et lui, etc … ». Et je ne peux même pas espérer répliquer cela, mais les gens sur votre sofa le pourront probablement. C’est l’idée, d’essayer de faire émerger ce genre de choses. »5

En fait, c’est ce qu’on pourrait appeler du social game design, et cela revient à ne pas se concentrer sur la création du système de jeu le plus profond possible, mais plutôt de s’assurer que le jeu en lui même parvient à créer des interactions sociales intéressantes entres les joueurs, c’est-à-dire à créer du jeu au-delà de ses propres limites initialement prévues et écrites par les designers ; ce qu’on appelle communément du métagame. Et ainsi, ce sont des jeux qui parviennent à être plus souples à des contextes où l’on est nombreux autour du téléviseur.

 

 

Voilà ! Bon, ça fait déjà un moment qu’on est ensemble là. Et je pense vous avoir donné pas mal de clefs pour répondre vous même en partie à la question posée au début de ce texte. Et il est évident que je n’ai pu traiter ici qu’une petite partie de ce qui fait l’utilisabilité d’un jeu vidéo. Je ne peux pas tout aborder en si peu de temps. Malheureusement.

Ce qu’il est donc, je pense, important de retenir, c’est que lorsque je demande comme ici si tout le monde peut jouer aux jeux vidéo, je ne me demande pas : y a-t-il un jeu vidéo unique auquel tout le monde peut jouer et que tout le monde peut comprendre ? Non, parce que la réponse n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Si, par exemple, à première vue, Inside semblait incarner cela, c’est oublier que c’est un jeu assez peu interruptible, qu’il faut terminer d’une traite pour bien le saisir et qui demande beaucoup d’investissement pour être interprété en plus d’avoir un univers à l’esthétique assez clivante à 1ère vue ; les jeux casuals arborant généralement quelque chose de plus positif. Donc non, je ne cherche pas à trouver LE jeu utilisable par tous. Ça ne m’intéresse pas et il serait probablement assez insipide de toute façon.

Ce que je souhaite plutôt ici, c’est explorer les limites de la pratique et de la diffusion du jeu vidéo et tenter de savoir si c’est un média capable d’adopter une forme aussi universelle que le cinéma ou la musique. Je me questionne sur les frontières de sa diffusion et de sa capacité à toucher les gens. Et la raison de cela est assez simple : j’aime profondément le jeu vidéo et j’ai envie de croire en sa capacité à émouvoir et à parler à tout le monde comme il le fait avec moi. Je veux mieux le connaître, mieux le comprendre, lui et ses frontières pour saisir jusqu’où il peut aller. Et j’espère simplement que par la lecture de ce texte, vous obtiendrez des clefs solides pour développer votre propre réflexion sur le média pour que vous le fassiez grandir aussi de votre côté.

 

Pour conclure.

Ce qu’il faut retenir, je crois, c’est que ces interrogations sont encore jeunes et passionnantes, et que les réponses construites autour de ces interrogations sont toutes autant jeunes et passionnantes. Ainsi, si Jesper Juul place la révolution casual entre 2006 et 2007, il y a à peine 10 ans, c’est parce que dans la courte histoire du jeu vidéo, c’est à ce moment là que l’on a pu observer selon lui l’avènement des jeux casuals comme une réinvention culturelle de ce que peut être un jeu vidéo et un joueur de jeu vidéo. C’est il y a 10 ans à peine que l’on a rencontré ce moment où la simplicité des premiers jeux a su être retrouvée et où l’on a réalisé que tout le monde pouvait jouer à un jeu vidéo. C’est à ce moment que le jeu vidéo, à défaut de devenir cool, a su devenir normal, devenir une pratique courante et majoritaire. Par exemple, dès 2008, 97 % des 12-17 ans aux Etats-Unis déclaraient jouer à au moins une forme de jeu vidéo.6 C’est donc bien qu’en réinventant la façon qu’avaient les joueurs d’interagir avec leurs jeux, les designers de jeux casuals ont permis de construire un monde où, peut-être, dans le futur, tout le monde jouera au jeu vidéo. Et c’est quand même vachement enthousiasmant.

Parce que ces game-designers, par leur volonté d’ouvrir le jeu vidéo, ils ont probablement participé à ce futur dans lequel le jeu vidéo sera meilleur qu’il ne l’est aujourd’hui et qu’il ne l’a été hier. Car je crois sincèrement que le jeu casual est un jeu qui apporte du mieux à ce média. Vraiment. Parce que faire des jeux casuals, ce n’est pas faire des jeux faciles, loin de là. Dans un jeu on a besoin d’avoir un sentiment de progression parce que le plaisir de s’améliorer est au cœur du processus ludique. Donc plus que d’être des jeux simples, en vérité, je crois que les jeux casuals sont des jeux qui recherchent la façon la plus inclusive d’être dur, d’éduquer son joueur, en obtenant la courbe de difficulté parfaite et en cherchant à créer les meilleurs tutoriels possibles.

Et je crois que ce choix de l’utilisabilité la plus large possible est un choix éminemment plus politique qu’il n’y paraît. Tenez, regardez comment en parle Toru Osawa, le Script Director d’Ocarina of Time :

« Je regardais mon enfant jouer à un jeu vidéo à la maison et j’avais l’impression que le jeu se jouait de lui même. Ça semblait très linéaire, et quand j’ai demandé « est-ce que c’est amusant ? », la réponse était « Ouais ».

Je me suis demandé si, dans les jeux vidéo aussi, les joueurs voulaient passer du début à la fin sans agir par eux-mêmes, simplement en appuyant sur les boutons et en recevant un flot d’information comme s’ils regardaient la télévision ou un film. Cela m’a fait réfléchir. Explorer le monde par eux-mêmes, apprendre les contrôles, chercher la manière de tourner les pages, cela ne les rend plus heureux désormais. Les guides de jeux sortent en boutique au même moment que les jeux eux-mêmes. Ils abandonnent et s’effondrent rapidement. Ils auraient du avoir des trucs plus rugueux en tant qu’enfants. Cela me donne envie de dire « vous êtes faibles les mecs » plus que vous ne pouvez l’imaginer.

Mais c’est une erreur que nous autres créateurs de dire qu’ils en savent autant qu’ils en ont besoin. Nous devons rendre le jeu le plus agréable possible, pour que les joueurs aient envie de croquer les parties difficiles, de placer des morceaux dans leur bouche aussi naturellement que possible et de les faire mâcher sans le remarquer. Cet assaisonnement, ce dressage, c’est notre responsabilité. Je crois que c’est notre travail »7

Voilà. Et c’est ce que je crois. Je crois que la création de jeu vidéo ne doit pas se laisser dominer par ces espèces d’instincts élitistes qui peuvent surgir en nous, joueurs confirmés, aux premiers abords. C’est un médium qui doit s’ouvrir aux autres. Et je me laisse fortement à penser que faire du jeu casual, c’est aussi s’évertuer à faire du jeu vidéo plus inclusif, plus ouvert et inventif. Car il est bien plus complexe de mettre au point un design riche et profond utilisable par un maximum de personnes qu’un design riche et profond dont la pratique serait réservée à une toute petite élite de fanatiques prête à consacrer des heures à la prise en main et à la compréhension de l’objet. Je dirai même que c’est peut-être politiquement plus intéressant de tenter de creuser ce chemin là. Et alors qu’on voit partout surgir des mouvements masculinistes et xénophobes qui veulent « maintenir la politique hors du jeu vidéo », je crois que c’était ce que je voulais faire avec ce texte : vous offrir une relecture du jeu vidéo casual. ■

Tom V., 2017.

 


1 BUCKTIN Christopher, « Charlie Chaplin seduced me when I was just 15 and made revolting sexual demands », Mirror.co.uk, 2 avril 2015

2 Quote Investigator, They’re Cheering Us Both, You Because Nobody Understands You, and Me Because Everybody Understands Me, 11 mai 2013

3 BOYER Brandon, NPD: 72% Of U.S. Plays Games, Only 2-3% Own Multiple Consoles, Gamasutra, 2 avril 2008

4 HYPERBROTHER Kago, Her Story / Papa Sangre II –

 

5 JUUL Jesper, A Casual Revolution – Reinventing Video Games and their Players, p. 121, The MIT Press, 2010 ; traduction personnelle

6 VITAK Jessica, EVANS Chris, MACGILL Alexandra, MIDDAUGH Ellen, KAHNE Joseph, LENHART Amanda, Teens, Video Games and Civics, Pew Research Center, 16 septembre 2008

7 GlitterBerri, The Burning Thoughts of the Staff (Part 2), 24 mai 2010 ; traduction personnelle

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